Santiago Espinosa : « L’art a ses propres idées, distinctes de nos croyances »

Perte du tragique, panne de sens, règne de la moraline et bouleversements artistiques, la postmodernité que nous traversons ne manque pas de défis à relever. Écrivain et disciple de Clément Rosset, Santiago Espinosa se singularise par ses ouvrages détonnants. Auteur de L’Objet de beauté et de Rosset, philosophe du tragique, ce philosophe de premier plan revient pour Zone Critique sur ces problématiques actuelles.

Il est convenu de qualifier notre époque de « postmoderne ». Quel sens donnez-vous à ce terme ?

Je ne sais pas très bien ce que ce terme veut dire au juste, et ne pense pas à vrai dire, que quelqu’un le sache avec précision. On désigne par là en général une sorte de mouvement intellectuel, notamment français, d’après lequel la vérité n’existe pas, la raison est autoritaire, la réalité est une construction, parmi d’autres lubies qui nous sont désormais devenues habituelles, et qui n’étaient probablement qu’une mode dans les milieux universitaires de gauche dans les années 60-70. Je crois que c’est René Girard qui a — j’ai presque envie de dire « malencontreusement » — importé cette mode aux États-Unis, où elle a pris comme une allumette sur une motte de foin, donnant naissance à toutes ces « studies » qui occupent maintenant la scène intellectuelle du monde occidental tout entier. Certes, les philosophes français qui sont réputés en être à l’origine — ce qu’on appelle la French theory — refusaient, pour certains, l’appellation de « postmoderne », mais il faut reconnaître qu’ils ont d’une certaine manière ouvert la porte, tout en se recommandant en partie, paradoxalement, et à mon avis fort maladroitement, de la pensée de Nietzsche, au victimisme moralisateur qui est devenu loi aujourd’hui dans la plupart des universités.

Votre premier ouvrage, L’inexpressif musical (2013), loue le caractère auto-référentiel de cet art majeur. Pourriez-vous développer cette notion et peut-elle s’appliquer à la musique « pop » actuelle ? 

Par « inexpressivité » j’entends simplement le fait que la musique n’est pas un véhicule d’idées, de sentiments, de convictions (religieuses, politiques, morales), mais qu’elle est constituée d’« idées » spécifiquement musicales. Un véritable compositeur ne pense pas d’abord à quelque chose qu’il s’efforce ensuite de traduire en sons articulés dans le temps, comme semblent le croire certains esprits que j’appellerais volontiers « sourds » : comme si on pouvait traduire en notes le sentiment de tristesse qu’on éprouve quand sa compagne est partie ! Non, le compositeur pense d’abord en notes, en sons, et toute œuvre musicale est la solution d’un problème musical — en fait, toute œuvre d’art est la solution d’un problème artistique, conçu d’emblée en termes matériels. Ainsi, par exemple, Chopin a dès le départ conçu son Étude Op. 10, No. 5 en tant qu’idée proprement musicale : comment composer une pièce pour piano en se servant uniquement des touches noires ? L’émotion musicale n’est pas « exprimée » par l’œuvre mais provoquée par elle, je veux dire créée ; elle est donc inédite, neuve, ne ressemble à aucune autre émotion, et c’est pourquoi elle est si puissante et si recherchée par le mélomane.

Il me semble que ces analyses conviennent, bien entendu, à toutes les formes de musique, pourvu que les compositeurs cherchent à en faire, et non à « s’exprimer » eux-mêmes, c’est-à-dire à se servir de la musique pour en faire autre chose. Je ne sais pas exactement ce que vous entendez par « pop », mais je suppose qu’il s’agit là, en général, d’une musique commerciale, dont le but est, comme son nom l’indique, de vendre. Or une idée musicale est toujours neuve, et de ce fait ne plaît pas immédiatement, alors qu’une musique qui cherche à vendre doit donner au public ce qui lui plaît, donc ce qu’il connaît déjà (d’où l’inévitable monotonie du « produit »).

Le « tragique » revient de nombreuses fois sous votre plume. Comment définir ce dernier et pourquoi est-il absent de nos façons de penser le monde ?

