Malville

La littérature entretient avec le réel un rapport ambigu. Par temps de crise, sentant sous nos pieds le sol qui tremble, devant la lacération, la fragmentation, deux choix s’offrent à nous : continuer la petite entreprise littéraire, ou  interroger, inquiéter le réel, le pulvériser. Cette semaine, nous avons invité autrices et auteurs à faire ce second choix.

En 2036, Samuel Vidouble, confiné dans sa cave après un accident nucléaire à la centrale de Malville, revisite son enfance des années 1980. Sur les bords du Rhône, le jeune Samuel grandit dans l’aura de Tom, le garçon sauvage, et d’Astrid, l’adolescente révoltée, tandis que plane la double menace de l’extrême droite et du feu nucléaire. Entre roman d’apprentissage et dystopie, Malville texte explosif d’Emmanuel Ruben explore cette France périurbaine d’hier et de demain, ainsi, que les conséquences physiques et environnementales désastreuses de nos « choix » énergétiques.

La fin du monde d’avant, symbolisé par la chute du Mur et le grand virage de la mondialisation, avait ravivé les peurs ancestrales. Les années 90 voyaient grimper cette haine qui rimerait bientôt dans les manifs avec FN. Ici comme partout en France, la peste nucléaire avait été précédée par un autre fléau : la très vieille peste brune, qui revenait à chaque crise et contaminait la région par nappes, gangrenant les esprits de ville en ville, de village en village, de hameau en hameau. À chaque élection municipale, cantonale, législative ou présidentielle, les progrès du FN se faisaient sentir dans cette vallée mi-rurale, mi-industrielle, parmi ces Français des ronds-points qui se vivaient relégués loin des métropoles et des central business districts où se décidait l’avenir radieux du capitalisme.

Je l’ai déjà dit, nous vivions alors au rythme des élections locales et des accidents de la centrale. Les deux périls qui guettaient notre santé mentale – et notre santé tout court – étaient le nucléaire et le Front national.

Oui, c’étaient là les deux flammes tricolores qui menaçaient notre vie de tous les jours. Or les élections présidentielles de 1995 approchaient. Je n’avais pas encore l’âge de voter mais je me pas- sionnais pour ces élections qui rendaient hystérique toute la nation. Pendant quelques mois, je délaissai la vie politique zyntarienne pour m’intéresser à la vie politique française. Édouard Balladur était donné partout gagnant. Même ma mère avait de la sympathie pour lui, le Levantin, depuis qu’elle avait appris la défection de Jacques Delors, son héros européen. Les médias et les sondages avaient fait du Premier ministre sortant le candidat favori des Français. Mon cégétiste de père, par habitude, voterait pour les cocos, dont le programme demeurait farouchement pronucléaire. Ma mère – qui adulait Mitterrand et refusait d’écouter les révélations sur son passé vichyste – voterait pour le PS et pour son ancien ministre, Lionel Jospin.

Mais dans notre canton laboratoire de la France, le candidat favori s’appelait Jean-Marie Le Pen. Et ce fut lui le grand gagnant des élections. À l’issue du premier tour, le 23 avril 1995, comme dans une anticipation de la catastrophe nationale de 2002, Le FN arriva en tête dans onze communes du canton sur vingt-quatre, avec des scores toujours supérieurs à 20 %, confortant partout ses résultats précédents. Il atteignait parfois 34 % alors que Jacques Chirac, battu partout par Balladur, oscillait entre 10 et 16 %.

À la maison, c’était le mélodrame. Ce soir-là, ma mère s’était effondrée en pleurs, devant la télé, en apprenant les résultats locaux : certes, son favori, Lionel Jospin, était en tête sur le plan national, mais pas dans le canton, ni dans l’arrondissement. Le lendemain, en lisant le journal, sa tristesse s’était muée en colère. Indignée, elle brandissait le Daubé – comme on surnommait le Dauphiné libéré – devant mon pauvre père qui n’aurait jamais voté pour un détracteur du nucléaire :

– Tu vois, si tu avais voté Jospin, il ne serait peut-être pas en tête !

Il, c’était bien sûr Jean-Marie Le Pen, l’homme à l’œil de verre. Il était devenu la bête noire de la famille, surtout depuis qu’il avait déclaré que la Shoah était un détail de l’histoire – enfant, je savais que ce détail prenait beaucoup de place dans la mythologie familiale : les cassettes VHS de Shoah, le film de Claude Lanzmann, numérotées de 1 à 7, s’empilaient sur la dernière étagère, dans la grande armoire du salon, à côté de celles d’Histoire d’O, et je savais que les unes comme les autres appartenaient à une sorte d’enfer qui devait rester hors de notre portée.

Cela dit, il ne manquait pas que la voix paternelle pour que Jospin fût en tête. Depuis qu’il avait exprimé ses doutes quant à l’avenir de la filière nucléaire, le futur Premier ministre n’était pas très populaire dans le canton. Il le deviendrait de moins en moins.

Avant même celui de 2002, le premier tour des élections présidentielles agit sur mon esprit tel un électrochoc. Le 23 avril 1995, après six ans d’exil sur un archipel de papier, je me réveillais dans le pays réel : un canton de fachos, comme l’exprima ma mère. Elle menaça mon père d’un premier ultimatum : c’était à cause de sa satanée centrale que nous étions condamnés à vivre dans ce canton de fachos ; un jour, qu’il le veuille ou non, elle foutrait le camp de cette putain de cité qui l’étouffait.

Jacques Chirac venait de gagner les élections présidentielles en jouant la carte de la fracture sociale ; je vivais dans la peur de la fracture familiale. Mon père s’enfonçait dans la crise de la quarantaine. Mes parents étaient au bord du divorce. Leurs disputes étaient plus fréquentes, plus violentes, à propos de tout et de rien : une question politique, un plat trop salé, une émission bidon, un film raté, un vêtement trop grand ou mal coupé. Lorsque nous allions en ville, comme nous disions pour parler de Lyon, j’avais toujours peur d’un coup d’éclat, et j’avais souvent honte de les voir se chamailler en public, devant une vendeuse mal à l’aise ou une serveuse embarrassée qui croiserait mon regard d’un air compatissant en essuyant les miettes qu’ils avaient oubliées sur la table en se levant précipitamment. Ma mère avait l’art d’accabler mon père de reproches continuels ; mon père avait l’art de laisser s’envenimer une situation qu’il aurait pu facilement maîtriser avec un peu de douceur et d’empathie. Elle l’accusait souvent d’être inculte, insensible, négligent, ou de manquer d’attention à son égard. Il encaissait les coups en feignant l’indifférence mais je voyais bien qu’il râlait sous sa moustache, qu’il plissait la lèvre, fronçait les sourcils et nous fuyait du regard. Je savais qu’il bouillonnait de rage intérieure, et qu’il ne tarderait pas à se rebiffer.

  • Ce texte est issu du roman Malville d’Emmanuel Ruben à paraître le 21 août 2024 aux éditions Stock.

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