Alexandre Blok

ALEXANDRE BLOK : L’HORIZON EST EN FEU

L’œuvre poétique d’Alexandre Blok (1880-1921), poète russe majeur, figure de précurseur pour la génération des acméistes, est composée de trois livres. Le premier comprend trois recueils. Ces poèmes de jeunesse, exaltés, noirs, sont empreints d’un fort symbolisme et marqués par l’influence de figures romantiques telles que Baudelaire ou Nerval.

Alexandre Blok

Alexandre Blok fut considéré par la génération des poètes russes du début du XXe siècle (parmi lesquels Tsvetaïeva, Akhmatova, Maïakovski) comme un véritable précurseur de la poésie de la modernité à venir. Ses poèmes des années 1898-1921 sont hantés par le souvenir de son enfance passée à Chakhmatovo, lors de ses vacances dans le manoir familial, pendant les vacances.

À travers son premier recueil de poèmes Ante Lucem, Alexandre Blok exprime une douleur précoce, que traduisent des images sombres, mêlées à la conscience d’une enfance que le Temps achève. L’œuvre poétique de Blok s’ouvre sur le constat glacial de la tempête intérieure qui agite sa jeune âme :

« Le printemps de l’amour ne saura de mon âme / Chasser la tempête et le mauvais temps. »

Cette souffrance d’une enfance perdue s’illustre également par la référence à des héros et héroïnes tragiques, rapprochant sa poésie du mouvement symboliste. Aussi, ses vers marchent-ils sur les traces de l’Ophélie, ou de l’Orphée, de Hamlet. On ne sait, dans sa poésie, si les multiples vers adressés à un « tu » féminin font référence à une femme ou s’ils ne sont qu’allégories d’une peine que porte en lui le jeune poète.

« Là-bas, au fond, sous les racines, / Reposent toutes mes souffrances, / Qui de leurs larmes éternelles / Arrosent tes fleurs, Ophélie ! »

La jeunesse comme un fardeau

Entre ces lignes de Blok apparaît une étonnante et furieuse conscience de son jeune âge et par là même, de sa douleur précoce : 

« Si peu d’années et tant d’idées horribles ! / Douleur pesante… »

Marqué par la découverte de la douleur, Alexandre Blok développe une réflexion autour d’une jeunesse à peine vécue, déjà évanouie, dont il porte en lui le souvenir tel un fardeau.

« Je reconnus les yeux songeurs / De ma douleur. – En larmes, solitaire, […] Comme si j’avais, sous ses traits / Reconnu ma jeunesse enfuie. »

Le poète clôt sa jeunesse – et son premier recueil, Ante Lucem – par un poème écrit le 31 décembre 1900, pleinement conscient de la page qu’il tourne, du livre de vers qu’il referme, à l’aube du siècle nouveau. C’est la vingtaine dans laquelle il entre réellement d’un pas assuré bien que frémissant encore. Ces écrits de jeunesse retracent le parcours douloureux et hésitant de celui qui refuse de laisser mourir l’enfance, et souffre déjà d’éprouver sa jeunesse.

« Voilà, ô triste adolescent / Que tu t’éloignes aussi ! / 

Salut à toi, adieu à toi, / En cette nuit, adieu. »

Entre la nuit et la lumière

Une souffrance si profonde qu’elle « fait sombrer le navire de l’espoir ». Inexplicable, incompréhensible, cette douleur qu’il sent sourdre en lui et dont il cherche la source, en vain. Le poète qui parle ici est un jeune homme submergé par les tourments de l’existence, écrasé par une vie trop pesante, et qui se réfugie encore et encore dans les souvenirs de l’enfance, dans la maison de Chakhmatovo. Vivant jusqu’alors dans la pénombre et l’obscurité, il aborde son deuxième recueil de poèmes et les années 1900-1904 avec la découverte dévorante de la lumière qui irriguera ses poèmes suivants. C’est d’ailleurs cette soudaine apparition de la clarté qui donne tout son sens au recueil précédent (Ante Lucem). 

Le monde reste muet aux appels du jeune poète, à ses cris lancés dans la nuit : le motif du poète solitaire se dessine

Âgé de 20 ans, Blok est un poète parvenu au croisement de multiples chemins, ne sachant vers où poursuivre son cheminement. Entre « le doute et l’exil », il hésite et s’arrête en route. L’espoir reste présent à travers ces lignes, mais toujours silencieux, discret, souvent vaincu par la souffrance et la peur de la nuit.

« Que le jour lève les paupières / et lui révèle le lointain. »

Si la nuit domine dans Ante Lucem, elle se voit remplacée dans Vers de la Belle Dame par une lumière écrasante, indicible, universelle, inconnaissable, souvent accompagnée d’adjectifs mettant l’accent sur son caractère insaisissable, et parfois même sacré. La « Belle Dame », c’est Lioubov, l’épouse aimée comme muse, pas comme femme. L’épouse présente, le couple malheureux. 

À l’aube du siècle nouveau, Alexandre Blok affirme : « Mon siècle est solitude, et allégresse aussi, / Amoureux de l’anéantissement. », des vers forts de présages, annonçant les révoltes et le régime à venir. Blok décrit quelquefois des scènes qui ne sont pas sans évoquer pour nous, lecteurs contemporains, les grandes crises du XXe siècle.

« Je marche devant moi à pas pressés, / Cherchant un champ sans mort couché. »

Cette « nuit » récurrente que convoque Blok est peut-être bien l’angoisse bruyante de son époque. C’est la voix de « l’angoisse inanimée » que nous fait entendre Blok.

L’amour perdu, songe inguérissable

Les mots du deuxième recueil Vers de la Belle Dame s’adressent à une femme et par endroits, deviennent la voix même de cette femme. Le « je » du poète se glisse dans l’esprit et la langue d’une femme, et observe l’amour se perdre dans les jours et les nuits. L’amour est évoqué comme un objet vécu, mémorable, grandiose, inoubliable, mais perdu tout de même :

« J’ai vécu ce jour avec toi… / Que l’âme reste inguérissable – / Le songe passé est béni. »

« Que l’âme reste inguérissable »… L’évocation d’un amour perdu se mêle ici à l’absurde désir de ne vouloir jamais en guérir, de ne jamais s’en remettre, gardant la blessure ouverte. Cette plaie à vif, serait-ce cela la poésie ?

Dans cette deuxième période des poèmes écrits à l’âge de 21 et 22 ans, Blok rend compte de la forte présence d’une lumière sacrée, de l’expérience de l’amour (heureux comme malheureux), mais aussi de l’angoisse de l’existence. Le monde reste muet aux appels du jeune poète, à ses cris lancés dans la nuit : le motif du poète solitaire se dessine dans la lignée du romantisme.

« J’attends l’appel, je cherche la réponse, / Le ciel se tait, la terre est muette. / Mon cri s’est levé le temps d’un éclair. »

La conscience déjà aiguë de l’expérience douloureuse du monde rend ces poèmes de jeunesse tout aussi saisissants que ceux de la maturité, pour leur force expressive et la violence des sujets qu’ils évoquent.

« Tout ce qui vient, tout ce qui fut – / Ce n’est que cendre froide et morte, / Comme ces pierres sur la tombe / De l’amour, dans les champs perdue. »

Ces écrits de jeunesse constituent une lutte constante entre des élans de vie, de joie, et des songes meurtris, des illusions rompues. La peur, toujours cette même peur qui irrigue les poèmes de Blok. Le poète est vieilli prématurément par les souffrances vécues. Les jeunes époux, ainsi que « deux vieillards », errent, tremblent « d’un même rêve, / par la sagesse des malheurs éprouvés ».


Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire