Hélène Cixous : cela va sans dire

Incendire
Incendire 

Quel rapport entre la Shoah et l’incendie, qui, en juillet 2022, ravagea la Gironde ? On pourrait appeler cela de l’indécence, cette façon qu’a Hélène Cixous de mettre à plan égal l’Holocauste, qui hante sa généalogie, et une catastrophe naturelle sans perte humaine. Et pourtant ; exhumant les sacrifiés d’un autrefois, explorant l’effroi d’un maintenant, Cixous transcende la littérature de témoignage un peu fade, et se fait conteuse d’une lutte magistrale : celle de l’homme petit et de son incompréhension immense face à l’incompréhensible. Le corps à corps, autrement dit, de l’auteur et du Livre, ce gouffre foré à coups de plume qui sépare le bruissement des mots du hurlement de tout ce que l’on tait. Et si l’on tentait le saut de l’Ange ?

Incendire
Incendire d’Hélène Cixous

Sauter du coq à l’âne, faire le grand écart ; à quatre-vingt-six ans, Hélène Cixous nous prouve avec élégance que la souplesse n’a pas d’âge. Incendire, c’est une écriture courageuse, qui essouffle le lecteur mal échauffé, qui le balade entre un humour malicieux, une violence insoutenable, et la grâce, parfois, d’une tendresse inattendue. Disons les choses honnêtement : cet « OLNI » – Objet Littéraire Non Identifié, pour reprendre la géniale expression de Derrida – ne plaira pas à tout le monde. Et pour cause, entrer dans l’œuvre de Cixous suppose d’admettre que l’auteur ne sait pas toujours où il va. Mais, chers lecteurs, votre chemin est-il lui-même ligne droite ? Aussi incompréhensible que peut sembler par endroits l’écriture d’Hélène Cixous, « ça ne veut pas rien dire ». Ce roman est, tout au contraire, un texte du « vouloir-dire » ; ce vouloir-dire qui torture la langue quand elle ne peut plus nommer ce que le sens a déserté. La guerre, la mort, la cruauté, la destruction-désintégration de la vie : qui peut affirmer sans honte : « je sais ce que c’est, je vais vous le raconter tout droit ; et sans m’égratigner les lèvres ! » ? La beauté de l’incompréhensible, chez Cixous, tient à l’humilité avec laquelle elle assume ses errances lorsqu’elle dévale la pente du langage. Et peut-être n’y a-t-il pas de meilleur moyen d’ouvrir la bouche ; pas d’autre moyen pour rendre compte des massacres, des jambes sciées d’effroi, des regards gorgés d’amour.

Au commencement était la Fuite

La fuite et l’odeur de cramé ; voilà les dénominateurs communs du massacre des Juifs perpétré par le régime Nazi et de l’incendie de juillet 2022 en Gironde – « L’incendie du Siècle », titraient tous les journaux. Un fossé semble séparer ces deux événements, et leur hiérarchisation dans l’Histoire va de soi. Provocation ? Si l’on veut. Mais demeure une question troublante, qui, à deux reprises, s’est posée dans les mêmes termes : « qu’est-ce qu’on emporte ? » Lorsque le ciel nous tombe sur la tête, lorsque le désastre tambourine à la porte, où part-on, et qu’emportons-nous dans notre fuite ? Une envolée paroxystique du roman nous permet de comprendre, de relier les fils qui unissent la fuite des aïeux de Cixous, et sa propre fuite lors de juillet 2022 :

« Le mal fait croire au mal comme à Dieu. On se sent visé. Il y a la Volonté qui entretient les Flammes. […] ce que la brave vie ordinaire n’accomplit pas, l’approche du fléau final le produit : un assentiment d’appartenance de chacun à une espèce sensible à la mortalité. L’Incendie sait ce qu’il fait. […] Devant le brasier la taille des petits hommes augmente atteint des dimensions mythologiques. Eux savent. De grands sentiments sont libérés comme une musique des anges, on éprouve sans embarras de la pitié pour tout ce qui désespère d’échapper à la douleur, la queue en flammes d’un écureuil arrache aux combattants des larmes de Troyens, il n’y a jamais eu autant d’amour pour les enfants et en vain. On ne les sauve pas. » (p. 121)

Outre la beauté poignante et sans détour de ces mots, qui livrent la définition même de ce que l’on peut appeler un désastre, ce passage, en réinscrivant la catastrophe naturelle au sein de la grande marche du Mal, vieux géant aux yeux bandés, se fait genèse impossible de la fin – fin de l’espérance, de la vie, fin de la liberté et du monde. En effet, peut-on « appeler décision le mouvement de gibier qui nous fait détaler ? » (p. 121) On trouve, dans la relation de l’incendie que nous livre Cixous, l’animisme des débuts de l’humanité, qui attribue des intentions aux objets et aux éléments naturels dépourvus, on le sait tous en théorie, de jugement. Mais lorsque l’on est pris au piège de l’incendie, le rationnel n’a plus son mot à dire. Alors, le feu « veut », les éléments décident sciemment de poursuivre et de chasser des mortels, de terroriser, de massacrer des animaux dont les cris et les appels sont l’incarnation pure de l’effroi et de l’impossibilité de penser, de dire, de mettre en forme ce qui déforme le monde. En deux mots : l’absurde. C’est l’absurde de la destruction, et de la fuite, qui font renaître au sein du texte les spectres douloureux de la généalogie d’Hélène Cixous, contraints à fuir et laisser derrière eux tout ce qu’ils avaient – tout ce qu’ils étaient – au nom d’une violence immémoriale que seul le cri d’une plume, délicat et sourd, peut faire retentir tout bas. 

