Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben : « Un écrivain-géographe se doit d’être exact et non exotique »

Illustration par Julia Reynaud

Son roman Sur la route du Danube, prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs en 2019, poursuit ses réflexions d’écrivain et de géographe sur l’Europe d’aujourd’hui. Nous nous sommes entretenus avec Emmanuel Ruben sur le sens que revêt pour lui le voyage et l’importance de parcourir l’Europe et sa géographie.

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Dans un précédent entretien pour Zone Critique, à propos de votre livre Jérusalem terrestre, vous refusiez le terme « récit de voyage », en opposant à la naïveté du voyageur qui débarque le « carnet sous le bras », la profondeur du travail géographique. Dans Sur la route du Danube, on suit deux personnages qui voyagent à vélo, mais vous semblez préférer parler de « récit d’arpentage »… Pourquoi cette distinction ?

J’ai fait ce trajet à vélo non pour voyager, ni même pour me dépayser mais pour mesurer l’Europe. Pour sentir dans la pulpe de mes mollets la chair de l’Europe, pour comprendre ce que ça veut dire, à l’ère des nouvelles migrations, de la traverser d’est en ouest sans autre force que la force humaine, animale, certes décuplée par la magie de la petite reine et du grand braquet. J’écris d’un côté des récits d’arpentage et de l’autre des romans géopolitiques. Je me sens plus proche de Kafka, d’un côté, et de Gracq, Buzzati ou Coetzee de l’autre que des écrivains voyageurs, même s’il m’arrive de les lire et de les apprécier, à commencer par Nicolas Bouvier.

On aimerait pouvoir parler de « roman fleuve » pour Sur la route du Danube, un roman qui irait au rythme du fleuve ainsi qu’au rythme des coups de pédale. En quoi, comme le dit Vlad, le compagnon de voyage du narrateur, « le cyclisme comme l’écriture n’est qu’une série de méandres » ?

Je crois beaucoup aux vertus de la digression. Je suis incapable d’écrire sans digressions, comme je suis incapable de pédaler sans détours. La ligne droite, en littérature comme en cyclisme, est d’une tristesse sans nom. Il n’y a que des lignes courbes dans la nature, à l’échelle macroscopique. Je crois qu’il faut accepter d’écrire des livres comme on flâne, et ce genre de livre, qui n’est pas un roman, qui ne se nourrit pas d’une intrigue, autorise toutes les digressions.

Pour écrire le livre, vous avez suivi réellement les routes qui traversent l’Europe. Cependant, vous avez inventé ce personnage, Vlad, ukrainien tout à la fois mystique et anarchiste. Quel est le rôle de ce personnage, et plus généralement de la fiction dans le livre ?

Il y a de la fiction dans le livre, notamment dans la deuxième partie, qui est un roman dans le récit, mais il n’y en a pas en ce qui concerne les paysages traversés et les mesures kilométriques. Vlad, je l’avais inventé avant de faire la traversée. Alors lorsque j’ai rencontré un type assez fada pour me suivre, je lui ai dit tu t’appelleras Vlad et il a dit ok. Vlad est là pour apporter le regard oriental, ukrainien en l’occurrence. Et puis il me permettait de dire « nous », ce qui est toujours mieux que le moi-moi haïssable.

Vous utilisez l’expression « extase géographique », pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par ces deux mots ? Est-ce une extase du voyage ou de l’écriture de l’espace ?

Non, c’est une question de rapport au paysage. Je ne peux pas l’expliquer autrement que par les termes utilisés dans le livre. C’est un moment magique, unique, qui ne m’est arrivé que deux ou trois fois sur les 48 jours et les 4000 km du trajet. Un instant d’épiphanie fugace où tout paraît léger, magique, harmonieux, malgré la fatigue et l’effort physique.

Je crois beaucoup aux vertus de la digression.

[ Dans Sur les routes du Danube, Emmanuel Ruben décrit ainsi l’extase géographique : « je sens grimper en moi l’extase géographique, l’extase géographique est une extase matérielle, la mirabelle c’est du paysage que l’on mange, le vin du terroir que l’on boit ; un vrai traité de géographie devrait transcrire ce sentiment de se gorger de nourritures terrestres et de retrouver la saveur de l’enfance et le mystère de la provenance dans une giclure de mirabelle. » ]

Ce voyage a-t-il été pour vous une « école de l’écrivain » ? A-t-il modifié votre rapport à l’écriture ?

Oui, ce voyage a été un tournant essentiel pour moi. Depuis, je ne suis plus le même écrivain mais plus le même homme non plus. J’ai un plus grand cœur comme je dis, et j’y vois sans doute mieux. Sans compter que je suis peut-être devenu, enfin, un Européen.

Contrairement à La Ligne des glaces où le narrateur arrive dans un pays dont il ne connaît rien, le narrateur-cycliste qui remonte le Danube est très érudit. Cependant, ses remarques partent toujours de ses sensations : l’odeur de la vase, la chaleur du bitume, la couleur d’un paysage ou la sonorité d’une langue. Comment effectuez-vous ces échos entre le paysage, vos anecdotes de voyage, et l’Histoire, la politique, les mythes ?

Le narrateur, en l’occurrence, contrairement à celui de La Ligne des glaces, c’est vraiment moi, donc je ne pouvais pas jouer au Candide, naïf et neutre. Même si j’apprenais parfois les choses par le biais d’Internet, comme nous le faisons tous, j’ai tenu à les restituer dans la chair du pays. C’est pourquoi ce sont toujours les hommes rencontrés sur la route qui racontent l’histoire et toujours les choses vues qui racontent la géographie.

Quelle est la fonction de cette superposition des écritures dans votre propos ?

Il n’y en a pas. Je n’ai rien calculé, j’ai gravé dans ma mémoire les choses comme je les ai vues, au pixel près, et je les ai restituées telles qu’elles affleuraient à ma mémoire.

L’écriture emploie de nombreux mots savants (loec, sansouïre, poljé, ouvala…) et des toponymes (Courlande, Bessarabie, plaine pannonique, Tatarbunary…). Quelle est la fonction de ce lexique dans l’écriture ?

L’exactitude. Un écrivain-géographe se doit d’être exact et non exotique. C’est la leçon de Julien Gracq.

Dans vos livres, il y a la référence à un événement que vous présentez comme fondateur dans votre carrière d’écrivain. Enfant, vous dessiniez des cartes et inventiez des pays, notamment la « Zyntarie », placée entre la France, l’Allemagne et la Suisse, au cœur de la Forêt-Noire, précisément aux sources du Danube… Comment expliquez-vous cette passion enfantine, puis littéraire, pour le tracé des frontières ?

Tous les enfants inventent des pays. C’est le premier geste d’appropriation intellectuelle. Vous dites, ici, c’est à moi, et vous tracez la frontière de cet egoland. C’est Romulus traçant le sillon de Rome devant Rémus. Pour ma part, j’ai conservé le premier tracé, c’était sur la carte qui accompagnait une édition de Till Eulenspiegel, un des livres que ma mère me donnait à lire dans mon enfance. Et ce tracé prenait l’aspect d’un mur noir, imaginaire, alors même qu’un mur bien réel venait de tomber, pour moi, à la télévision : le mur de Berlin. On était en novembre 1989 et j’avais neuf ans.

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La frontière est souvent définie comme un « objet géographique flou », parfois même « introuvable », comme la frontière dans La Ligne des glaces, les plus vieilles pierres de Jérusalem dans Jérusalem terrestre ou les sources authentiques du Danube. Est-elle à ce titre un objet privilégié pour la littérature ?

Kafka l’a très bien dit. J’aimerais citer ici la fameuse phrase sur la littérature et les frontières dans son intégralité : « Toute cette littérature est un assaut contre les frontières et, si le sionisme n’était intervenu, elle aurait pu aisément aboutir à une nouvelle doctrine secrète, à une cabbale. Il lui reste des dispositions pour cela. Il est vrai qu’une telle tâche exige du génie, un génie combien incompréhensible qui s’enracine à nouveau dans les anciens siècles ou recrée les anciens siècles et ne dépense pas toutes ses forces dans ce travail, mais commence seulement à les dépenser. » De quelle littérature parle-t-il ? De la littérature juive. Les Juifs ont toujours eu la littérature pour lutter contre les frontières. Et ça commence avec la Torah, le livre dans lequel leurs héros légendaires ne cessent de transgresser les frontières.

L’intertextualité parcourt votre livre, constituant une bibliothèque européenne qui nous emmène de l’Odyssée à Imre Kertész, d’Ibn Battuta à Élisée Reclus. Est-ce un hasard si littérature et géographie ont en partage le concept de palimpseste ?

Littérature et géographie (en grec « l’écriture de la terre ») ont la même origine. En épigraphe de La Ligne des glaces, je citais la stèle des vautours, qui date du troisième millénaire avant notre ère. « Enlil, le roi de tous les pays, le père de tous les dieux, par sa ferme parole, délimita la frontière […]. Mesalim, le roi de Kish, la mesura à la corde d’arpentage [et] y érigea une stèle […]. Entemena, le prince de Lagash, eut beau envoyer des messagers à Ila au sujet de ce talus, Ila, le prince d’Umma, voleur de domaines, diseur de vilenies, déclarait : “Le talus frontière… est à moi…” » Vous voyez, l’invention de l’écriture coïncide avec le tracé de la frontière, donc avec l’invention de la géographie.