Le tragique n’a pas de définition précise puisqu’il se confond avec la réalité tout court, avec tout ce qui existe, et qu’il n’y a pas de ce fait de définition précise du réel. C’est le réel qui est tragique dans la mesure où le désir de l’homme ne parvient pas à en faire l’objet, le réel refusant de se plier aux expectatives de bonheur des hommes. Pour cette simple raison que le réel — encore une fois : ce qui existe — est tout ce qu’il y a, qu’il n’y a que lui qui soit, et qu’il se présente nécessairement dans le temps. Il n’y a que le réel qui soit, mais de surcroît ce qui existe existe de manière fragile, disparaît pour donner lieu à autre chose, et c’est en cela qu’il ne tient pas compte de ce que l’homme désire, le temps abolissant tout ce qui est, tout ce que nous aimons, à commencer par notre propre vie.

L’idée de la mort est insupportable, pour paraphraser Pascal, n’ayant pas pu la supprimer, nous nous sommes contentés de ne plus y penser.

Si cette notion de tragique est absente de nos façons de penser, c’est qu’elle est foncièrement déplaisante. L’idée de la mort est insupportable, et, pour paraphraser Pascal, n’ayant pas pu la supprimer, nous nous sommes contentés de ne plus y penser. Or cela pose un problème assez grave, qui est qu’en nous cachant à nous-mêmes le tragique, en en détournant le regard, nous le cachons aussi aux enfants, à qui on fait croire que le monde est ce qu’ils veulent, que le réel n’est pas ce qui résiste au désir de l’homme mais, au contraire, ce que celui-ci choisit, et qu’ils sont forcés de se rendre compte tôt ou tard de la supercherie, lorsque le réel précisément rejaillit de la tombe où on le croyait enfermé pour de bon, ce qui provoque, encore une fois, les revendications de toutes sortes que nous évoquions plus haut. On en appelle à l’injustice, à la discrimination, mais en réalité on en veut au tragique.

Vous faites vôtre la thèse selon laquelle « Ce qui ne se perçoit pas n’existe pas » (Gracián). Cet « éloge des apparences » se confond-il avec le culte moderne de la superficialité ? 

Non, pas du tout. Confondre, comme je le fais — à la suite de bien d’autres, comme Gracián, mais aussi Montaigne, Machiavel ou Nietzsche — l’apparence et la réalité, c’est dire qu’il n’y a qu’une réalité derrière laquelle rien ne se cache (les arrière-mondes, le Possible, l’Être au sens de la métaphysique). Le terme d’apparence se distingue de celui de phénomène en ce sens qu’il récuse l’idée que quelque chose ne se manifeste pas, que quelque chose reste dissimulé par la présence de la réalité, alors que le terme de phénomène suppose une chose en soi, une essence, un noumène qui précisément ne se manifestent pas. En ce sens, c’est une philosophie très différente de ce qu’on appelle phénoménologie. Il ne s’agit pas pour moi de dire « ce qu’est » la réalité — chose impossible et vaine —, encore moins de produire un discours « certain » à son égard ; il s’agit plutôt de distinguer le réel de l’irréel, l’être du non-être, à l’instar des philosophes d’avant Platon, non de distinguer l’être vrai, ou authentique, d’un autre supposé faux ou inauthentique — ce qui revient à dire qu’en plus de ce qui existe il y a autre chose.

En revanche, le culte moderne de la superficialité, pour reprendre votre formule, me semble plutôt être un narcissisme exacerbé. On aime à montrer son image — sur les réseaux sociaux notamment — non parce qu’on la trouve magnifique, mais parce qu’on attend de l’autre qu’il le fasse, qu’il en fasse l’éloge, attendant d’une telle approbation on ne sait quelle satisfaction de soi qu’on est incapable de trouver par soi-même. Le résultat est évidemment une uniformisation non seulement de ce qu’on croit être la beauté, mais aussi de la pensée, puisqu’on cherche cette même approbation dès lors qu’on émet publiquement une opinion sur un sujet quelconque qui réclame qu’on se montre « politiquement correct », c’est-à-dire conformiste et superficiel.

Vous critiquez vigoureusement les philosophes qui souhaitent dédoubler ce qui est. Quels sont, d’après vous, les avatars contemporains de ce refus du réel ? 

Le « dédoublement » de la réalité dont parle Clément Rosset consiste non à prétendre qu’il existe un autre réel — tels les arrières-mondes, les idéaux, etc. — dont on assure qu’il est plus vrai ou plus réel que celui qui apparaît, qui se présente, qui déplaît, mais plutôt à estimer que ce dernier n’est qu’un double défaillant d’un autre, qui justement ne déplaît pas. C’est une illusion parce qu’il est tout à fait impossible de dire avec précision quel est cet autre monde dont le nôtre est censé être une doublure trompeuse et décevante.

