Camille Cornu : Éclats de mots et de lumière

Comme son appartement est habité par les plantes, substituts à la présence humaine, la voix narrative est habitée par la figure de l’Autre. Les plantes ont le pouvoir de convertir la lumière du soleil en oxygène et en glucose ; de même, Camille Cornu métamorphose l’expérience queer en une exploration poétique. Entre autofiction et réalisme, Camille Cornu offre, dans son ouvrage Photosynthèses, un véritable plaidoyer pour l’éveil de soi individuel, tout en explorant les questions des identités et des sexualités marginales.

Camille Cornu

Le.a narrateur.rice personne non-binaire, utilise les concepts du féminisme pour structurer son intrigue autour d’une réflexion sur la domination masculine : « la base du patriarcat est d’attendre des femmes qu’elles fournissent des services sexuels gratuits et que si on fait payer on inverse totalement ce rapport de force ». Travailleur.euse du sexe, iel témoigne ainsi des dynamiques sociales à l’œuvre dans ce milieu fortement marqué par l’oppression des femmes par les hommes, les femmes n’étant pas qu’un « sexe » mais des « pions sociaux » qui ont des « rôles à jouer ». 

Les femmes comme des pion(nière)s

Ces rôles à jouer placent les femmes en position de victime face aux hommes et aux violences qui structurent les réalités sociales. La voix narrative elle-même écrit avoir été violé.e à 16 ans par un inconnu en pleine rue. En réponse à l’horreur, le langage se tord, la gorge se bloque et la voix, incapable de sortir, fige la conscience, laissant finalement « quelque chose de bloqué » prisonnier dans le corps du. de la protagoniste. Si « les violeurs ont peur de nos voix », le silence imposé par la sidération et les réponses sociales empêche l’expression du corps et des voix. Comme iel le partage, cela l’a conduit à développer de multiples addictions, premièrement à la cigarette. Le besoin de contrôle s’exprime ensuite par le développement d’un trouble alimentaire boulimique et par le besoin de trouver le corps qui lui convient. Par ces méthodes limitantes, iel s’essouffle à chercher un langage parmi les rouages de l’indicible, à « inventer des mots qui n’existent pas » pour pallier ceux qui lui ont été enlevés.

Identités et sexualités multiples

Comme dans la nature, la diversité identitaire devient une source de richesse et de vitalité.

Le trajet de la voix narrative est marqué par des rencontres qui ont façonné sa construction non-binaire : les autres personnages en sont des piliers fondamentaux, sauf Iris dont l’onomastique révèle un lien avec la photosynthèse et l’importance accordée aux plantes. Cependant, X. et L. demeurent anonymes : les identités se fondent dans une forme de multiplicité, justement parce qu’elles dansent avec l’anonymat et l’anonymat, lui, éclaire la liberté identitaire. Les « amoures » deviennent « politiques » lorsque leurs mains sont tenues « en public ». De fait, l’expression d’une identité ou d’une sexualité plus libres devient un acte revendicatif embrassé par ces personnages en construction. À ce propos, dans le roman, toutes les identités se croisent et s’embrassent « semi-out », « trans », « butch »… Au sein du récit, l’espace se libère pour permettre l’expression multiple des êtres.

À nouveau, une tentative de pallier et de déconstruire les mécanismes destructeurs à l’œuvre, comme ceux de la famille, se manifeste. Le.a protagoniste écrit par exemple « avoir eu peur de dévoiler son identité à sa famille, par peur de les entendre dire “tu es folle” », adjectif qui la mégenrerait et la renverrait à sa douleur initiale d’être né.e dans le mauvais corps – « C’est la voix de l’Inquisiteur qui revient », la voix impératrice d’un système qui n’accepte plus les personnes qui sont à l’extérieur des normes. Pourtant, iel est clair : « je ne joue plus » au jeu des règles hégémoniques. Comme dans la nature, la diversité identitaire devient une source de richesse et de vitalité.

Cependant, il s’agit de bien plus que de vouloir façonner un corps (un torse plat, par exemple)  – c’est une identité qui se construit à travers l’apparence, plus que l’apparence elle-même. L’Autre, qu’est-il d’autre sinon le miroir de nous-mêmes ? Quelle image, tordue ou distordue, peut-il nous renvoyer de nous-mêmes ? 

Le rapport à l’autre, (dé)constructeur du rapport à soi

En fin de compte, Photosynthèses n’est pas seulement un livre, mais une expérience transformative

Les relations interpersonnelles façonnent l’individualité en même temps qu’elles la perturbent (« une partie entière des relations humaines m’échappait »). Des conflits militants à l’impossibilité de trouver une connivence avec l’autre, le roman explore également les limites relatives au contact humain : jusqu’où peut-on fusionner par amour et connivence ? « Les autres, c’est le bruit » ; et, dans ce bruit continu, émerge l’impossibilité, peut-être, de faire entendre une voix individuelle.

Photosynthèses est avant tout l’histoire d’un amour déchu que les pages du livre tentent de reconstituer en déplantant certaines racines pour créer un nouveau terreau. Anonyme, l’amant.e n’est jamais clairement identifié.e, caché.e derrière des pronoms qui font d’iel une figure universelle ; celle de l’aimé.e dont l’absence marque autant qu’elle reconstruit : « mon ventre creuse le manque de toi », écrit-iel. Résolu.e, comme tout être amoureux, à l’état d’attente, le.a protagoniste est guidé.e vers « l’absence » de l’aimé.e qui ne parvient pas à parler le même langage. Effectivement, l’aimant.e est français.e, l’aimé.e est anglais.e, et le langage, par l’indicible, creuse autant que le corps est creusé par le manque.

Finalement, c’est l’impossibilité de la relation qui conclut le récit : « toi face à moi, je vois bien que nos racines nos radicaux et nos suffixes ne s’emboîtent pas » car les « corps sont emmêlés dans des milliers de tiges ». Alors, à nouveau, le.a protagoniste s’enfuit du « langage » et trouve refuge dans le silence des plantes – « elles ne parlent pas ». Au contraire, elles embrassent en silence et offrent, par leur photosynthèse, « une méditation lumineuse » du soi qui, en s’unissant à elles, peut se retrouver.

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En fin de compte, Photosynthèses n’est pas seulement un livre, mais une expérience transformative d’un.e auteur.e en voyage vers un espace de liberté, trouvé dans la culture nordique de l’Autre, plus ouverte aux questions trans et valorisant les minorités marginales. Ce processus de croissance est illuminé par la magie des mots et de la lumière, des plantes et des humains dont les tiges et les corps se croisent continuellement. 

  • Camille Cornu, Photosynthèse, février 2024, éditions Cambourakis.

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