Justine Bo

Justine Bo : « Être à l’envers de ce que le langage veut produire »

Dans Eve Melville, Cantique, le dernier roman de Justine Bo, l’écrivaine poursuit son exploration des motifs impossibles qui échappent à la mise en récit et appellent une autre langue, propre à la littérature. Après Alphabet, roman qui s’approchait de l’impossible de l’inceste, Eve Melville, Cantique envisage la question du déracinement et du trou qu’il forme dans la mémoire comme dans la parole. Un motif que porte la voix d’une narratrice témoin de la vie d’une femme noire prise dans l’héritage de l’esclavage, et l’expérience de son recouvrement par les récits mémoriels.

Zone Critique : Eve Melville, Cantique n’est pas véritablement un roman du réel, du moins le réel sociologique que les sujets évoqués portent habituellement. Et l’on peut déceler dans ce livre, le prétexte d’une nouvelle traversée de la violence intime, dans l’expérimentation d’une langue étrange et marquée par le chant, la polyphonie, les dissonances — ressources de l’écriture contre lesquelles l’histoire se fracture finalement et offre à ses personnages une nouvelle lumière.

Ce livre suit un drame qui semble précéder le roman : Eve, descendante d’esclaves du sud des Etats-Unis, nous entraîne dans une plaie rouverte par la façade d’une maison voisine entièrement repeinte en noire, sans aucune raison apparente. Peux-tu nous dire ce qui t’a menée vers cet
univers culturel éloigné, en apparence seulement, de tes autres livres
?

Justine Bo : Tout a commencé avec une image. Celle de la maison noire, qui est justement l’image d’une scène, à laquelle j’ai assisté en 2016, du temps où je vivais à Brooklyn. Un jour la maison voisine de la mienne a été repeinte en noir, et dès que je l’ai vue, cette façade sombre a pris une forme littéraire. C’était une image véritablement mythologique, archaïque, fixée dans le présent, dans un effet de contraste pictural évident… L’effet d’une maison noire au milieu des rues uniformes.
Cette image, je l’ai reçue immédiatement comme une forme de malédiction tombée sur le quartier, comme une irruption d’un passé très lointain surgi dans le présent, celui du New York des années 2010, celui de l’idéal de modernité.
C’est à ce moment qu’est revenu le souvenir d’un film documentaire qui a beaucoup compté pour moi : La Maison est noire, documentaire de la poétesse Forough Farrokhzad sur une léproserie en Iran. Et à partir du moment où ce titre a rencontré l’image qui était devant moi, j’ai été projetée dans la possibilité d’écrire.

Très vite après j’ai dû prendre des notes, j’ai longtemps cherché la voix littéraire du texte. Je ne voyais pas par quel chemin passer pour relater toute la puissance de ce choc visuel. Le principal obstacle résidait dans le fait de trouver la voix qui permettrait d’écrire ce livre comme je l’entendais dans ces quelques mots, la maison est noire… Et tant que je n’avais pas trouvé la voix littéraire qui permettait d’accéder à une forme de vérité littéraire, je me heurtais à la question de la vérité du réel, qui n’est pas tout à fait la même chose. Il me fallait transcrire en français une culture qui n’est pas la mienne, où je situe ce livre, et toute la difficulté était de tracer cette voie entre deux langues.

Z.C : Comment s’est envisagée cette voie dans l’écriture ?

J.B : Je parlais de langue, et je crois que justement, dans Eve Melville, Cantique, il est question d’entrechoquement, l’entremêlement de plusieurs langues… C’est quelque chose que j’ai pu expérimenter alors qu’Eve n’était encore qu’un projet : lors de l’écriture d’Alphabet. Et c’est vraiment l’écriture de ce livre qui m’a permis d’envisager véritablement Eve Melville, Cantique. La rencontre dans l’écriture du passé simple et du présent… J’adore écrire au passé simple, et en écrivant Alphabet j’ai ressenti à quel point cette approche était plus intéressante pour moi que la notion d’immédiateté.