On refuse le réel dès lors qu’il rechigne à répondre à nos désirs, comme l’a montré aussi amplement Freud.

 Ce cas d’illusion est très fréquent chez l’être humain, non seulement chez le philosophe. On refuse le réel dès lors qu’il rechigne à répondre à nos désirs, comme l’a montré aussi amplement Freud. Les manifestations de ce refus sont tellement innombrables qu’il serait vain d’essayer de les recenser. Mais pour vous citer une illustration triviale, je vous dirai que dès qu’un idéologue, quel que soit son bord politique, vous dit qu’« un autre monde est possible », il n’a qu’une idée en tête, ou plutôt deux : la première, que ce monde lui est désagréable (ce qui n’implique pas qu’il pense à un autre qui lui agréerait), la deuxième, qu’il a trouvé le responsable de l’état actuel des choses et compte bien s’en débarrasser. Autrement dit, penser qu’il y a un autre monde, c’est d’une part prendre acte du fait que le réel est tragique, et que cela est frustrant, et d’autre part que cela « ne devrait pas être », que le réel tragique est venu se substituer à un autre non tragique (ce dont parfois certains hommes sont réputés responsables). En d’autres termes, on pense que le bonheur brille par son absence ici, dans le réel, mais que cela constitue une anomalie, le bonheur étant possible « ailleurs ». 

Santiago Espinosa : La même chose, mais autrement

Contre l’art engagé, vous défendez un art qui serait à lui-même sa propre fin. Que signifie aimer l’art pour ce qu’il est ?

Comme je le disais tout à l’heure à propos de la musique, l’art en général a ses propres « idées », et celles-ci n’ont rien à voir avec nos croyances ou nos convictions, politiques, morales ou autres. Un peintre « pense » en couleurs, textures, comme un réalisateur « pense » en montages, cadrages, etc. Chaque œuvre voulue comme telle, je veux dire qui ne se propose pas de faire passer un message extra-artistique, est la solution, parfois géniale (dans le cas des chefs-d’œuvre), d’un problème artistique, et spécifique au domaine de l’artiste. La solution que donne un peintre à un problème, par exemple représenter la chair morte et la chair vivante, est évidemment très différente de la solution que donne un sculpteur au même problème, et il est impossible de « traduire » l’une dans l’autre (le peintre se servira de couleurs pour faire saisir cette différence, alors que le sculpteur devra trouver une autre « idée » pour cela — pensez à la Pietà de Michel-Ange, qui a su le rendre merveilleusement en faisant glisser le Christ d’entre les mains de Marie). 

Ce sont ces idées, que j’appelle « artistiques », qui provoquent l’émotion esthétique ; ce sont elles qu’on appelle « Beauté », et c’est pourquoi le jugement esthétique n’est pas, contrairement à ce qu’on dit un peu partout aujourd’hui — artistes y compris —, subjectif ou relatif. Il y a des œuvres qui sont le produit d’une idée géniale, et tant pis pour celui qui est incapable de la saisir — et d’en jouir — et d’autres qui sont ou bien le prétexte pour un individu de mettre en avant sa personne, ou bien le produit d’une idée nulle ou tout à fait banale. Que le grand public trouve parfois ces dernières plus à son goût ne veut pas dire que le jugement esthétique est la même chose que la « tasse de thé » de chacun ; cela veut dire au contraire qu’il faut apprendre à juger, et qu’on n’apprend à le faire qu’en se confrontant aux œuvres tout en se refusant à croire trouver en elles autre chose que ce qu’elles montrent (en se refusant à interpréter, à croire qu’une œuvre « veut dire » autre chose que ce qu’elle montre).

À l’instar de Nietzsche, vous assimilez la morale à un « refus affectif » du monde. Comment comprendre la suprématie de celle-ci sur les esprits occidentaux ? 

