Perte des grands récits, crise écologique mondiale, règne de la technique et perte de sens, la post-modernité que nous traversons ne manque pas de défis à relever. Philosophe punk et mélancolique de gauche, Jean Vioulac se singularise par ses ouvrages tragiques et étincelants. Auteur d’Anarchéologie et d’Approche de la criticité, ce philosophe de premier plan revient pour Zone Critique sur ces problématiques actuelles.
Il est convenu de qualifier notre époque de « postmoderne ». Quel sens donnez-vous à ce terme ?
L’urgence est de comprendre la situation qui est la nôtre aujourd’hui, et donc de la situer dans l’histoire dont elle est un résultat : c’est pourquoi il faut penser par époques, chacune étant définie par un être au monde, un régime ontologique spécifique. Il y a clairement changement d’époque à la Renaissance quand l’humanité européenne rompt avec le rapport au monde médiéval, fondé sur la religion et la croyance en la Providence, pour un rapport au monde fondé sur la science et la croyance dans le progrès. La modernité constitue en cela une époque, qui a sa cohérence et son unité. Mais elle s’est autodétruite dans la guerre civile européenne de 1914-1945 : l’État, la nation, la science, la technique, qui étaient censés conduire l’homme à l’accomplissement de soi, ont méthodiquement contribué à la barbarie et à l’extermination. L’art, en lequel la modernité avait cru voir un substitut à la religion agonisante, a pris les formes grotesques du ready-made et des “installations”. La physique newtonienne a été dépassée par la relativité générale et la mécanique quantique. Par ailleurs, le subjectivisme cartésien a été disqualifié par la psychanalyse, la linguistique et la sociologie, le sujet (névrotisant) est devenu individu (psychotisant), l’espace public de la res publica s’est intégralement dissout dans le cyberespace numérique du spectacle, l’européocentrisme a succombé face à l’émergence des États-Unis puis de la Chine en puissance dominante… Il ne reste plus rien de la modernité, si ce n’est des postures et des discours idéologiques. Le concept de postmodernité est d’abord ce constat de décès, mais il ne suffit pas, l’enjeu est ensuite de redéfinir l’époque qui s’inaugure. Ce qui conduit alors à constater que notre époque est celle de la révolution industrielle, le plus grand bouleversement qu’ait connu l’humanité depuis la révolution néolithique, et qu’il ne s’agit pas seulement de penser la postmodernité, mais bien la posthistoire.
Sous votre plume, l’Histoire humaine s’apparente à une « interminable série de calamités ». En quoi celle-ci est-elle, stricto sensu, catastrophique ?
Dans ses leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel posait la question : à quelles fins ces « monstrueux sacrifices » ont-il été consentis ?
S’il y a un domaine où le progrès est incontestable, c’est bien celui des sciences : jamais nous n’en avons su autant sur nous-mêmes, nous ne pouvons plus nous raconter d’histoires sur ce que fut l’histoire, et nous devons assumer la lucidité de Machiavel. L’histoire s’inaugure avec la révolution néolithique, c’est-à-dire avec les sociétés de production fondées sur l’exploitation. L’histoire est celle de l’esclavage sous toutes ses formes, y compris domestique avec la soumission des femmes, y compris psychique avec la religion. L’histoire est aussi celle de la conquête, celle des Amériques a fait 60 millions de morts en un siècle, celle de l’Ouest par les États-Unis 18 millions. L’histoire est celle de la guerre : selon un rapport de l’OMS de 1962 (donc dépassé aujourd’hui), depuis l’avènement des premiers États il y a 5 000 ans, la guerre a fait 3,8 milliards de morts. Dans ses leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel posait la question : à quelles fins ces « monstrueux sacrifices » ont-il été consentis ? Au début du XIXe siècle, parce qu’il était héritier du siècle des Lumières, il pensait que tout cela en valait la peine parce que l’humanité se dirigeait vers le Bien. Mais nous sommes au XXIe siècle : Verdun, Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl ont montré que l’histoire n’était pas un processus qui éloignait l’homme de la barbarie, mais tout au contraire qui l’y précipitait ; elle s’achève aujourd’hui dans une catastrophe climatique qui menace l’humanité de destruction totale.
Votre projet philosophique peut être qualifié d’« anarchéologie ». D’où vient ce terme et que signifie-t-il ?
