La littérature est un œil collectif. Écrire, c’est donner à voir ce que les autres ignorent ou préfèrent ignorer. C’est dans cette perspective que s’inscrit la série de textes de l’écrivaine Louise Guillemot. Elle raconte l’odyssée vécue par ceux qui se risquent à traverser mers, continents et frontières… Des destins invisibles, fracassés, qui échouent sur les terres d’une Europe étriquée. Que trouveront ces hommes et femmes à leur arrivée ? La mort, peut-être. Un texte engagé, puissant et plein d’humanité.
Ça coûte 50 euros de se faire enfermer dans la cache électrique.
La cache se ferme en Italie. Quand elle se rouvre, quand on sort à l’air libre, soit on est en France, soit on est au paradis. Parce que souvent, disent les autres, souvent on meurt.
Il est dans le noir complet. Peut-être que dans un instant tout va s’embraser autour de lui, on ne sait jamais, il pourrait s’électrocuter, le rail va peut-être le secouer comme un géant qui remue les épaules dans son sommeil, comme un volcan, comme un esprit malin qui octroie le passage ou qui prélève le sang. Alors il faut se souvenir de tout très vite, il faut espérer très vite. Il s’accroupit, il baisse la tête pour ne rien toucher.
Souvent on meurt, disent les autres, mais pas toujours, et si tu veux prendre le train tu n’as pas le choix, tu ne peux pas te cacher sous les sièges, ils vérifient partout, tu ne peux pas te faire enfermer dans les toilettes, ceux qui font payer 50 euros pour ça sont des escrocs, parce que forcément, à la première gare française, tu vas entendre tambouriner à la porte aux cris de « Contrôle d’identité ! » et tu auras gagné quoi ? Une minute, le temps qu’ils arrivent à ouvrir ?
Et si tu ne veux pas prendre le train, tu vas faire quoi ? La montagne aussi c’est dangereux, et c’est moins rapide. Et pour éviter les caméras thermiques, tu comptes te refroidir le sang ? Devenir lézard ?
Te, tu, toi… c’est comme ça qu’on se parle d’une langue à l’autre, quand on a le même exil, la même mer sur les talons. Les policiers aussi lui diront tu, s’ils le trouvent dans sa cache, mais avec eux la règle est différente, il n’a pas le droit au tu. Il s’étonne parfois, il n’a pas le tutoiement facile, au village on le trouvait même tatillon, il scrutait les adolescents de son âge pour deviner s’ils n’avaient pas quelques mois de plus, parce qu’on dit « vous » aux plus vieux que soi. Il sait qu’il ne porte plus sa jeunesse sur son visage. Il l’a noyée en mer.
Il se dit : ça coûte 50 euros de mourir, d’être brûlé vif.
Il essaie de ne pas y penser. Il vaut mieux compter : par exemple, combien ça fait en francs CFA, en cahiers d’école pour sa petite sœur, combien ça fait…
— Ça fait 20 000 volts, dit le pompier au couple de touristes. Deux décharges, c’est un miracle qu’il ne soit pas mort.
La femme porte la main à sa bouche en signe d’effroi. Le pompier jette un coup d’œil à ses collègues affairés autour de la forme noire sur le quai. Il est censé contenir l’agitation des passagers. Certains sont pâles, ils ont vu cet homme en flammes, il y en a qui disent « ce garçon » mais personne ne sait quel âge il peut avoir. Un être humain en flammes ça ne ressemble à rien, ça fait juste beaucoup de flammes.
« Un être humain en flammes », se répète le pompier, un peu pâle… On a beau se croire prêt à toutes les urgences… « Il n’y a aucun point de comparaison entre un être humain en flammes et un être humain pas en flammes », se dit-il, moitié pour s’effrayer, moitié pour se rassurer.
Il sait, lui, qu’il a été en flammes, il n’a pas perdu connaissance un seul instant, il a senti l’arrivée en gare, le coup de frein trop brusque, les éclairs, il sait qu’il s’est mis à brûler… il a senti aussi le panneau de la cache qui s’ouvre doucement, le métal du train contre lequel il traîne ses flammes jusqu’à atterrir dessous, dans l’obscurité des rails, des cailloux, des chewing-gums. Et les mains qui le hissent, la civière. Il pense, très confusément, heureusement qu’il a déjà noyé quelque chose de lui-même. Il pense très lentement, rongé, dévoré, mâché, il n’entend ni ne voit rien, il est caché à l’intérieur de son corps en flammes plus sûrement qu’au fond de la cache. Personne ne pourra l’en arracher, personne ne pourra tambouriner et lui demander son identité.
La douane ça coûte plus cher que la cache, ça coûte la peau tout entière, le visage, les empreintes digitales, il les a laissés dans les rails, les cailloux et les chewing-gums. L’autre qui lui déconseillait de passer par la montagne avait raison sans le savoir, c’était bien la seule solution, devenir lézard. Il est devenu lézard, il s’est dépouillé de sa mue, quand les flammes se seront dissipées il verra sa peau plus cloquée et rugueuse qu’un reptile, il faudra inventer autre chose que « tu » ou « vous » pour s’adresser à lui tellement il ne ressemblera à rien d’autre qu’aux flammes.
— C’est terrible, dit la touriste à son mari, mais enfin je ne comprends pas… Avec tout ce que leur prennent les passeurs, ils ne pourraient pas tout simplement s’acheter un billet d’avion ?
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