Paul-Laurent Assoun est professeur émérite des universités et psychanalyste. Spécialiste de Freud et de Lacan, il est reconnu pour ses travaux sur l’inconscient. Dans son dernier ouvrage, Psychanalyse de la catastrophe (PUF), il pense en profondeur toutes les dimensions de ces retournements qui bousculent nos existences. Au moment où la post-modernité voit se profiler des crises multiples, ce livre nous confronte à la négativité inhérente à la vie humaine que la société techno-scientifique voudrait nous cacher.
D’emblée, Assoun nous fait remarquer la prolifération des discours portant sur la catastrophe à l’époque contemporaine : en effet, les injonctions à prendre du recul nous font manquer l’essence de cette dernière, il s’agit au contraire de se placer à l’épicentre de la secousse sismique, de « se prendre le réel en pleine tête » pour reprendre la formule tragique de Clément Rosset. Ainsi, la psychanalyse peut nous aider à affronter cette situation qui nous place « au pied du mur » : cette expression, appartenant au champ lexical de l’escrime, désigne le fait que l’adversaire ne peut plus ni avancer ni reculer.
Avant tout, il est nécessaire de rappeler que la catastrophe qualifie un retournement : apparentée à la mauvaise rencontre et au revers de fortune, celle-ci a comme caractéristique de nous faire tomber à la renverse ; d’ailleurs, il est courant d’entendre « Je suis tombé de haut ». Apparenté à la culbute, ce terme renvoie à une situation qui met notre vie sens dessus dessous ; si la plupart des langues européennes ne diffèrent pas du français (Katastrophe en allemand, catastrophe en anglais..), l’italien nous met sur une piste intéressante avec le mot disastro. Ici, nous sommes tentés d’y voir le « dés-astré » qui, sur le plan étymologique, nous rappelle celui qui est né sous une mauvaise étoile. En outre, la catastrophe renvoie à la calamité, orage ou grêle qui naguère détruisait les cultures de blé.
Parmi les nombreuses figures des catastrophes que peuvent éprouver les hommes, il existe celles provoquées par la Nature. Le cataclysme, synonyme d’inondation, bouleverse le cours des choses et sème la désolation, voire provoque la mort de milliers de personnes : le Déluge biblique en est le paradigme suprême. Afin de punir l’Humanité pécheresse, Dieu décide de noyer l’humanité sous les flots. Si les eaux peuvent nous catastropher, le séisme a également le pouvoir de faire trembler la terre. Les ondes sismiques qui ébranlent notre assise naturelle, font aussi vaciller nos repères spatio-temporels habituels. Quant aux éruptions volcaniques et aux tsunamis, ils ont le pouvoir d’engloutir les humains et de les « dé-payser », c’est-à-dire de les priver de haut et de bas : cette brutalité de la Nature à notre égard nous pousse à l’anthropomorphisme, pensons aux « rafales » de vent, terme guerrier, ainsi qu’à la « tourmente » dont la racine latine évoque la torture (tormentum). En effet, les chocs auxquels nous sommes confrontés ont pour conséquence une régression psychique nous menant à l’animisme. D’ailleurs, ne parle-t-on pas de « l’œil du Cyclone » ?
Enfin, le psychanalyste égrène, dans sa cartographie foisonnante, les catastrophes multiples qui accablent notre espèce : du Big Bang (« grand Boum ») à l’extinction des espèces, des bouleversements corporels, tel l’anorexie, à la Grande Dépression, les divers retournements du monde n’ont pas fini de nous affliger.
A présent, penchons-nous sur l’esthétique de la catastrophe décrite par l’auteur.