On trouve, dans la relation de l’incendie que nous livre Cixous, l’animisme des débuts de l’humanité

Le stigmate de l’identité

Fuir, donc. Mais où aller ? Ce n’est pas assez d’être déraciné, il faut encore aller se repiquer au hasard, perdre de vue les aimés, oublier la forme des objets du passé, la couleur des murs qui nous protégeaient ; il faut égrainer dans sa course les petits bouts de soi qui ne seront plus et que l’on ne retrouvera pas. C’est l’éclatement de l’identité. Comme un serpent se mordant la queue, les trajectoires plurielles de la généalogie de Cixous, coupable de « juiffer » (p. 27) s’enroulent les unes sur les autres, se croisent, s’éloignent pour mieux se retrouver, diffèrent pour mieux se ressembler, autour d’une lettre qui vaut peine capitale : J . J comme Juif, mais J comme Je, comme J’, J comme stigmate d’une identité tatouée en dedans de soi – et dans de trop nombreux cas sur soi – qui finit par ne plus en être une. Ce n’est d’ailleurs pas sans une pointe d’humour mordant que Cixous rend compte de cet éparpillement identitaire. Née à Oran, l’auteur raconte :

« Au deuxième étage ma grand-mère faisait de la cuisine allemande. Au troisième étage ma grand-mère faisait de la cuisine juive. C’était de la cuisine arabe. Nous avions un problème de synonymes. » (p. 49)

Là encore, il faut voir dans l’écriture de Cixous la part d’absurde qui entoure la notion d’identité ; de nombreux dialogues rendent compte du paradoxe impossible à résoudre que rencontrent les Juifs exilés et leurs descendants : être « Juifs » à ne plus même savoir ce que cela peut bien vouloir dire, mais ne pas savoir non plus ce que voudrait dire être algérien, français, allemand… Bref : être déraciné par excès et par manque. Il y a, dans Incendire, une sorte de désespoir, parfois amusé, mais parfois grave et mélancolique, lorsqu’est évoquée cette genèse qui ne pourra jamais se faire :

« J’ai la tête partout. J’ai la géographie mentale disloquée, je me passe à des continents de distance. » (p.38)

Le motif du juif errant qui n’est pas, ici, un topos littéraire, mais bien une réalité historique, s’incarne très joliment à même l’écriture de Cixous, qui, dans ses tentatives brillantes parce que brouillonnes, ne termine parfois pas ses phrases – elle essaie ainsi de rendre son sens au mot « féroce », qu’elle condense dans celui de « forces » armées (enfant, elle vécut en effet la libération de l’Algérie par les forces américaines). Elle aimerait circonscrire au sein du langage la sensation d’effroi suscitée par les bruits et les cris de la guerre, mais elle finit par capituler, au milieu de la phrase : on ne saura jamais comment « désigner la sensation d’ » (p. 31). La phrase, fendue comme la voix se coupe lorsque – lorsque quoi ?  – la phrase fendue n’a rien d’une coquetterie de lettreux empatté ; chez Cixous, il n’est jamais question de faire du style pour du style, de l’expérimental par ennui. Cette phrase, abattue en plein vol, témoigne bien davantage d’une recherche radicale et orale, d’une parole qui veut franchir le bout des lèvres mais se fige face à l’immensité de ce qu’elle implique. C’est beau, c’est courageux, un auteur qui lutte avec son livre comme Jacob avec l’ange, dans une nuit dont il ne sait trop quand elle cessera ; c’est beau, un texte qui se fout bien d’être en règle et d’avoir ses papiers sur lui. Et, parmi cette déchirure du monde et de la langue, c’est l’amour opiniâtre, car « Il faut bien aimer », qui pointe le bout de son museau ; museau d’Isha le chat, aux yeux calmes d’innocence qui ne cherchent pas à comprendre ce que les idiots, que donc nous sommes, voulons expliquer. L’omniprésence de l’animal, dans Incendire, pourrait sembler minimiser la souffrance humaine. Pourtant, en braquant la focale sur le monde muet de l’animalité, Cixous insuffle une tendresse salvatrice au sein d’un texte parcouru d’angoisse ; une force de vie et d’espoir qui répand son baume parmi les blessures, et sur les hématomes tatoués aux corps à force de chuter dans le labyrinthe identitaire, à force de tomber lors de cette fuite, qui n’en finit pas d’aller nulle part.

Qui n’en finit pas, et qui continue aujourd’hui encore à épuiser notre orange bleue jolie, trop jolie pour les traces rouges des pas qui la tachent. On aimerait trouver le moyen d’y mettre un point final, à cette course désespérée des peuples, dont les pieds se dérobent sous le sol, toujours le même, bombardé par l’horreur aveugle. On aimerait que la Fuite elle-même prenne ses jambes à son cou, et réapprendre à marcher sans avoir à tendre l’oreille, s’il fallait que l’orage donne encore de la voix. Et c’est peut-être parce qu’on ne le peut absolument, qu’il ne faut jamais cesser d’écrire et de batailler avec la langue, pour tordre le cou, au moins le temps d’un livre, au silence assourdissant qu’intime la terreur à ceux qui ne peuvent plus parler.

Crédit photo : Hélène Cixous par Francesca Mantovani © Editions Gallimard


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