La programmation de 77e édition du Festival d’Avignon donne une grande place aux propositions à vocation documentaire. Après Welfare et Baldwin and Buckely at Cambridge, nous avons assisté à Dispak Dispac’h, dispositif quasi-politique qui déplie avec simplicité et honnêteté la situation des personnes exilées en Europe. Dans l’espace reconfiguré du gymnase du Lycée Mistral, la metteuse en scène Patricia Allio invite spectacteur.ices et membres de la société civile à un saisissant moment d’écoute commune.
A l’entrée de la salle aménagée dans le gymnase du Lycée Mistral, on nous demande de retirer nos chaussures. Geste d’ordinaire insignifiant et quotidien, mais tellement inhabituel dans une salle de théâtre, qu’il marque immédiatement une rupture avec l’expérience classique de spectatrice. C’est donc pieds nus que nous nous installons sur les praticables installés en quadrifrontal autour de la scène. Pas de chaises non plus : nous partageons avec nos voisins l’espace des gradins. En se débarrassant l’air de rien d’éléments qui nous individualisent (chaussures, fauteuils), Patricia Allio nous invite subtilement à refaire communauté d’une manière qui n’est pas seulement fictive et abstraite mais vécue et ressentie, jusque dans nos corps. Un fil rouge de Dispak Dispac’h, l’une des pièces les plus marquantes de cette 77ème édition, spectacle documentaire bouleversant qui fait entendre la situation des personnes exilées en Europe.
S’ouvrir se révolter, un programme pour ce moment partagé, qui propose une autre forme que celles du théâtre.
La metteuse en scène nous explique alors la signification de ce titre : en breton, “dispak” signifie “ouvrir”, “déplier”, et “dispac’h” signifie “révolte”. S’ouvrir se révolter, un programme fort pour ce moment partagé, qu’il est en vérité difficile d’appeler spectacle, tant il propose une autre forme de mise en commun d’un enjeu que celles du théâtre. Patricia Allio lui préfère le terme d’agora, et cherche à “rendre poreuse la frontière entre l’art et le militantisme”. Là où Julie Deliquet mettait en avant la théâtralité des situations dans son adaptation de Welfare (lire notre critique), Dispak Dispac’h défait cette attente, la rend hors-propos, en nous accueillant en position non de public passif, mais d’auditoire, de témoins, de citoyens, et en nous faisant venir sur scène dans le même espace que les intervenants et acteur.ices dans la seconde partie, sur les “bancs d’utopie” de l’artiste Francis Cape.
Avant cela, dans la première partie, nous avons écouté, avec grande attention et le cœur tremblant, la reprise de l’acte d’accusation du Tribunal Permanent des Peuples à l’encontre de la France et de l’Union Européenne au sujet de leurs politiques migratoires. Factuel et documenté, ce texte sans concessions – rédigé en 2018 par un ensemble d’associations pour ce tribunal d’opinion indépendant – fait la liste funeste de toutes les violations des droits fondamentaux des personnes migrantes et réfugiées par l’Etat et les instutitions européennes. Violations de la dignité des personnes, de leur droit à la liberté, à l’égalité de traitement, à la libre circulation, etc. : autant d’exactions mises en évidence par l’énumération des dispositions légales anti-migrants, des actions de l’entreprise Frontex en Méditerranée ou aux frontières terrestres de l’UE, du nombre de CRA (centres de détentions pour personnes exilées) construits en Europe… Autant d’exemples qui bafouent à la fois la déclaration universelle des droits de l’homme, les conventions internationales, dont la convention de Genève, ratifié par les Etats, et les propres lois internes à l’UE et à la France. Sans en rajouter, l’énoncé des faits se suffisant à lui-même, l’actrice Elise Marie redit ce texte devant nous – ni (ré)interprétation ni (ré)incarnation, seulement une nouvelle itération de cet acte d’accusation qui n’a rien perdu de son actualité.
