Matière inflammable et passionnante, la famille est une nouvelle fois la source d’inspiration de l’autrice et journaliste Olivia Elkaim qui signe, avec Fille de Tunis (aux éditions Stock), un roman sur Arlette, son énigmatique et magnétique grand-mère maternelle.
« Sommes-nous incapables de nous libérer des spectres familiaux qui persistent dans nos vies ? » Si nous, lecteurs, nous n’avons de cesse de lire et relire encore nos obsessions, les auteurs eux les écrivent. Quand je rencontre Olivia Elkaim, je ne sais rien d’elle. Elle anime un atelier d’écriture auquel je me suis inscrite. Le sujet ? L’héritage familial. Olivia Elkaim est alors dans la dernière ligne droite : les corrections de son dernier roman, dans lequel elle explore une nouvelle fois la matière familiale. De cet atelier, personne ne sort indemne. Forcément, Olivia maîtrise son sujet. Dès lors que l’on entre dans l’univers sacralisé de la famille, on prend le risque de tout faire voler en éclat. Plus que n’importe qui d’autre, Olivia Elkaim sait cela.
Vivre trop vite
Après l’excellent Le Tailleur de Relizane (Prix du Livre à Metz en 2020) dans lequel elle racontait son grand-père algérien, Olivia Elkaim poursuit l’une de ses obsessions littéraires avec Fille de Tunis, paru chez Stock à l’occasion de la rentrée littéraire de septembre. Alors, pourquoi écrire sur sa famille ? Pour ne pas plonger. Pour comprendre. Pour remonter à la surface, surtout. Respirer, à nouveau, encore. Vivre, surtout.
Cette fois-ci, c’est au tour d’Arlette de s’incarner sous la plume fluide, urgente et envoûtante de l’autrice. Arlette, sa grand-mère maternelle adorée, morte quelques années plus tôt. Drame de la perte qui la pousse à remonter le fil de l’existence incandescente de son aïeule, dont elle ne sait rien ou presque. Quelques souvenirs d’enfant, un cliché sépia dans un cadre rouge, un flacon vide de son parfum, un foulard bleu. L’amour, également, qui les unit… un lien indéfectible et puissant malgré les zones d’ombres. Pour le meilleur ; pour le pire aussi.
Dans le sang d’Olivia coule celui d’Arlette : un sang bouillonnant, un sang parfois sombre.
La petite Arlette est un véritable phénomène qui ne ploie devant rien ni personne. Rien n’effraie cette gamine, si ce n’est les conventions. Une gosse intrépide, un « garçon manqué », qui donne bien du fil à retordre à ses parents. Elle est pourtant la préférée de son père qui lui passe tout ; ensemble, ils vont souvent voir des courses de chevaux. Arrive la fugue de trop : le paternel, excédé, l’attache à un figuier pour la punir. C’est la dernière fois qu’elle le verra. Il meurt dans un accident quelques heures plus tard, le crâne fracassé sur une route brûlante de Tunis. Arlette ne voit pas la scène, mais l’image reste durablement fixée dans sa rétine. « Tu as fini par tuer ton père, tu es contente de toi ? Quelle vie on va avoir maintenant, quelle vie, tu es capable de me le dire ? » lui assène sa mère, éplorée. Le poids des mots qu’on reçoit en héritage. Une scène augurale brûlante qui donne le ton de ce qui va suivre. Virtuose du style, Olivia Elkaim nous happe immédiatement dans les méandres de son histoire, dans la torpeur tunisienne, sous ce soleil blanc qui dévore tout, qui pique et excite les esprits.
Mise en abyme
Comment raconter sa famille ? Et surtout, comment combler les manques ? « Mais comment l’attraper, elle qui ne s’est jamais laissée attraper par personne ? » Cette enquête, c’est en substance ce que raconte Fille de Tunis, car en parallèle de l’histoire de sa grand-mère qu’elle tente de reconstituer, Olivia Elkaim nous invite à la suivre dans les coulisses de son entreprise littéraire. Traquer les silences et les non-dits. Faire exploser l’omerta imposée par sa mère. Dans le sang d’Olivia coule celui d’Arlette : un sang bouillonnant, un sang parfois sombre. « Comme elle, j’aime les bars, leur ambiance, leur odeur. Je peux rester des heures au comptoir, pinte à la main, écouter les conversations des piliers. Comme elle, je bois trop (…) Je distille mon chagrin dans un verre de chartreuse, puis un autre, me recouvre d’une couette, rideaux fermés. »
Quand Arlette devient une femme, elle ne s’assagit pas pour autant. Ni le mariage ni la maternité – deux filles – ne la changent « tsarine incapable de s’occuper des siens ». Elle est solaire, magnétique, avec ses ongles laqués rouges et son chignon parfait d’actrice hollywoodienne. Elle crame la vie par les deux bouts. La guerre et la décolonisation la conduisent de l’autre côté de la Méditerranée, à Marseille. Elle quitte Tunis, où son mari, lui, est contraint de rester encore un temps, pour tenter une autre vie dans le Vieux-Port. Avec sa mère et ses deux gamines sous le bras. Un nouveau départ, ou presque.
Un récit en miroir
Roman familial solaire et flamboyant, Fille de Tunis est aussi un fascinant récit sociétal qui nous raconte sans fards les jeux de pouvoir de la colonisation : « C’était le Moyen-Âge avant que nous arrivions, continue Hautecloque, rien ne s’est fait grâce aux beys, ce sont des incapables, mais sous notre influence à nous, humaine et tolérante. Sauveur s’en convainc : les Arabes ne le mettront jamais, jamais, dehors. » L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ?
« Allez, la Française, tu dégages, ordonne l’officier de sécurité. » Arrive alors le drame de la décolonisation, l’exil, la violence de l’arrachement et les traumas qu’on se traîne ensuite, de génération en génération. « L’exil, c’est très grave, Olivia. Ça percute les individus, nous, toi, sur plusieurs générations, ça fait mal, ça perdure. Que veux-tu ? On choisit pas de partir, hein, ça nous tombe dessus. On réagit comme on peut. On se laisse aller. Comme ma Lélette, on finit par tomber malade. » Le jeu, les dettes, l’alcool… Les démons ne la quitteront jamais et finiront par avoir sa peau. Pire, ils reprennent du poil de la bête dans la cité phocéenne des années 50. Brûlante. Arlette ne lâche rien et, jusqu’à son dernier souffle, elle mènera sa vie comme elle l’entend, faisant fi de tout le reste.
À travers le prisme de l’histoire maternelle, Olivia Elkaim analyse également sa propre histoire, en éprouvant les mécanismes de la transmission et ses rouages. Ces choses dont on ne parle pas et qui passent par le sang, et le gangrènent parfois.
Fille de Tunis un récit aussi captivant, qu’intime et touchant, un poignant hommage de la petite « zitouna » à sa grand-mère, en même temps qu’une pierre sur le chemin de sa propre rédemption. « Je voudrais saisir ses mains dans les miennes, Reste encore une minute, mamie. Mais elle s’envole et, comme Dalida, je chantonne Je vais, je viens j’ai appris à vivre. » Un roman résolument passionnant, que vous ne lâcherez pas.
- Olivia Elkaim, Fille de Tunis, 2023, publié aux éditions Stock
Crédit photo : Olivia Elkaim © Astrid di Crollalanza
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