Pour ce troisième jour couvert par Zone Critique, trois films qui parlent d’espace : un espace étriqué qui permet de recomposer une société dans Republic ; la Belgique comme lieu de rencontre entre une artiste italienne et un exilé tout juste arrivé de Gaza ; et enfin des images brouillées du camp de Foča en Bosnie-Herzégovine, lieu où de nombreuses femmes subirent des sévices innommables.
- Republic, Jin Jiang (Singapour, 2023)
Dans Republic, le territoire de la Chine, troisième plus grand pays au monde, se cantonne aux 6 mètres carrés de la piaule bordélique et utopique du jeune Li Eryang, qu’il a rebaptisée “République”. La caméra ne quitte pas un instant ce faux État dans l’État. Ses citoyens défoncés, amis et amantes de Li, recomposent une société microscopique, en miroir inversé du macrocosme placé hors champ. On ne verra la Chine que mise en boîte dans l’écran de télévision qui donne brièvement l’aperçu d’une cérémonie de gala étouffante de facticité. Jin Jiang enregistre le passage du temps dans la “République” grâce à de longs plans fixes interrompus par des raccords abrupts. Ils laissent apparaître et disparaître, sans entretiens, une jeunesse bavarde, hagarde et droguée, fracturée par les mêmes divisions que la communauté hippie étatsunienne des années 1970, à propos de l’individualisme, du travail, de l’engagement politique. On pense au Alice’s Restaurant d’Arthur Penn. Le documentaire saisit finement les apories de la “République” à mesure que l’angoisse, la solitude et les dettes de Li s’accroissent. Sa chambre, lieu de déni sur l’oreiller autant que de résistance, se défait du monde plus qu’elle ne le refait. Dans son Livre de l’intranquillité, Pessoa écrit : « l’éternel condamné qu’il y a en moi s’accroche à son lit comme à la mère qu’il a perdue, et caresse son traversin comme si sa nourrice pouvait le défendre du monde » (trad. F. Laye). Le film, à peine trop long, épouse le rythme d’un rêve qui laisserait anxieusement hurler sa propre jeunesse.
Hélène Boons
Prochaine projection le mercredi 27 mars à 19h, Bulac.
- Silence of reason, Kumjana Novakova (Macédoine du Nord, Bosnie-Herzégovine, 2023)
À travers des témoignages écrits issus de procès, des images VHS et des photographies, Kumjana Novakova relate les viols et les tortures subis par des femmes emprisonnées dans le camp de Foča durant la guerre en Bosnie-Herzégovine. C’est un film douloureux, qui nous laisse dévastés, sans les mots, et pourtant, il est justement essentiel de mettre des mots sur ces actes tragiques. Masquer la vérité reviendrait à se placer contre le film, contre la parole. Ces femmes n’ont pas subi le pire : elles ont subi des viols, et ceux-ci deviennent alors imaginables. À l’heure des true crimes ou les témoignages et les histoires les plus sordides sont racontés avec artifice, avec une empathie comme programmée et souvent peu de sincérité, la cinéaste déploie ici un cinéma épuré, totalement dénué de spectaculaire. C’est sûrement de cette manière que les émotions surgissent le plus vivement. Chaque mot inscrit sur l’écran frappe comme un coup de massue, et chaque flèche désignant un bâtiment où ces atrocités ont été commises renvoie à la matérialité de ce qui s’y est passé. Ces soldats ne sont pas des monstres, ce sont des êtres humains, comme les spectateurs, et c’est ce qui les rend d’autant plus terrifiants. Le meurtre et le viol font partie de la nature humaine et de nos sociétés. Le moment le plus cruel du film, c’est peut-être lorsque l’on comprend que ces hommes ont été autorisés à violer, car, selon leurs dirigeants, des soldats prêts à combattre ont besoin de sexe. Le propos du documentaire dépasse alors ces témoignages et nous indique qu’il est essentiel que les viols commis durant les guerres ne soient plus considérés comme des effets secondaires. D’ici-là, n’oublions jamais ce que ces femmes, ces jeunes filles et ces adolescentes ont vécu, et qu’il suffit de quelques mots déposés sur une image pour que la vérité ne survive.