Peut-être que ça vient de cette surutilisation du présent, dans les faits journalistiques notamment, ce présent de vérité générale, diffus, indistinct… J’ai l’impression que le passé a une force incisive, un potentiel d’irruption, quand bien même il est censé être le temps du révolu. J’ai l’impression, voilà, qu’il porte un mouvement vers l’avant, comme au bord d’un précipice, en attente… Dans Alphabet, j’ai donc commencé à amorcer une inversion : les souvenirs sont au présent, mais le passé simple est le présent du récit, un temps qui témoigne de quelque chose d’irrésolu, c’est-à-dire qui est toujours en instance. Et c’est quelque chose qui me rappelle ce que Maurice Blanchot écrit à la fin de L’Instant de ma mort : « L’instant de ma mort, toujours en instance ». L’instance… ce que j’ai commencé à amorcer dans Alphabet, ce temps qui se fixait sur quelque chose d’impossible, ce temps de vérité physique, est devenu un principe d’écriture dans Eve Melville, Cantique.

Z.C : Ce temps irrésolu, qui tourne autour d’Eve Melville et de sa généalogie, s’oppose au réel documentaire, linéaire, qu’on convoque généralement pour mettre en récit les violences, les luttes sociales des individus pris dans une histoire écrasante. Les thèmes parcourus dans ce livre semblent donc échappés d’un autre registre de langue, à tel point qu’on est très vite sensible à cette dissonance perceptible entre fond et forme… Envisages-tu l’Histoire, avec un grand H, et son récit commun, comme des poids dont tu souhaites à la fois te défaire et te ré-approprier dans ton travail littéraire ?

J.B : C’est intéressant la question que pose le récit historique. L’histoire, parfois, a un effet d’indifférenciation… Tout dépend à quelle échelle on place l’histoire : est-ce à l’échelle des individus, des héros traversés par l’histoire mais qui lui donneraient un autre relief ? Ou est-ce que ce sont des masses fantomatiques que l’histoire façonne ? Ces modes-là de récit, qui sont toujours en lien avec une histoire qui guide, qui structure, je peux les lire mais bon, je ne les écrirais pas…

C’est le relief de la vie individuelle qui m’intéresse d’abord. Cela tient à la focale utilisée dans le texte : au niveau de détails qui fait que l’histoire existe malgré tout, car elle est là, mais elle peut être dans un tout petit objet… Je pense par exemple au motif de la coquille pendant les repas dominicaux des esclaves de la famille d’Eve, cette coquille qu’ils gardent presque comme un viatique, une preuve muette et certaine de l’histoire. Ça, par exemple, c’est un tout petit détail qui dit l’histoire mais avec une autre puissance. Et je ne sais pas pourquoi ni comment, si c’est un effet d’échelle entre l’infiniment petit et grand, mais en tout cas il y a le mouvement de faire s’engouffrer l’histoire dans un détail, et qui produit quelque chose. Ce qui est produit ici m’intéresse plus que le grand récit à l’imparfait avec une sorte de travelling perpétuel sur des plans de décor.

Z.C : Il me semble que ton travail romanesque se confronte à un genre particulièrement actif aujourd’hui : le témoignage. Ton écriture investit ce même terrain, qui est celui de la violence et de la question du dire, mais ta manière d’utiliser le langage semble être différente, et ne cherche pas à rétablir formellement le réel… Comme si tu percevais que celui-ci ne pourrait jamais se retrouver tel qu’il s’est passé, qu’il est comme explosé dans ce qui le suit sans cesse, et qu’il s’agit plutôt de chercher ses traces autrement, par des surgissements. Mettre en lien la mémoire et le présent à travers une trace matérielle par exemple, comme tu l’évoquais avec le motif de cette coquille…
J’ai en tête cette formule assez dramatique de la narratrice d’Alphabet, mise face à la réalité de l’inceste qu’elle a subi : « Dire la violence, c’est détruire. Non pas le monde autour, mais la violence elle-même. » J’ai l’impression que tu ne cherches pas tant à nommer ce qui s’est passé, mais plutôt à en restituer la violence, de ce qui ne se reformulera pas mais doit trouver une autre forme, analogue… pour restituer l’intensité de ce vide.

J.B : Oui, et les liens entre Alphabet et Eve Melville, Cantique, se trouvent aussi ici. Un peu comme la narratrice d’Alphabet, Eve Melville cherche aussi sa propre trace. Elles savent toutes les deux que l’instant est passé, pour paraphraser Blanchot. Elle courent après leur souffrance, comme Duras dans La Douleur. C’est peut-être ça, pour moi, le vrai moteur de l’histoire individuelle.

Ce qui m’intéresse vraiment, dans ce que la littérature peut faire de la parole, c’est sa dimension de silence… L’élan, le mouvement, le souffle juste avant. Oui, c’est vraiment une autre géométrie.