Les moralistes ont toujours prétendu que la morale était une affaire de raison. Le jugement du bien et du mal était d’après eux, ou bien une connaissance innée de l’âme (différente du corps), ou bien un jugement rationnel a priori. Dans tous les cas, il leur semble que l’homme sait ce que sont le bien et le mal, ce qui implique l’idée, qui ne va pas de soi, qu’ils sont quelque chose. En réalité, comme Spinoza par exemple l’a montré — et c’est pourquoi Kant et tous ses disciples lui en veulent encore —, le jugement moral n’a rien de rationnel et est bel et bien affectif : on appelle bon ce qui nous plaît et mauvais ce qui nous déplaît. 

Mais le véritable problème de la morale n’est pas qu’elle soit, elle, parfaitement subjective et relative, mais qu’elle soit une pure et simple illusion. D’une part, parce qu’elle promet le bonheur à travers l’exercice de la « vertu », comme le disait déjà Socrate (et Kant ne fait que déplacer l’obtention d’un tel bonheur à un peu plus tard), d’autre part, et par là même, parce qu’elle fait miroiter un autre monde où le tragique n’est plus, remplacé qu’il est par un monde harmonieux dont le moraliste serait incapable de préciser en quoi il consiste, à part dire qu’il n’est pas celui-ci. À cela s’ajoute que la morale sait s’affubler de toute sorte d’habits vertueux, et même tout à fait puritains — je pense bien entendu à Kant, mais aussi à l’idéologie woke —, qui dissimulent un refus catégorique du plaisir, notamment chez les autres. Pour paraphraser H. L. Mencken, je dirais que la morale n’est rien que la peur obsédante que quelqu’un, quelque part, puisse se réjouir.

Nietzsche : soi-même l’informe

Votre sagesse tragique s’oppose à l’idolâtrie présente du bonheur. En quoi s’accorde-t-elle avec la joie ? 

Ce que j’appelle « savoir tragique » — qui est le titre de mon dernier livre, à paraître prochainement — désigne précisément la conscience que le bonheur, et par suite le malheur, ne sont qu’une illusion. On appelle bonheur l’état dans lequel se trouverait l’homme si son désir était comblé par la réalité, si elle se pliait à ses exigences ; malheur, le fait qu’elle ne le fasse pas. Or il n’y a jamais eu de promesse de bonheur que le réel n’aurait pas tenue ; il n’y a qu’une existence dont rien ni personne ne saurait rendre compte, dans laquelle nous nous trouvons par un accident qui tient du miracle, pendant une durée somme toute assez dérisoire. Le réel est, et nous en faisons partie quelque temps, voilà tout. On ne peut prétendre sérieusement que la réalité devrait être « améliorée », comme l’affirme à présent sans ambages le vice-président de Meta — qui d’ailleurs s’est mis en tête de mettre à terme ce projet délirant dont on a tout à craindre —, parce que cela ne veut rien dire, sinon que le réel n’est pas ce que l’homme voudrait qu’il soit. Les Grecs appelaient cela hybris, la démesure, et l’associaient à l’origine des pires désastres. Quant à la tyrannie actuelle du bonheur, dont Philippe Muray a fait un portrait aussi désopilant que désespérant, et qui est encore une mode que l’Europe a copié aux Américains, elle n’est qu’une manifestation de plus du refus du tragique (« pensez positif, le tragique n’est pas ! »). Or, à défaut de bonheur, il y a la joie lucide, la joie d’exister, de vivre, en pleine conscience que cette vie, cette existence, est tragique, qu’en fin de course nous trouverons la mort, et entre-temps une série de pertes et de frustrations, lesquelles ne suffisent cependant pas à lui en ôter la valeur. Ce n’est pas parce qu’un bon vin ou une relation amoureuse seront abolis par le passage du temps, qu’on peut estimer qu’ils ne valent rien. Certes, la joie n’est pas rationnelle, et certains la considèrent même « immorale », mais elle se vit, s’éprouve, à travers l’émotion musicale par exemple, ou plus généralement esthétique, ou encore amoureuse, entre autres que chacun connaît. La joie, ce n’est pas éprouver la satisfaction de son désir, car cela est toujours provisoire et circonstanciel, c’est plutôt élargir le domaine du désir, aimer la vie telle qu’elle se présente, avec le lot de souffrance qu’elle implique, et apprendre à surmonter celle-ci : la joie c’est peut-être se sentir plus fort, fier de n’avoir pas démissionné, d’avoir regardé le réel en face.

  • Santiago Espinosa, Rosset Philosophe du tragique, PUF, 2023
  • Santiago Espinosa, L’Objet de Beauté, Encre marine, 2021

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