L’écriture du désastre
Tout d’abord, Assoun nous rappelle la grande tradition occidentale des méditations sur les ruines, celles-ci comportent à la fois un aspect visible et un aspect invisible. En effet, l’Acropole est le paradigme de la ruine visible, nous gardons de son existence moult décombres stylisés. Quant à la seconde, elle nous pousse à fantasmer (« produire une image ») la grandeur défunte d’une civilisation. Également, le voyeur des ruines, en contemplant celles-ci, fait l’expérience troublante de sa mortalité ; à l’instar du Qohelet biblique, il fait l’expérience aigüe de la vanité de toute chose : toute construction humaine n’est que « pâture au vent » (L’Ecclésiaste). Ici, il est difficile de ne pas penser à Chateaubriand et au voyageur cultivé Volney : les romantiques, dans un ensemble de descriptions hallucinatoires, tentent de faire revivre les grands chapitres de l’Histoire. Or, la grande loi de la Nature qui veut que tout périsse met un terme à ces velléités, Assoun cite notamment Freud pour qui la catastrophe est la loi qui préside à la destinée humaine. Les Lumières, éprises d’émancipation et proclamant la grandeur de l’Homme, ont aussi une part sombre : l’optimisme anthropologique ne peut occulter le ver dans le fruit de chaque civilisation, à savoir l’entropie, dissipation d’énergie à l’œuvre dans la Nature.
Cependant, le psychanalyste cherche également à démontrer qu’il existe un aspect positif à la ruine : l’idéologie ruinesque et le culte de la catastrophe peuvent susciter une forme de fétichisme. Cette dernière a un effet étrange, générateur à la fois d’angoisse et de jouissance. Également, la « grande entreprise de démolition » qu’est l’existence (Fitzgerald) a aussi des atours charmants pour l’adolescent, Chateaubriand écrivait ainsi : « Les ruines plaisent quand on est jeunes ». Alors que les adultes lui annoncent qu’il a « la vie devant lui », il peut avoir l’impression qu’au contraire, il est « condamné à vivre » ; ainsi, la perspective d’un naufrage sublime peut le ravir.
Non justifiable sur le plan métaphysique, la souffrance ne peut être comprise dans la grande trame d’une justice ourdie par un Dieu bon et tout-puissant
De plus, se confronter à un bouleversement nous empresse de nous interroger sur les fins dernières de nos vies, immanquablement Dieu nous vient à l’esprit. Le 1er novembre 1755, Lisbonne subit un tremblement de terre catastrophique qui tue environ 70.000 personnes : Voltaire, remonté par la Théodicée élaborée par Leibniz selon laquelle rien n’arrive sans raison, rédige le Poème du désastre de Lisbonne (1756) et un peu plus tard, Candide (1759). Non justifiable sur le plan métaphysique, la souffrance ne peut être comprise dans la grande trame d’une justice ourdie par un Dieu bon et tout-puissant : l’Homme est désormais seul avec sa raison et sa misère au sein de l’horreur cosmique. En 1958, le philosophe Marcel Conche écrit un célèbre texte à ce sujet : « La souffrance des enfants devrait suffire à confondre les avocats de Dieu ». Si nous calomnions notre créateur imaginaire nous dit Assoun, c’est encore une façon d’entretenir un rapport avec lui, même si ce dernier demeure catastrophique.
En outre, les cataclysmes amoureux ont aussi fait l’objet de textes sulfureux : Au XII ème siècle, le religieux Pierre Abélard rédige l’Histoire de ses malheurs (calamitatum) où il narre notamment la condamnation de ses thèses théologiques, ses amours impossibles avec Héloïse jusqu’à son émasculation commanditée par le père de la jeune femme, Fulbert. Huit siècles plus tard, la Première Guerre Mondiale fait rage : le poète Antonin Artaud compare cette expérience à l’irruption de sa puberté. Quant à Georges Bataille, auteur du Bleu du Ciel, il déclare au contraire que l’anomie généralisée de l’époque mène à un décuplement de l’érotisme, fut-il mortifère : assis sur un volcan existentiel, le nihiliste voit dans ce dernier à la fois une éruption de lave et un cratère désolé ; le « trou-matisme » est ainsi compris comme une « hétérologie », un partage de la désolation ambiante du protagoniste avec sa compagne.