Vous parlez de « récit d’arpentage », pourtant l’arpentage ne nous renvoie-t-il pas aux arpenteurs royaux ? À une géographie cadastrale qui semble à l’opposé de celle des fleuves qui divaguent et réécrivent sans cesse le territoire ?

Comme je vous l’ai dit, l’arpenteur, pour moi, c’est l’arpenteur de Kafka, c’est l’arpenteur du château, celui qui tente de s’approcher du mystère. Kafka a accouché de toute une lignée d’écrivains-arpenteurs, parmi lesquels Claudio Magris, W. G. Sebald, Vassili Golovanov. L’écrivain-arpenteur est l’homme en proie au doute. Contrairement à l’écrivain-veilleur qui veille sur la frontière, l’écrivain-arpenteur rêve de la transgresser. S’il parvient à la transgresser, il devient un écrivain-passeur, celui qui assume la polyphonie fondamentale des frontières. C’est ce que je vise aujourd’hui, devenir un écrivain-passeur.

Le livre s’ouvre sur un récit de course-poursuite avec la police à vélo dans le XIXe arrondissement parisien. Il possède une dimension politique et critique en entendant faire œuvre de « justice géographique ». Est-ce l’ambition d’une géographie de l’Europe « à parts égales », comme disent les historiens ?

Les injustices sociales se traduisent toujours, tous les écrivains le savent, en injustices spatiales. J’ai tenté, avec ce livre, de ne pas en rajouter une couche avec une injustice littéraire. Je trouve que le grand livre de Magris, Danube, est injuste avec la moitié orientale de l’Europe danubienne, à savoir sa moitié balkanique, qu’il traite en seulement 100 pages sur plus de 500. J’ai voulu rééquilibrer la part de l’Europe de l’Est dans mon livre.

Votre livre est un grand livre sur l’Europe, présenté parfois comme le deuxième volet de La Ligne des glaces, paru en 2016. Pourquoi choisir l’Europe – ou plutôt les « deux Europe » – comme objet d’écriture ?

Mais parce que, comme je l’écris dans mon livre, « l’Europe est notre destin ». Il y a urgence à la réécrire. Tous mes livres visent à réécrire l’Europe en repeuplant ses frontières, en se situant à ses points de suture, en recousant les vieilles cicatrices. En soignant les plaies mal refermées. Car, comme je l’écris, « l’Europe ne se réduit pas à la fiction communautaire pour laquelle nous élisons tous les cinq ans des députés dont nous n’entendons plus parler jusqu’à la prochaine échéance. Une autre Europe existe, une Europe tissée de rivières et de vies ordinaires, et cette Europe, nous l’avons traversée. »

La suissification est à l’œuvre tous les jours. C’est le gommage des aspérités. L’Europe est une vieille fille fin de race.

Vous montrez le Danube comme un axe de migrations, anciennes et contemporaines, qui défie les fantasmes d’une Europe forteresse aux identités figées… À ce titre, vous avez des mots très durs contre l’Allemagne et l’Europe « du couchant » en général. Un personnage de La Ligne des glaces parlait de « suissification du monde », plus que d’américanisation. Pouvez-vous nous éclairer sur cette idée ? Et sur votre rapport à cette Europe en tant qu’écrivain ?

La suissification est à l’œuvre tous les jours. C’est le gommage des aspérités. L’Europe est une vieille fille fin de race. Il faut l’hybrider, la métisser, ne pas la laisser se racornir. Europe est d’abord une princesse phénicienne, enlevée par Zeus déguisé en taureau. Elle vient d’ailleurs, elle doit continuer à venir d’ailleurs et à partir ailleurs. La suissification, c’est aussi ce racornissement intérieur, cette pulsion néguentropique du retour à la racine qui nous étouffe. Elle s’accompagne d’un mouvement entropique, ou disons plutôt allogène, qui est l’américanisation et l’importation des valeurs anglo-saxonnes protestantes. Il faut lutter aussi contre cet autre danger.