Théodore Anglio-Longre
Prochaine projection le mercredi 27 mars à 21h au Forum des images.
- The Roller, the Light, the Fight, Elettra Bisogno et Hazem Alqaddi (Belgique, 2024).
L’une est italienne et a fait une école d’arts à Jérusalem, l’autre est palestinien et a quitté Gaza pour l’Europe. De leurs trajectoires croisées va naître un désir de cinéma. Elletra et Hazem vont se filmer pendant 5 ans. Old Child, petit film de 16 minutes, sera projeté en 2020 au Cinéma du Réel. 4 ans plus tard, ils reviennent avec 84 minutes sélectionnées d’après des heures de rushes. Ce qu’on y voit est un regard à mille points de vue. Non pas seulement celui d’un couple aux prises avec les cauchemars de l’exil, mais aussi celui de milliers d’autres qui, comme Hazem, parcourent la terre en funambule. Littéralement, lorsque le jeune palestinien ne marche pas sur une corde au-dessus d’un étang, il utilise une paire de rollers et essaie de parcourir l’espace avec grâce et légèreté.
Puisque le monde ne lui offre aucun point d’ancrage, Hazem doit apprendre à le parcourir autrement. En faire une terre désirable, une terre que l’on touche à pleines mains, avec espoir et sensualité. Dans ce film, parler de la migration c’est d’abord parler de l’espace. Celui du dehors et celui des images. Tout environnement sur lequel s’inscrivent des présences. Ces terres de passage deviennent des terrains de jeu à défaut d’être des territoires. On les traverse, on les enregistre et puis on les retrouve sur papier glacé ou sur smartphone.
Armés de leur caméscope, Elletra et Hazem réalisent un film à quatre mains. Gros plans sur des yeux, des sourcils froncés, une moue attristée, ce sont autant de détails qui inscrivent à l’écran la persistance de l’existence humaine. Si le couple peine à exister sur un territoire déterminé, il imprime sa présence là, sur l’image numérique de ce troisième œil, compagnon de route maladroit qui capture les strates du réel. Les images ne cessent de s’accumuler, de se superposer. Des photos que l’on retrouve de ses années estudiantines, la beauté d’un patineur à glace vu à la télévision, les souvenirs tracés sur google maps et la douloureuse découverte pixelisée des bâtiments saccagés en Palestine. Tout est œil et tout est images, à tel point que le spectateur se demande parfois quelle est la légitimité de son regard. D’où viennent ces images ? A qui sont-elles destinées ? L’intimité que les réalisateurs confèrent à celles-ci nous donne souvent l’impression d’être de trop. En forme de journal intime, le film montre qu’il est urgent de marquer l’espace, de se frayer une place là où certains sont parfois considérés comme des indésirables. Alors, parmi ces superpositions d’images, enregistrées, photographiées, peu à peu le spectateur se sent à l’étroit. Les représentations abondent et l’image questionne pour ce qu’elle est : un témoignage sur le réel teinté d’un désir de beauté. Car Hazem l’exprimera à plusieurs reprises, son désir de réel d’où doit jaillir de la beauté. Elletra, elle, veut utiliser le dispositif, elle s’éprend volontiers d’un geste discursif sur le travail documentaire et sur l’existence en général. Lui est plus sensible et ce qu’il filme, il le prend comme il le ressent, with feelings.
Anastasia Marchal
Prochaine projection le mercredi 27 mars à 14h au MK2 Beaubourg.
Les autres journaux :
https://zone-critique.com/critiques/cinema-reel-2024-journal-1/
https://zone-critique.com/critiques/cinema-reel-2024-journal-2/
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