Dans son premier roman Les Conditions idéales, lauréat en décembre 2023 de la seconde édition du Prix Goncourt des détenus, Mokhtar Amoudi s’invente un double, Skander, un jeune garçon aux parents d’origine algérienne placé par sa mère en famille d’accueil. Mokhtar Amoudi partage avec le garçon un certain nombre de souvenirs sans se confondre totalement avec lui. L’enfance et l’adolescence de Skander sont le résultat de l’aide et de la violence institutionnelles autant que de celle de la rue. Et dans son parcours initiatique, l’argent et l’amour tantôt se mêlent, tantôt se contredisent.
Le roman de Mokhtar Amoudi débute par un constat glaçant : « J’avais rien demandé », dans lequel retentit la voix de Skander, le narrateur. Skander est âgé d’environ huit ans au début du récit et a été placé dans une famille d’accueil aimante et attentionnée avant que l’ASE, l’Aide Sociale à l’Enfance, ne décide de l’envoyer en banlieue parisienne, dans la commune de Courseine, inventée pour le livre mais directement liée à Rungis, à Ivry-sur-Seine et à Fleury. A hauteur d’enfant, ce roman à la première personne se nourrit du parcours de son auteur, lui-même placé en famille d’accueil jusqu’à ses vingt-et-un ans, âge fatidique où l’État cesse de protéger les enfants par différents programmes d’aide, livrant alors ces grands adolescents à une vie d’adulte pour laquelle ils se doivent d’être pleinement parés et armés. Le refus du misérabilisme Dans le livre, le ton n’est jamais moralisateur ni chargé de ressentiment : l’auteur a su rendre avec brio la naïveté de l’enfant qui subit des décisions et des dynamiques dont les motivations et les objectifs lui échappent bien souvent. Ce point de vue adopté pour raconter le parcours du jeune Skander jusqu’à sa majorité empêche Mokhtar Amoudi de tomber dans le misérabilisme et le pathos. Au contraire, le jeune garçon qu’il met en scène est plein d’une tendre détermination et d’une crédulité attachante. Mais ces dernières sont aussi d’une grande vérité et d’une profonde justesse parce que ce sont cette même détermination et cette même crédulité qui le poussent à d’autres moments de l’histoire à faire de mauvais choix. Vient sans trop tarder le moment où l’appel de la rue se fait plus fort que la sécurité de la famille d’accueil. Skander cède au chant des sirènes de l’argent facile et de la réputation glorieuse dans le Grand Quartier. Il se livre à de petits trafics de drogue ou à des rixes toutes virilistes avec le quartier rival avant que d’autres sirènes ne retentissent finalement, celle de la police qui l’arrête, ce qui lui vaut une exclusion de son lycée. Là encore, ni démagogie ni portrait à charge de la jeunesse de banlieue : la plume de Mokhtar Amoudi préfère souligner avec humour ce fatum d’une naissance et d’une enfance qu’on n’a pas choisies ni demandées mais qui sont loin de rassembler les conditions idéales pour réussir. L’ambition personnelle comme généalogie et moteurPourtant, dès les premières pages, on lit entre les lignes du récit une forme d’espoir. Roman d’apprentissage d’un jeune de l’ASE qui grandit en Seine-Saint-Denis, Les Conditions idéales est un titre qui sonne comme une antiphrase, contrée par l’ambition qui caractérise le jeune Skander, passionné comme Mokhtar Amoudi lui-même par le dictionnaire et persuadé que « [d]ans le Larousse, on trouvait le monde entier expliqué » (p. 12). Véritable métaphore du rôle de l’éducation et du savoir dans la formation d’un enfant, d’un adolescent et d’un jeune adulte pour les mondes qu’ils ouvrent et les perspectives qu’ils dessinent, le dictionnaire fait signe aussi vers le rapport complexe aux institutions de l’enfant placé, qu’il s’agisse de l’ASE, de l’association communale ou encore de l’École. Si le personnage de Madame Davert, l’assistance sociale, est vu comme un « ange gardien », c’est la même Madame Davert qui, avec le concours du juge des enfants, le jette dans la gueule du loup en l’envoyant dans le Neuf-Trois, au nom d’un vague processus d’« acculturation » dont les objectifs sont peu clairs. Cette décision l’arrache ainsi à sa première famille d’accueil. Et cette rupture violente voulue par l’institution s’avère finalement le véritable déracinement de Skander : placé « à un an ou peut-être deux », il n’a en réalité jamais connu la vie de famille avec ses parents biologiques. C’est avec cette première famille qui l’a accueilli et aimé qu’il en a fait l’expérience, avant qu’on l’en sépare pour l’envoyer en banlieue.