Il ne se passe cependant pas rien au plateau, puisque l’accusation est ponctuée à la fois par la présence du danseur Bernardo Montet, qui vient traduire en corps, dans une grande humilité, les émotions que nous ressentons à l’écoute de cette énumération de violences, et par le dépliage au sol d’une grande carte de l’Europe. Sur celle-ci, les intervenant.e.s et interprètes viennent coller des dizaines et des dizaines de gommettes, chacune correspondant à un centre de détention de personnes exilé.e.s – manière de mettre une image, simple et brute, sur les faits rapportés –, tandis que des banderoles anti-répression se déploient autour de nous en arabe et en français.
L’espace unique et sensible créé par Patricia Allio permet à ces témoignages de nous parvenir, nous mettant en situation d’écoute et de solidarité.
C’est dans sa deuxième partie que Dispak Dispac’h sort définitivement de la forme théâtrale, et ouvre un espace bouleversant d’humanité. Dans celle-ci, après nous avoir invité.e.s à prendre place sur des bancs de bois au plateau, disposés de manière à se voir et à s’entendre les un.e.s les autres, plusieurs témoins prennent alors la parole pour relater leur expérience personnelle. Nous écoutons Gaël Manzi, militant et fondateur de l’association d’aide aux migrants Utopia 56, nous raconter l’organisation de l’aide alimentaire sur la “jungle” de Calais, les violences de la police lors des distributions de nourriture, les mineurs errants dans l’hiver après la destruction du camp, les arrêtés municipaux entravant l’action des militants, le harcèlement des forces de l’ordre… Nous écoutons Marie-Christine Vergiat, ex-députée européenne et vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, revenir sur les responsabilités de l’Union Européenne et de la France, ouvrir des politiques alternatives qui pourraient être mises en place, nous faire reprendre conscience de la différence de traitement entre réfugié.e.s africain.es.s et ukrainien.ne.s… Stéphane Ravacley, boulanger, faire le récit les larmes aux yeux de sa grève de la faim pour permettre à son apprenti guinéen de garder son emploi et de ne pas être renvoyé, et David Yambio, réfugié soudanais et fondateur du mouvement Refugees in Lybia nous raconter comment il a survécu à trois guerres civiles enrôlé de force dans les armées soudanaises ou libyenne, à cinq tentatives de traversée de la Méditerranée, à l’enfermement et à la violence physique dans des camps en Libye, le tout à moins de 21 ans, avant de réussir à arriver en Italie. Nous entendons également la voix de Mortaza Behboudi, journaliste afghan réfugié en France depuis plusieurs années, et actuellement détenu par les talibans depuis le 7 janvier. Leurs mots et leurs présences sont directs, honnêtes, vivants. Assis à côté d’eux, nous partageons par l’attention portée au récit leurs peines et leurs combats.
Ces prises de paroles, fortes de l’authenticité et de la légitimité de l’expérience vécue, sont poignantes. Sans qu’aucun.e des intervenant.e.s ne cherche particulièrement à obtenir une réaction spécifique du public, ce qu’elles rapportent dévaste, dégoûte, scandalise, révolte, ou donne espoir tour à tour. Ils et elle nous mettent face aux responsabilités de nos institutions politiques, au racisme de nos sociétés, aux renoncements de nos représentant.e.s L’espace unique et sensible créé par Patricia Allio permet à ces témoignages de nous parvenir, nous mettant en situation d’écoute et de solidarité. Sans pathos, avec l’honnêteté d’une position qui se présente à nous et ne prétend à aucune supériorité morale ou universalisme surfait, elle donne la place et la parole à celles et ceux qui vivent malgré la répression étatique et agissent contre elle. Dispak Dispac’h devient ainsi, plus qu’une simple expérience théâtrale ou documentaire, un espace militant, un moment essentiellement politique, une assemblée provisoire où se raconte la violence du monde et où se forme une puissante compassion et une envie commune d’abattre murs et frontières. S’ouvrir se révolter.
- Dispak Dispac’h, mise en scène Patricia Allio, avec Patricia Allio, Mortaza Behboudi, Gaël Manzi, Elise Marie, Bernardo Montet, Stéphane Ravacley, Marie-Christine Vergiat et David Yambio, du 15 au 21 juillet au Gymnase du Lycée Mistral
- Pétition pour la libération de Mortaza Behboudi : https://rsf.org/fr/%23FreeMortaza
Crédit photo : @ Christophe Raynaud de Lage