Au contraire, on sent votre affection pour « le déglingué », pour cette Europe des herbes folles que vous n’hésitez pas à associer à la « vie » et la « joie » tout en étant lucide sur ses problèmes d’alcoolisme, de pauvreté et d’émigration de masse. Dans Jérusalem terrestre, vous mettiez à distance les voyages en Orient : comment pensez-vous ce goût de l’Orient et le risque de l’orientalisme ? C’est un reproche qui a été fait aux films d’Emir Kusturica, que vous citez, et dont les films sont les principales images des Balkans qui circulent en Europe de l’Ouest…

Kusturica est un des plus grands génies du cinéma. Malheureusement, le traumatisme de l’éclatement de son pays dans une guerre civile, une guerre de tous contre tous, l’a amené à se radicaliser politiquement et à idéaliser le monde d’avant. Il est vrai qu’il y a quelque chose de folklorique, d’orientaliste, au sens que lui donne Edward Saïd, dans ses films. Lorsqu’on arrive en ex-Yougoslavie, au début, on est un peu déçu, on se dit, merde, c’est moins drôle qu’un film de Kusturica. Mais dès qu’on s’enfonce dans les bas-fonds de la société, dans l’underground ex-yougoslave, on retrouve toute cette folie, et on est rassuré, et on rit, on pleure, on vit intensément. Le retour en Europe de l’Ouest s’apparente alors à une énorme gueule de bois, une grande douche froide. En contrepoint des films de Kusturica, il faut voir aujourd’hui ceux d’Elia Suleiman : je trouve qu’ils disent bien la tristesse de nos sociétés policées, contrôlées, confinées avant même le confinement. Est-ce qu’il faut alors parler d’occidentalisme ? Peut-être. Un Balkanique sait que s’il part s’installer à l’Ouest, il va gagner plus d’argent, mais qu’il va sacrément se faire chier. Si Gogol revenait écrire Les Âmes mortes, il les situerait à Paris ou dans une grande métropole européenne.

Un spectre hante l’Europe, non pas celui du communisme, mais celui de la Shoah. Cela apparaît dans La Ligne des glaces, où le massacre des Juifs refoulé semble ressurgir dans la haine des migrants et le renouveau du nationalisme. Le narrateur déclare à Vlad alors qu’ils sont à Guntzbourg en Bavière : « Que cette brave Bavière […] fasse enfin le travail de mémoire que requiert une Europe unie ! ». De quelle mémoire parlez-vous ? Est-ce uniquement celle de la Shoah ? En quoi cela concerne-t-il les « deux Europe » du couchant et du levant ?

L’Autriche, la Bavière et d’autres Länder allemands n’ont pas complètement fait le travail de mémoire. Nous l’avons cru, nous découvrons aujourd’hui que c’était une illusion. On a longtemps cru qu’il n’y avait qu’à l’Est que le travail n’avait pas été fait, à cause de la mainmise du bloc soviétique. On découvre aujourd’hui que chez nous aussi, le travail était superficiel. Le spectre nous hante toujours. Et je ne sais pas pour combien de temps.

La littérature peut réécrire l’Europe, comme elle a pu réécrire, à l’époque de Kerouac, l’Amérique.

Avec le voyage à vélo, au plus près des paysages, vous tracez une géographie buissonnière, faite de cyclistes braconniers qui se jouent des gardes-frontières et des polices, une géographie des hommes et des femmes contre celles des États, de l’Union Européenne et de Google. Dans Jérusalem terrestre, vous appelez à « recoller, redéployer » une « géographie déchirée » contre une « Histoire idéalisée, ressassée, divinisée » : que peut la géographie pour panser les blessures de l’Europe ?

Je ne peux pas vous répondre en géographe, car je ne suis plus géographe, je suis écrivain. Je sais donc ce que peut la littérature, pas ce que peut la géographie. La littérature peut réécrire l’Europe, comme elle a pu réécrire, à l’époque de Kerouac, l’Amérique. Non pas nous faire croire à un European dream qui n’existe pas, mais nous faire sentir qui sont ces hommes, ces femmes, ces enfants qui composent l’Europe. Porter leur voix, dresser leur portrait, relayer leurs joies, leurs peurs, leurs hontes, leurs colères, leurs indignations. Inventer le peuple qui manque, le peuple de demain, le peuple dont on nous cache le visage. Et je ne suis pas le seul écrivain à le faire, nous sommes aujourd’hui plusieurs à œuvrer dans ce sens-là.

Entretien réalisé en 2019 par Arthur Copin, à l’occasion de la revue papier numéro 2 de Zone Critique sur l’aventure. Vous pouvez vous procurer ce numéro en format PDF ici.

RÉFÉRENCES

  • RUBEN, Emmanuel, Sur la route du Danube, Paris, Rivages, 2019.
  • RUBEN, Emmanuel, Jérusalem terrestre, Paris, Inculte, 2015.
  • RUBEN, Emmanuel, La Ligne des glaces, Paris, Rivages, 2014.

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