Avec Les Conditions idéales, Mokhtar Amoudi réussit un pari risqué : celui de parler de la banlieue sans tomber dans la facilité des clichés ou des raccourcis simplistes.
Avec Les Conditions idéales, Mokhtar Amoudi réussit un pari risqué : celui de parler de la banlieue sans tomber dans la facilité des clichés ou des raccourcis simplistes. Son personnage, Skander, est une sorte de Lucien de Rubempré, soumis aux disgrâces du destin et aux vicissitudes des amitiés contrariées et des rivalités malsaines. La frontière entre ami et ennemi se révèle ténue quand il en va de la réussite personnelle et de sa propre survie : Skander en fera tantôt les frais et tantôt en profitera. La galerie des personnages, fouillée et complexe, et l’on songe en particulier à Madame Khadija, met en avant le rôle du hasard et des rencontres dans l’apprentissage. Il y a ainsi, dans le récit très ancré de Mokhtar Amoudi (l’enfant placé, la banlieue, les origines étrangères), l’aveu des faillites des institutions à garantir un avenir sinon idéal, du moins satisfaisant à la totalité des enfants et adolescents. Entre ceux qui leur échappent, ceux qui en refusent l’aide et ceux qu’elles-mêmes refusent d’aider comme il faudrait, les institutions s’avèrent aussi impuissantes et insatisfaisantes. Pourtant, le roman tend aussi vers une forme d’universalité, les personnages devenant des types, comme l’étaient ceux de Balzac dans sa Comédie Humaine, et les situations vécues des archétypes de rites initiatiques fondamentaux dans un Bildungsroman commun à chacun d’entre nous.Les personnages mis en scène, et Skander en premier lieu, s’engagent ainsi dans une course contre leur destin et la vie qu’ils semblent condamner à mener, celle de l’enfant-placé-en-famille-d’accueil ou celle du né-en-banlieue. Dans ce parcours, de multiples voies sont dessinées, légales ou moins légales, épanouissantes ou contraintes, réussies ou de véritables fiascos. Toutes pourtant ont un point commun : elles cherchent à conjurer le sort, à transformer ce qui semblait être une condamnation éternelle à la transparence, à l’échec et à la mort, symbolique ou réelle. Et l’on peut dire qu’avec ce premier roman lumineux, plein d’espoir mais sans complaisance, Mokhtar Amoudi a su d’ores et déjà se frayer un chemin, parallèle à celui de sa carrière dans le droit des affaires, sur la scène littéraire française. Les Conditions idéales donne ainsi une voix autant qu’une voie à ces enfants placés, il forge des racines littéraires et il offre des mots où puiser et s’abreuver quand partout ailleurs il s’avère compliqué de se réclamer « l’enfant de… » ou de se reconnaître dans ses pairs et pères. Car si Mokhtar Amoudi est lui-même un peu Skander, le lecteur le devient sans doute un peu aussi. Car qui peut aujourd’hui prétendre être en accord absolu avec le monde dans lequel il évolue et qui l’entoure ou être capable d’affirmer et de revendiquer sans difficulté ni douleur sa filiation ?
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