À l’heure où la tendance est aux questionnements mémoriels, Oublier Camus invite à reconsidérer l’image de l’un des auteurs phares de la littérature française. Loin des réactions affectées que l’on observait çà et là, lors de la sortie de l’ouvrage, l’essai d’Olivier Gloag (professeur associé à l’université de Caroline du Nord) mérite que l’on s’attarde un moment sur les principaux arguments mobilisés.
Il est primordial de commencer par dire que l’ouvrage s’attaque moins à Camus lui-même qu’aux réceptions dont il continue de faire l’objet aujourd’hui. Au-delà du titre provocateur, le propos vise à aborder, à travers cinq chapitres, des thématiques politiques fondamentales pour le débat public – telles que le colonialisme, le féminisme, ou encore le rapport à la peine de mort –, et à contester les lectures selon lesquelles Albert Camus aurait été le parangon de ces luttes.
Olivier Gloag fait preuve d’un esprit nuancé, et dépeint les contradictions de Camus
Camus, pour un « colonialisme à visage humain »
D’emblée, dans un chapitre consacré à la question coloniale, « Pour un colonialisme à visage humain », Olivier Gloag fait preuve d’un esprit nuancé, et dépeint les contradictions d’un Camus qui veut faire le lien entre un « humanisme républicain et le colonialisme ». Il met ainsi en lumière des prises de position déjà connues : son refus de voir les colonisés user de la violence pour obtenir leur indépendance, notamment. L’attention de Camus se porte également sur l’Indochine, et Diên Biên Phu, qu’il semble comparer à la débâcle de 1940, en mentionnant un « sentiment partagé de honte et de fureur ». En outre, le corpus de sources mobilisées, et sa diversité (Carnets de Camus, déclarations de figures publiques comme Henri Alleg ou Sénac), rendent le propos plutôt convaincant et permettent de contester la représentation d’un Camus anticolonialiste.
L’ambiguïté camusienne sur la peine de mort
Il en va de même pour l’abolitionnisme. Si Camus se déclare opposé à la peine de mort dans ses Réflexions sur la guillotine (1957), Olivier Gloag illustre l’ambiguïté de cette position – cristallisée lors du procès Brasillach (1945) – en recourant à la fois aux déclarations de Camus lui-même, mais aussi aux témoignages de Gisèle Halimi, ou encore à l’ouvrage d’Eve Morisi, Camus contre la peine de mort (2011), dont Badinter a par ailleurs rédigé la préface. Dans chacun de ces cas, l’auteur s’ingénie à soulever la complexité des thèses camusiennes, retrace l’évolution de ces positions en fonction du contexte politico-social, et s’attaque à des représentations fantasmées, véhiculées par de nombreux intellectuels : Michel Onfray est ici directement ciblé.
Quelques réserves méthodologiques : abandonner la vieille histoire des idées pour s’intéresser à la construction d’autorités dans le débat politique
Cependant, s’il soulève des problématiques majeures pour le débat contemporain, on peut regretter qu’Olivier Gloag ne mobilise qu’épisodiquement les cercles de sociabilité camusiens, et accorde une place trop importante aux textes, aux correspondances, et aux sources journalistiques, dans une démarche trop classique d’histoire des idées. Ce faisant, il prend le risque de tomber dans certains biais de lecture, parfois influencés par la matrice sartrienne, et certaines analyses peuvent dès lors apparaître arbitraires.
C’est particulièrement le cas dans le second chapitre, « Représentations coloniales ». Olivier Gloag y soutient la lecture d’un « déni de l’Arabe en tant qu’être humain » dans L’Étranger, et affirme que l’absence d’Algérien dans le roman atteste cet accord tacite pour une « évidence indubitable », selon la lecture de Sartre : il s’agirait donc de gommer l’Arabe. Or, il semble difficile, voire impossible, de déduire les intentions de Camus à travers ce parti pris littéraire. Nombre de romans dépeignent des réalités sociales, dans une apparence de neutralité, sans que l’auteur valide pour autant la réalité décrite. Ici, le procédé employé par Olivier Gloag apparaît excessif, et la méthode pour le moins fragile.
Enfin, et il s’agit sans doute de la critique la plus importante, la réception et la construction du mythe Camus auraient pu être davantage étudiées. L’auteur ne pose malheureusement pas le problème des usages et des intérêts poursuivis par celles et ceux qui arborent la référence à Camus comme « une icône utile ». Dans le champ politique, par exemple, Olivier Gloag se contente de mentionner l’ouvrage d’Henri Guaino et de Nicolas Sarkozy Camus au panthéon, Discours imaginaire (2013), sans travailler sur les dynamiques que ce type de démarches implique.
Lire Oublier Camus pour questionner les usages politiques des figures littéraires
Provocateur, Oublier Camus a fait l’objet de commentaires parfois motivés par la réaction affective. Laurent Sagalovitsch affirme à ce titre que « L’essai Oublier Camus voudrait faire passer ce dernier pour un affreux misogyne doublé d’un colonialiste féroce » (Slate, 29/09/2023). Il passe ici à côté de l’objet véritable de l’ouvrage : remettre en cause notre mémoire de Camus. Cela, Eugénie Bastié l’a bien compris, mais elle s’oppose à l’idée même d’un débat sur les représentations contemporaines de Camus, en usant d’un sophisme vieux comme le monde, qui vise à décrédibiliser l’ouvrage en s’attaquant directement à son auteur : « Déboulonneur de statues : voilà un métier en tension dont on parle peu. Pourtant, dans les facs anglo-saxonnes, il n’est pas de situation plus enviable. » (Le Figaro, 27/09).
L’ouvrage d’Olivier Gloag, en dépit des réserves qu’on peut lui adresser, a le mérite d’ouvrir un débat politique important.
L’ouvrage d’Olivier Gloag, en dépit des réserves qu’on peut lui adresser, a le mérite d’ouvrir un débat politique important. Il pose en effet la question de la représentation et des usages des grandes figures de l’histoire littéraire française, et pose le droit, pour chacun d’entre nous, de remettre en cause les lieux communs, de critiquer, de proposer de nouveaux modèles pour défendre les causes du féminisme et de l’anticolonialisme. Au terme de l’ouvrage, le lecteur n’est pas invité à oublier Camus, mais à oublier l’image fantasmée et désuète du prix Nobel 1957.
Pour toutes ces raisons, il faut lire Oublier Camus, sans tomber dans le piège de l’affect, mais au contraire, en gardant à l’esprit que les possibles désaccords politiques qui nous opposent à l’auteur de la Peste peuvent nous conduire à repenser les luttes actuelles, et surtout, à remettre en cause les grandes figures d’autorité.
- Oublier Camus, Olivier Gloag, La Fabrique éditions, 2023.
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