Après la Seconde Guerre Mondiale, le dramaturge Samuel Beckett est la figure emblématique du nihilisme littéraire de l’époque : dans Le Dépeupleur (1970), l’auteur compare l’Humanité à une communauté d’insectes confinée dans un habitat en forme de cylindre, se mouvant sur les parois en une sorte d’autisme généralisé. Quant à l’héroïne d’Oh les beaux jours (1961), nous la regardons s’enfoncer dans le sol à la fin de la pièce, symbole du désastre à la fois nié et visible. Esseulé et sans God(ot), l’Homme post-moderne semble dériver dans une existence sans repères et catastrophée.
Attardons-nous maintenant sur l’approche psychanalytique du coronavirus par l’auteur.
De la condition pandémique
Lorsque le virus de la COVID-19 s’est répandu dans le monde, il a exposé plusieurs populations à la mort collective. Inventé au XVIIIème siècle, le terme de pandémie renvoie à un désastre qui touche la quasi-totalité d’une collectivité (pan). Quant à l’épidémie, celle-ci désigne un virus qui séjourne dans un pays puis qui se propage (epidemios). Durant un long moment, l’instance suprême pour nombre de pays qu’était la science a été désarmée face à une catastrophe, un retournement de situation dangereux pour des millions de personnes et cela sur une échelle planétaire.
A cette occasion, l’anthropomorphisme dont nous parlions plus haut a ressurgi de manière spectaculaire : perçue comme démoniaque, la notion de « maladie » s’accorde à celle de « mal ». Signifiant d’abord humeur puis poison, le virus a aussi l’acception de mauvaise odeur : en effet, lorsqu’il se diffuse, nous pouvons dire que cela sent mauvais.. Volatile et évanescent, le virus demeure néanmoins extrêmement résistant.
Dans Totem et Tabou, Freud démontre que la superstition est extrêmement présente chez les êtres humains, y compris chez les plus scientistes : les individus, durant la pandémie, avaient peur que le coronavirus s’installe en eux et les modifie, ils craignaient que ce dernier s’étende. A l’heure de l’arrogance moderne prétendant s’être défaite des préjugés archaïques, il est cocasse d’entendre certaines discussions dignes d’une réunion d’adeptes du spiritisme. Les signifiants du virus comme « hôte » ou « corps étranger », pourtant très rigoureux, soulignent cette tendance.
De plus, Assoun relève un autre fait intéressant : durant des millénaires, les pandémies ont été corrélées à la justice divine, pensons par exemple au prédicateur dans La Peste d’Albert Camus ; celles-ci étaient considérées comme un signe réprobateur du Tout-Puissant afin de punir ses créatures pécheresses. En 2020, lorsque le vaccin ne venait pas, nous avons ressenti « la misère de l’Homme sans Dieu » décrite par Blaise Pascal : d’après le psychanalyste, l’Autre transcendant à qui l’on pouvait jadis se confier faisait gravement défaut. Condamné au Huis-Clos sartrien, l’individu post-moderne ne pouvait s’empêcher de voir en l’autre un enfer potentiel et d’attendre fébrilement les concoctions d’un remède qui s’apparente peu ou prou à une potion magique. Irruption de l’insensé, la COVID-19 nous a aussi ramené à notre finitude dont nous ne voulions plus entendre parler. Le virus, « infection » au sens olfactif et infectieux, a été tout à la fois révélateur d’un refoulement organique et d’une angoisse due à une absence de transcendance. Dans une civilisation athée qui étend ses principes au monde entier, « l’idolâtrie de la vie » décrite par Olivier Rey a déchaîné les bavardages des uns et des autres sur fond de silence cosmique.
Livre exigeant et radical, Psychanalyse de la Catastrophe a le mérite de brosser les différentes figures majeures de ces chutes auxquelles l’Humanité s’est toujours confrontée. Au moment où, face à la crise climatique, les certitudes techno-scientifiques issues de l’humanisme européen se fissurent, cet ouvrage salutaire éclaire les zones d’ombre de nos existences afin de mieux les traverser.
. Paul-Laurent Assoun, Psychanalyse de la catastrophe, PUF, 2023
Illustration : Thomas Cole, The Course of Empire Destruction, 1836