Ellipses : le texte et le territoire

Ce printemps, Théâtre Ouvert accueille la 8e édition du festival Zoom, un focus sur les écritures contemporaines qui fait entendre des textes inédits de jeunes auteur·ices. Dans des dispositifs volontairement sobres, on y réinvente le traditionnel code de la lecture au pupitre pour laisser la part belle aux textes et aux voix. Zone Critique a pu entendre les prémisses du réjouissant projet Ellipses.

Textes sauvages

Le public est pris à parti comme un membre actif de la dramaturgie.

Ce soir à Théâtre Ouvert, le collectif les Grandes Marées donnait à entendre deux textes du projet Ellipses. Commandés à quatre autrices, ces textes sont destinés à être joués in situ, dans des lieux non théâtraux, en territoire. Ecrits respectivement pour un bus, un restaurant, chez l’habitant ou dans un « espace reculé », ces textes empruntent aux codes de la déambulation, du théâtre de rue, des performances en appartement… Un code où le public est pris à parti comme un membre actif de la dramaturgie : nous ne sommes plus le public anonyme et invisible de la salle de spectacle mais un groupe intégré d’une manière ou d’une autre à la fable théâtrale, brouillant les frontières – ce soir touristes en vadrouille ou assemblée secrète.

Deux textes frais et drôles, pleins d’une fantaisie revigorante.

Bien sûr, comme nous le rappelle le metteur en scène Pierre Cuq au début de la soirée, ici à Théâtre Ouvert il nous a fallu un petit effort d’imagination pour se représenter le cadre qui donne toute la saveur aux textes. Mais les incroyables comédien·nes nous font vite oublier les pupitres et l’éclairage fixe. Dans cet exercice si particulier, les mots prennent toute la place, ils construisent autour de nous les mirages. Pierre Cuq mise ici sur un engagement physique intense des comédien·nes, quelques citations musicales contextuelles et un code de déplacements très simple pour délivrer deux histoires improbables, très différentes, mais toutes deux portées par une poésie du lieu. Deux textes frais et drôles, pleins d’une fantaisie revigorante malgré la présence de thèmes plus sombres qui louvoient en arrière-plan – tourisme de masse et écologie, théorie du complot et grand remplacement.

Changer ses plans

C’est un peu de cela que parlent ces textes in situ : partir du quotidien pour rouvrir les lignes de fuite.

Dans le premier texte écrit par Penda Diouf, En bout de course, un jeune animateur dont c’est le premier jour de travail tente de dynamiser une croisière de tourisme en bus qui s’annonce difficile. Le chauffeur n’arrive plus à démarrer l’engin et donne des coups de poing à un ennemi imaginaire ; la dépanneuse tarde à arriver ; et l’animateur finit par découvrir un nuage qui a élu domicile au fond du bus, et qui tente de dévier la course du voyage… Si Penda Diouf joue majoritairement avec les codes du voyage organisé, qui nous fait rire jaune dans un mélange de gêne et de sympathie – il faut noter l’engagement absolu de Bastien Fontaine-Oberto dans le rôle du gentil Sylvain, dévoué à la cause de l’amusement général avec l’énergie du désespoir – quelque chose se soulève d’un coup avec l’arrivée du nuage qui vient alors éparpiller nos codes pour nous projeter ailleurs. Sans crier gare, la poésie débarque dans le bus, elle vient nous parler de phares, de chemins de traverse et d’âmes errantes, et ramener brusquement la tendresse. Au fond, il semble que c’est un peu de cela que parlent ces textes in situ : partir du quotidien pour rouvrir les lignes de fuite, les perspectives. Le voyage ici est à la fois littéral – les spectateur·ices seront bien dans un bus qui roule ! – et symbolique, toujours, ouvrant sur d’autres voyages possibles hors de la route toute tracée des lieux instagrammables : une terre de l’enfance quelque part qui attend notre retour.

Le hors-lieu

Le texte de Marylin Mattei est un véritable cadeau de jeu.

Dans Rabbit Hole, le second texte écrit par Marylin Mattei, complice de Pierre Cuq depuis Seuil, trois personnages douteux se retrouvent dans le fameux « lieu reculé » (que de perspectives ouvertes à la mise en scène : grotte ? cave ? usine abandonnée ?) pour y tenir l’assemblée générale de leur groupe secret, la « Citadelle ». Tout y est : les gestes codifiés, les rituels, les noms transformés, les costumes. Les membres se sont rencontrés sur le jeu vidéo Castel Warrior, qui semble se situer dans une sorte de Moyen-âge de carton-pâte, dont certains ne sont pas tout à fait sortis – mention spéciale à Baptiste Dupuy, exceptionnel en hacker illuminé persuadé d’être un chevalier de la table ronde. Et si l’on y retrouve les codes de la culture pop complotiste, comme la pilule rouge ou bleue de Matrix, et un soupçon de théorie du grand remplacement qui ne dit pas son nom, le texte de Marylin Mattei se révèle un véritable cadeau de jeu pour les comédien·nes qui s’emparent avec gourmandise de ces personnages beaucoup trop intenses, habités par la crainte, la haine et l’absolutisme, convaincus d’être dans le bien, prêts à dénoncer leur prochain et au bord d’une cocotte-minute de violence. Le tout est terriblement drôle ; Marylin Mattei nous maintient à la fois dans une distance ironique face à ces grands enfants qui jouent un peu trop sérieusement aux super-héros, sans négliger une lecture très consciente des mécanismes politiques qui s’y jouent. Le fait de découvrir ce texte en lecture ouvre d’ailleurs des niveaux de réception étonnants. Je n’étais parfois plus très sûre d’où nous nous trouvions : cette conversation avait-elle lieu sur un forum discord de jeu vidéo ? Au fond ces trois voix étaient-elles des avatars en armure pixellisées ?  Où était exactement le lieu reculé ? C’est bien la puissance du texte : c’est de la confusion des niveaux de réalité que semble venir l’explosion de la violence.

En ancrant ses textes dans un territoire, le projet met celui-ci en question : comment penser le hors-lieu ?

Au fond, en déplaçant le théâtre hors de la salle de spectacle, ces textes interrogent le lieu en lui-même : sa fonction, sa possibilité, ce qu’il représente et s’il est possible ou non de le transformer – changer la course, dérailler. En ancrant ses textes dans un territoire, le projet met celui-ci en question : comment penser le hors-lieu ? Que se passe-t-il hors-champ, ailleurs ? Peut-on quitter le lieu, vers les chemins de traverse du nuage, ou le « dehors » dont parlent les membres de la Citadelle ? Qu’adviendra-t-il alors ? S’étouffer, ou s’envoler. Au public de choisir son camp. Un très beau projet étonnant à suivre dans toute la France – hors les murs.

  • Ellipses, un projet de la Cie les Grandes Marées, mise en voix et direction de Pierre Cuq, sur des textes de Penda Diouf, Marylin Mattei, Claire Barrabès et Julie Ménard. En tournée en France en 2024.

Crédit photo : (c) DR


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