Penser notre époque, c’est assumer que la science définit notre rapport au monde, que la scientificité est la norme de la vérité, mais c’est aussi se confronter à un dispositif technologique planétaire piloté par des logiciels et qui fonctionne par échanges de quantités numériques. Dans les deux cas, il s’agit d’une même logique, celle du lógos, de la rationalité telle que les Grecs l’ont conçue et élaborée. C’est pourquoi la pensée de notre époque relève de la philosophie. Mais ses formes anciennes sont devenues obsolètes, elle doit donc être entièrement réélaborée. La philosophie s’est longtemps définie comme métaphysique, structure hiérarchique qui consistait à poser un principe ultime (arkhê), éternel et transcendant, nommé dieu (theós) et duquel tout le reste était déduit : Kant, contemporain de la Révolution française et de la révolution industrielle, a inauguré la révolution philosophique nécessaire pour penser notre époque en rapatriant le principe de la transcendance dans l’immanence, et en fondant la philosophie non plus sur une théologie mais une anthropologie. Toute la philosophie ensuite (Marx, Nietzsche, Husserl…) a radicalisé ce processus. Le principe ultime (arkhê) n’est plus recherché dans la transcendance, la divinité et l’éternité, mais dans l’immanence, l’humanité et le temps, l’enquête devient archéologique parce que l’origine est recherchée dans des strates enfouies d’une histoire, y compris dans le psychisme de chacun. La théologie est donc remplacée par l’archéologie. Mais celle-ci ne peut que constater l’absence de fondement : l’homme est justement l’espèce non spécifiée, l’animal désanimalisé, l’archéologie doit donc assumer un principe d’anarchie, pris au sens étymologique : absence d’arkhê. La philosophie est anarchéologique parce qu’elle pense à partir de cet abîme, celui de la négativité d’un être naturel qui se définit par la négation, la dénégation et le déni de sa naturalité.
Votre œuvre est parsemée de références à la culture populaire (Bob Dylan, Lou Reed..). Qu’est-ce que ces figures peuvent nous dire de la crise que nous traversons ?
La logique de la métaphysique est celle de la tautologie, qui clôture l’esprit sur lui-même par élimination de l’altérité, et notamment du corps, du désir et du monde. Cette logique s’impose, puisque c’est celle du dispositif technologique contemporain, qui enferme chacun dans un univers virtuel numérique et une bulle cognitive. Il faut alors, pour la penser, s’attacher à sortir de la forteresse du concept pour reprendre pied sur la terre ferme. Dans le discours philosophique, la référence aux œuvres de l’art est ce qui permet de contester l’ordre du concept en le subvertissant par ce qu’il n’est pas en mesure de dire. Mais il faut se référer à des œuvres contemporaines, et non pas à une culture momifiée elle-même enfermée dans des musées, et la situation de l’art aujourd’hui est sans précédent. Michel Houellebecq écrit dans son dernier roman que, depuis 1945, « pour la première fois de l’histoire du monde, la production culturelle populaire s’est montrée esthétiquement supérieure à la production culturelle de l’élite » et il a parfaitement raison.
Ce qu’on appelle « art contemporain » n’est qu’un marché spéculatif destiné à une hyperclasse qui ne sait plus ni comment réaliser ses plus-values ni comment faire reconnaître son statut d’élite
et pendant ce temps Hergé et Franquin, Bob Dylan et Paul McCartney, Stanley Kubrick et François Truffaut…, ont élaboré des œuvres immenses et vitales qu’une vie entière ne suffit pas à épuiser. Ce sont ces œuvres qui nous mettent en prises avec le monde. C’est d’ailleurs leur fréquentation quotidienne qui, au cours de mes études, m’a épargné l’enfermement dans le cloître universitaire, puisque je me rendais bien compte que les albums de Nick Cave, Sonic Youth et Radiohead, les romans de Philippe Djian et Michel Houellebecq, les films de Martin Scorsese et David Lynch m’apportaient philosophiquement beaucoup plus que les cours sur Plotin ou Malebranche qu’on m’y infligeait.
Le « Progrès » loué par notre temps prend une allure « apocalyptique » dans vos ouvrages. Que révèle-t-il ?
Le progrès ne prend pas une allure apocalyptique dans mes ouvrages : il prend une allure apocalyptique dans le réel. Les constats sur la catastrophe et le processus de destruction en cours ne sont pas les miens : ils sont scientifiquement établis, et ils sont officiels. Il suffit d’écouter ce que répète António Guterres, secrétaire-général des Nations-Unis, dès que l’occasion lui en est donnée : l’humanité se dirige vers une catastrophe globale, nous sommes pris dans une spirale d’auto-destruction. La question est en effet de savoir ce qui s’y révèle, puisque le concept d’apocalypse, du grec apokálupsis, « révélation », littéralement « dévoilement », désigne une catastrophe révélante ou une révélation catastrophique. Cette révélation n’est pas théologique, elle est anthropologique : Auschwitz a définitivement récusé l’idée d’un Dieu agissant dans l’histoire, et le concept d’Anthropocène nous impose d’admettre que c’est bien de nous dont il s’agit. Ce qui s’y révèle, c’est ce que les grands penseurs de notre temps avait déjà su voir : l’homme se définit par la négativité (Hegel), il est l’insurrection du néant dans le monde (Sartre), il est mû par une pulsion de destruction fondée sur une pulsion de mort (Freud).
Vous vous revendiquez « misosophe » et « dandy punk » gardant le silence avant l’effondrement. La tragédie écologique qui approche n’est-elle pas au contraire le moment de s’unir sur des bases rationnelles ?
