En 1968, Danny Lyon révolutionne le photojournalisme avec la parution d’un livre de clichés noir et blanc accompagnés d’entretiens avec les motards du club de Chicago auprès desquels il a vécu pendant quatre ans. L’ouvrage est devenu un classique. Chez Jeff Nichols, les « Outlaws » de Lyon sont appelés les « Vandals ». Ils sillonnent les routes du Midwest dans les années 1960 avant même que la moto de Peter Fonda ne devienne un emblème de liberté dans le fameux Easy Rider de Dennis Hopper.
Dans le sublime portrait Two for the Rogues (visible sur le site du Smithsonian Magazine), Cowboy et Sparkly, deux vieux amis motards posent pour Danny Lyon avec leurs petits blousons de cuir couverts d’écussons et leurs croix de Malte pendues au cou. Les bikers des années 1960 ressemblent aux westerners d’hier. Danny Lyon est fasciné. Ses photographies rendent hommage à une culture bohème qui repose sur un code de conduite strict et une esthétique macabre. Elles ont inspiré Nichols pour brosser à son tour le portrait de loups solitaires dans The Bikeriders. Le visage poupon d’Austin Butler qu’on a rencontré chez Baz Luhrmann en Elvis et qui incarne ici Benny, indique la veine sentimentale d’un film qui dégouline d’amour pour ses personnages. Benny entretient une amitié amoureuse avec Johnny (Tom Hardy), le leader taiseux du gang de motards dans une atmosphère homoérotique. Que l’on ne s’attende pas à une version modernisée de l’hymne à la liberté porté par Easy Rider. Nichols joue la carte du mélo en introduisant le personnage de Kathy, une blondinette qui n’a pas la langue dans sa poche et qui prend place entre les deux pôles masculins. Il est d’ailleurs aussi question d’une certaine Kathy dans la série de portraits que signe Lyon : elle est photographiée dans une salle de bain, clope à la main, esquissant un demi-sourire. Chez Nichols, elle est incarnée par Jodie Comer, britannique jusqu’au bout des ongles et qui imite pourtant à merveille l’accent des milieux populaires de Chicago. Prenant en charge le récit en voix-off lors d’entretiens menés par Mike Faist en alter ego de Danny Lyon, elle monte dans les aigus quand elle fait du sarcasme et mange les mots pour abréger une anecdote. L’actrice possède un charme comique naturel qui insuffle au récit, passablement mièvre, une autodérision plus que bienvenue ainsi qu’une dimension méta cinématographique. C’est le premier déplacement du centre névralgique du récit qui nous éloigne du traditionnel road-movie avec ses vilains garçons, cheveux au vent. L’autre tangente que prend Nichols consiste à situer l’intrigue dans un moment de transition. Les « Vandals » forment un petit groupe au tout début de son existence et composé de fripons pas bien méchants. Si le titre The Bikeriders semble annoncer un film de milieu, il trompe son spectateur : on voit assez peu de bécanes, les moteurs ne vrombissent que par intermittence. On se contentera donc d’imaginer l’aura de Tom Hardy à moto en convoquant le souvenir de son rôle dans Mad Max et de croire au sex-appeal d’Austin Butler en cavalier intrépide.
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Message to the Future
La mythologie de la route est remplacée par le portrait de lions en cage qui semblent enfourcher leurs motos pour faire le tour du pâté de maisons.
Il semblerait que la moto n’ait pas encore remplacé le cheval du cowboy. Les « Vandals » font plutôt peine à voir. Las, ils traînent leur air rabougri par les rues sinistres de la petite ville du Midwest que filme Nichols. On croirait voir les Vitelloni de Fellini. Sorte de grands veaux comme ceux d’une Rimini désertée, Benny, Johnny, Corky, Wahoo et les autres font des plans sur la comète mais passent aussi beaucoup de temps à se laisser vivre. Ainsi, le mythe de l’outlaw est comme dévitalisé : le marginal ne transgresse pas activement les normes sociales qu’il rejetterait pour des raisons politiques, il n’est pas une sorte d’anarchiste de droite dégoûté par le capitalisme tonitruant des années 1960. C’est simplement un pauvre diable qui s’ennuie et à qui un vieux blouson donne une contenance. Film de bande, de camarades, The Bikeriders séduit dans ses nombreuses scènes de groupe où la conversation ne s’interrompt jamais, où la picole et la cigarette viennent obstruer le cadre pour faire disparaître les individus. On se demande alors si ce n’est pas la précision de la reconstitution d’une époque qui confère au film son élégance mélancolique. Aussi lisse que le papier glacé que l’on choisit avec soin pour faire de beaux tirages, The Bikeriders semble rester en surface. Et Nichols tourne autour du vide, fasciné par son objet au point de rester coi. La patine rétro de la pellicule fait songer à un roman-photo, de sorte qu’il faut peut-être interpréter le projet du cinéaste comme une déclaration d’amour à l’œuvre de Danny Lyon qui l’a hanté pendant des années. Ou bien comme un geste de prolongement de son travail dans la forme cinématographique. Le résultat est confondant : The Bikeriders célèbre un monde disparu réduit à des reliques – des coiffures, des écussons – et ne suscite pas un vrai sentiment de nostalgie. La mythologie de la route est remplacée par le portrait de lions en cage qui semblent enfourcher leurs motos pour faire le tour du pâté de maisons. Le discours sur un monde qui meurt se fonde sur la transformation de l’esprit motard au gré de l’engouement qu’il suscite sur tout le territoire auprès d’une jeunesse désœuvrée. Les gangs se multiplient, se trouvent des mots d’ordre et des cris de guerre, faisant basculer l’esprit de camaraderie vers l’apologie d’un mode de vie alternatif qui croit en la justice privée. Le phénomène est bien connu et Nichols n’y fait référence que pour donner des éléments de contexte. L’effet de clôture aurait pu venir du départ inexpliqué de Benny dont Kathy ne s’étonne même pas. Mais Nichols préfère jouer sur l’effet de rengaine : Benny revient pour un énième tour de piste. Et la vie reprend son cours.
- The Bikeriders, un film de Jeff Nichols. Avec Austin Butler, Tom Hardy, Jodie Comer. En salles le 19 juin.
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