Et puis il y a ce motif du chant, qui donne son titre au livre, et qui est peut-être en lien avec mes lectures qui sont allées vers la poésie. Dès mes premiers écrits j’ai eu l’intuition que la littérature est une question de voix… Immédiatement, ça éclipse la question du « bien écrire » tel qu’on l’entend habituellement. Tout est question de savoir si la voix sonne juste, pas simplement que les phrases soient bien construites et qu’elles offrent une musicalité. Souvent d’ailleurs, quand j’essaye d’expliquer comment je conçois l’écriture, je me réfère à la sculpture… C’est un mélange entre le regard et le timbre du texte : la texture, la matière du texte lui-même — quelque chose d’essentiellement physique.
Et si le chant a une dimension si importante, ça pose automatiquement la question de savoir comment on écrit un roman aujourd’hui. Je suis surprise de voir qu’il est toujours tabou d’affirmer qu’on ne veut pas raconter des histoires, par exemple.

D’ailleurs il y a quelque chose qui était déjà au cœur d’Alphabet et que je retrouve peu dans le témoignage, c’est le fait de se dépeindre comme matière. C’est presque comme si on cherchait à inventer une nouvelle texture et une nouvelle forme géométrique, avec beaucoup plus de facettes, et des zones de crêtes surtout. C’est comme si on essayait de faire surgir une autre dimension du vécu, et qu’on inventait une langue pour le faire. C’est vraiment ce que j’avais déjà essayé de faire dans Alphabet, où la question du soi n’a finalement que peu d’intérêt.

Z.C : C’est aussi ce que tu as essayé de faire en plaçant Eve Melville dans une situation intenable : elle n’a pas accès à son histoire, elle est comme trouée par un passé inapprochable et incandescent.

J.B : Eve Melville est dans une sorte d’antichambre, un poste privilégié d’observation, un endroit où on est traversé. Elle vient d’une lignée d’hommes qui a été coupée, dont l’histoire a été racontée pour eux.

Il y a une dépossession qui est tellement fondamentale et qui résiste à toute mise en récit, à tel point que celui-ci paraît finalement dérisoire… La famille d’Eve, de son arrière grand-père Solomon jusqu’à elle, forme une lignée de personnages qui se prennent l’histoire en pleine face. Et ils sont dans une situation de vulnérabilité telle qu’ils ne sont pas dans le récit de l’histoire, mais dans son expérience corporelle. L’histoire, eux ne peuvent déjà pas se la raconter pour eux-mêmes, donc en fait ils sont toujours pris au piège, emprisonnés par les motifs dans lesquels on les a mis, l’histoire qu’on raconte pour eux.

Alors, Eve a conscience du fait qu’il pourrait y avoir ce récit qui permettrait de mettre en histoire et de faire corps avec la genèse collective, mais elle a également la conscience aiguë que cela ne suffira pas, que c’est même voué à l’échec.

Au cours du roman, lorsqu’elle est confrontée à certains objets précis, elle est immédiatement ramenée à l’héritage de l’esclavage, pas comme s’il s’agissait d’un chemin psychique qui lui rappellerait un passé raconté, mais plutôt par les textures et les couleurs, des signes plus immédiats. Et c’est comme si elle avait à ces moments une vision tellement précise et transperçante qu’elle revenait directement à la source, sans l’aide d’aucun discours et sans le désir de mettre dessus un récit.

Mais Eve Melville est prise entre sa conscience très nette que cette mise en récit est illusoire et peut même la desservir, et en même temps, malgré tout parfois, la nécessité de s’engouffrer dans le récit des autres…

Z.C : Pour trouver malgré tout une identification, à laquelle nous tenons tous ?

J.B : Je pense à un film, l’m not there de Todd Haynes, qui est un peu comme une grande exploration de la théorie de Hume de l’identité multiple : on est jamais la même personne d’une seconde à l’autre. La question du récit de vie est donc piégée. Ce qui m’intéresse est plutôt la fragmentation de la vie, la vie chaotique. Et je m’attache à des personnages qui sont dans l’impossibilité de produire ce récit-là, pour eux-mêmes et pour les autres, et sont conscients du fait que c’est une mise en danger vis-à-vis de la société qui demande ça, car on nous demande de tout le temps produire un récit de vie.

Il y a une source historique que j’ai utilisée, un corpus de textes intitulé « Born in Slavery: Slave narratives » , réunis par un programme mis en place au milieu des années 1930, le Federal Writers’ Project (1936-1938), là où cette trace de l’affranchissement existe : il y a une matière qui pose ce qu’a pu être l’affranchissement de l’esclavage, mais qui est complètement façonnée par le regard de l’autre, par des rédacteurs qui se demandent comment ils vont pouvoir retranscrire « le parler nègre, l’accent nègre, le folklore nègre »… Encore une fois elle sait que ce serait vain. Et ce serait comme une trahison vis-à-vis de la ligne de crête de sa vie, vis-à-vis des instants qui sont restés en suspens. Et elle tient beaucoup plus aux quelques gouffres de sa vie, qui en même temps la mettent en danger et la fragilisent. Oui elle tient trop à ces coups de couteau dans la fresque. L’histoire familiale est convoquée, mais non pas pour rétablir un quelconque lien intergénérationnel. Ce qui m’intéressait était de recomposer cette fresque-là pour mesurer l’intensité des instants où elle est entaillée. Il ne s’agit pas de réparer les entailles par le fait de renouer avec un récit qui serait réparateur, de l’ordre de la résilience. Il s’agit précisément de recomposer ce récit pour garder la profondeur des entailles qui ont été administrées. Être à l’envers… À l’envers de ce que le langage veut produire.

Z.C Pourquoi avoir remis à une narratrice le soin de raconter la vie d’Eve Melville ?

J.B : J’étais attachée au fait qu’Eve Melville soit évoquée depuis un point de vue qui est très peu un personnage de chair, et faire pour qu’elle soit vue subjectivement, par des yeux qui existent et qui sont forcément personnels… Il y a un aveuglement, une vue floue, déformée, diffractée de la narratrice, qu’au début on pourrait prendre pour omnisciente. On comprend, au bout d’un certain temps, qu’il y a un jeu. Il y a une sorte d’aveuglement, comme si les yeux de la narratrice essayaient de s’enivrer d’Eve Melville, quitte à s’oublier complètement. De toute façon, le récit n’aurait pas pu exister sans la présence de ce « Je » de la narratrice, qui va et vient, et qui permet de trouver des mots qui n’appartiennent qu’à elle. Donc justement c’est un récit qui est apposé sur elle, c’est un peu comme si on avait un film en totale désynchronisation entre le son et l’image. Car il y a la voix d’Eve Melville qui transparaît parfois, et puis la voix diffuse de la narratrice qui infléchit le cours de la lecture mais qui n’est pas la voix de la vérité. Cette vérité-là, encore une fois, je ne la cherche pas.

J’y pense maintenant, et cela a sûrement un lien avec le regard de la narratrice, mais Eve Melville est mon premier personnage dont les contours sont définis. Je l’ai travaillé par accumulation et j’ai presque ajouté de la matière là où d’habitude je me refuse à ajouter de la texture. Et là j’en ai rajouté à tel point que c’est presque trop, c’est presque un excès qui rejoint l’indéfini, et c’est ainsi au lecteur de sculpter à l’intérieur. Mais avant d’en arriver à ça j’étais plutôt dans une démarche de refuser totalement l’adjectif, l’adjectif posé sur le personnage comme lui prêter des pensées, j’étais dans pure description de ses gestes, et de ses sensations… D’abord parce que c’est beaucoup plus l’expérience sensorielle qui m’intéressait au départ, et la manière dont le personnage reçoit le monde.

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Z.C Les États-Unis cultivent un rapport extrêmement complexe au récit : tout y est mis en récit, du divertissement au récit national, du capitalisme et son langage performatif aux luttes politiques hyper-ramifiées. Cela a-t-il compté dans le choix de fixer pour cadre narratif ce pays ?

J.B : Oui, et c’est quelque chose qui m’interpelle beaucoup aux États-Unis, et qui me rend en tout cas ce pays si contradictoire et intimement violent. Il y a une telle production de discours, une réelle nécessité de poser des mots, de créer sans cesse des systèmes qui vont permettre de créer le réel… Qui finissent presque par étouffer l’intensité de la violence qui veut être décrite ou dénoncée. Qui la détourne en tout cas, et qui l’étouffe, car il faut chercher sans cesse un nouveau mot pour répondre à telle ou telle réalité, parce qu’on ne peut pas se satisfaire d’un seul et même mot. Et du coup c’est comme si le langage se trouvait un peu vidé de sa substance. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de cet ordre, là-bas. Comme si c’était une réponse contextuelle à une histoire beaucoup plus ancienne et des motifs d’identification plus violents, auxquels on ne veut finalement pas être confronté.

  • Crédit photo : © Alexandre Le Mouroux
  • Eve Melville, Cantique, éditions Grasset, Janvier 2024

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