Un homme se remémore une période estivale marquée par une rupture douloureuse. De retour chez lui, il tente de se libérer des souvenirs toxiques et d’arrêter les applications de rencontres. Cependant, l’artifice de la modernité le happe à nouveau, par le biais d’une notification sur son écran. Thibault Djian retranscrit à merveille cette tension entre liberté et besoin de connexion, à son téléphone comme à l’autre.
Tu te souviens de cette première fois comme si c’était hier.
C’était la fin de tes vacances d’été. Une période caniculaire où le soleil brunissait ta peau et criblait tes nuits de réveils en quête d’une fraicheur introuvable.
Quelques semaines avant cette soirée, tu avais rompu avec cet homme qui n’en voulait qu’à ton cul. À chaque appel, il répétait sans cesse « Quand est-ce que tu t’offres ? » Tu en avais eu assez de son insistance, de ce ton sans amour ni sentiment.
Tu es rentré depuis quelques jours de cette semaine au bord de l’océan.
Quand tu es arrivé, l’air enfermé dans ton appartement était chaud, poisseux. Il te rappelait les nuits désastreuses avec cet homme. Celle où il t’a pris alors que tu souffrais d’une douleur viscérale.
Tu veux que cet espace devienne neutre. Tu ne veux plus t’offrir, tu ne veux plus donner le droit à un homme de te détruire. Tu voudrais montrer que tu n’es pas faible.
Tu ranges les affaires que tu dois ranger, et tu mets à laver celles que tu dois laver.
Après ça, tu lis des pages ; tu oublies tous les hommes que tu as rencontrés. Des vautours. Ceux qui t’ont baisé sauvagement pour que tu remplisses tes envies voraces, ceux qui t’ont laissé croire que tu es beau alors que par leur simple regard, tu as compris que tu n’étais qu’un réceptacle de leur semence virile.
Tu décides de ne rien faire d’autre. C’est le principe même des vacances, des congés annuels que tu as pu poser au mois de février. Tu es là et sans envie pour te perturber. Tu es une matrice vide, fantomatique. Ils t’ont dépossédé d’une joie.
Il est 13 h 30 quand tu entends une sonnerie. Tu as oublié de retirer cette stupide application qui te bouffe ton temps, qui vient gêner tes heures débonnaires de lecture.
Une notification apparaît sur ton écran de portable. Tu es agacé, tu t’exaspères toi-même car ton naturel revient au galop. Tu t’empresses de regarder le message. Tu n’y peux rien. Avec des qualités et des défauts, avec tes envies de sexe et tes besoins vitaux. Ta mère te dirait que tu es incorrigible, irrécupérable.
Tu prends le temps d’observer le message, tu attends qu’il soit élogieux, que la personne derrière l’écran t’encense. C’est juste « Salut ». Tu es déçu, et donc pour oublier cette simplicité, tu regardes la photo du profil de l’individu. Et juste ce cliché — tu le reconnais — te renvoie à des mois précédents où tu couchais avec plusieurs hommes, t’abandonnant à des soirées endiablées, fiévreuses et dangereuses avec la consommation de drogues pour que ton corps se libère de toutes les barrières cérébrales imposées.
Sur la photo, l’homme est barbu. Indispensable. Tu veux croquer son cou, apprécier le goût et l’odeur de son sang, ses hormones. Il a les yeux d’un bleu céruléen, il te rappelle les heures à plonger dans la mer Méditerranée ; une eau chaude, transparente, où tu rentrais sans faire attention, sans apprivoiser la température. Il porte une casquette, une veste en jean avec un col molletonné. Il a quarante ans. Son âge ne t’arrête pas. Tu n’aimes pas les garçons qui ont ton âge — 28 ans, et ceux qui sont plus jeunes. Tu les préfères plus âgés car tu défends qu’ils sont plus mûrs, qu’ils vont t’élever, enrichir ta culture. Surtout, ils baisent mieux. Rédhibitoire.
Tu lui as déjà parlé. À chaque fois, c’était fugace mais à chaque fois, c’était intense. Dès qu’il te répondait, tu restais des heures devant ton téléphone, et le soir-même, tu allais baiser avec un autre gars car il n’avait pas lu ton dernier message. Et tu criais dans ton appartement « Connard. Abruti. »
Tu lui réponds d’un salut cordial. Tu ne veux pas montrer ton excitation, ce qui chatouille ton corps. Tu changes ton tempérament, tu es stupide, ridicule. Tu imposes une fausse distance. Tu es comme toutes ces pimbêches qui te donnent la nausée. Tu patientes, c’est interminable, ça te révulse que cet individu barbu puisse se permettre de te faire attendre. C’est lui qui est venu à toi. Sûrement qu’il joue. Ça doit l’amuser de te savoir bouillant, que tu puisses mouiller, hurler intérieurement. Tu détestes ça et pourtant ça te met déjà dans tous tes états. Ton projet de ne plus être soumis à un homme tombe à l’eau.
Il s’ensuit des messages où tu restes de marbre. Tu sais déjà son prénom, son âge, son métier. Sur son profil, il est stipulé qu’il est célibataire, et déjà, stupidement, tu te vois avec une bague au doigt. Tu veux une maison, un chien, des amis autour de la table. Et pourquoi pas un gosse, ça serait le pompon, le bouquet final.
Il t’annonce qu’il va reprendre ses cours, c’est un professeur. Alors tu penses déjà qu’il est altruiste ; tu le penses lumineux, solaire. C’est une boule de feu qui va te brûler la peau, qui va incendier ta rétine. C’est ça que tu veux après tout, jouer avec le feu, approcher le soleil. Il te dit qu’il te parlera juste après, quand les gosses attendent en hurlant dans le couloir. Il te dit « bise », et tu succombes à des mots envoyés sur une application de rencontres.
Tu sais que tu replonges, c’est un maelstrom : c’est déjà la fin des vacances.
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