Pour être tout à fait précis, je ne me revendique pas « dandy punk », je qualifie ainsi Lacan quand il dit que l’autodestruction finale de l’humanité serait le moment sublime ou l’homme montrerait de quoi il est vraiment capable. La notion de dandy me gêne un peu, j’assume par contre celle de punk, puisque je fais partie de ceux dont la vie n’a plus été la même après Never Mind The Bollocks et Fun House. Je revendique aussi la misosophie, comme le faisaient Nietzsche et Paul Valéry, parce qu’il ne peut plus être question de rechercher la « sagesse » des philosophes, dont notre époque montre qu’elle n’était que néant. Et de fait, je ne garde pas le silence avant l’effondrement, puisque j’écris et je publie. Mais vous avez entièrement et parfaitement raison quand vous dites que le moment est venu de s’unir sur des bases rationnelles : je constate néanmoins que nous n’en prenons pas le chemin. Cette union sur des bases rationnelles, elle existe : c’est l’ONU, la COP, le GIEC, et jamais dans l’histoire il n’y a eu une telle organisation par laquelle l’humanité serait susceptible de prendre en main son destin, ce qui est un des signes d’espoir de notre époque. Mais António Guterres est impuissant, et tous les pouvoirs en place sont malfaisants, ils ne savent faire rien d’autre que travailler à la « croissance », c’est-à-dire à la destruction ; au lieu d’union, il y a partout la guerre et la division ; et en fait de base rationnelle, il y a plutôt une fuite dans le déni et les délires complotistes. La question de l’union, c’est celle d’une internationale, et le retour panique aux identités nationales et religieuses ne m’y semble guère propice.
Les révolutions ne trouvent pas grâce à vos yeux, menant selon vous immanquablement à la tyrannie. Pourtant, les bouleversements politiques et industriels n’ont-ils pas été porteurs d’un certain nombre d’émancipations louables (amélioration de la condition des femmes, hausse du niveau de vie général…) ?
Sans aucun doute, c’est pourquoi je définis notre époque comme crise, phase critique, c’est-à-dire par une ambiguïté essentielle. Ses apports sont considérables, ne serait-ce que par le savoir que procurent les sciences et par la lucidité que procure la philosophie (la misosophie plutôt, celle de Marx, Nietzsche, Freud, Husserl…), mais aussi et surtout par les libertés individuelles : les hommes n’ont jamais été aussi protégés de la pression des familles, des religions ou des institutions, l’émancipation des femmes est un événement historique dont l’importance est considérable, et les menaces que font peser les intégrismes religieux sur les acquis des Lumières nous en montrent tout le prix. Il faut donc insister sur l’ambiguïté de la négativité qui est tout autant la promesse de la liberté : notre époque est apocalyptique parce qu’elle est la révélation de la négativité humaine, cette révélation s’opère à la fois par la destruction et la libération, la question est de savoir de quel côté va pencher la balance. C’est le véritable sens de la révolution.
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La question de la révolution est une des plus importantes de notre temps, pour laquelle la référence à la Révolution française s’impose. La Révolution française est un événement crucial, d’une densité et d’une intensité inouïes, un événement philosophique, que Kant et Hegel ont d’emblée conçu comme tel. Le pouvoir monarchique était théologique et hiérarchique, il était métaphysique, il s’est effondré sur lui-même — puissamment aidé par Louis XVI, qui, selon une formule inoubliable de Michelet, a eu le mérite de « mettre en lumière le ridicule mystère de l’incarnation monarchique, la bizarre fiction qui suppose la sagesse d’un grand peuple concentré dans un imbécile » —, et en août 1792 il n’en reste plus rien. La hiérarchie s’est effondrée, ne reste qu’un état d’anarchie, qui se manifeste dans les massacres de septembre. Un homme et un seul est à la hauteur de la situation, Robespierre, qui comprend que le travail à accomplir est celui de l’architecte, c’est-à-dire celui qui bâtit un nouveau fondement, une arkhê : il se donne alors comme projet de « fonder la liberté ». Ce sont ses termes.
Mais la liberté, c’est précisément l’absence de fondation, c’est l’abîme de la négativité, et Robespierre se retrouve aussitôt dans la position du « sorcier qui ne sait plus comment dominer les puissances infernales qu’il a invoquées », pour reprendre une formule de Marx et Engels dans le Manifeste, c’est-à-dire au déchaînement de la négativité comme force de destruction: c’est la Terreur. À quoi il entend alors remédier par le culte de l’être suprême, c’est-à-dire par la restauration de la hiérarchie. La question est bien celle de la révolution, mais ce qu’il faut reprocher aux révolutions connues jusqu’ici, c’est qu’elles ont échoué, qu’elles ont déchaîné des puissances de destruction et qu’elles ont toujours rétabli la hiérarchie et l’exploitation.
- Jean Vioulac, Approche de la criticité, PUF 2018
- Jean Vioulac, Anarchéologie: Fragments hérétiques sur la catastrophe historique, PUF 2022
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