Avec Figures, présenté au Théâtre de la Cité Internationale et soutenu par le programme New Settings de la Fondation d’entreprise Hermès, Dalila Belaza prolonge la réflexion chorégraphique entamée en 2021 avec sa précédente création, Au cœur : explorer les frictions entre tradition et modernité afin d’inventer une “langue commune”, prenant ici la forme d’une “danse traditionnelle sans culture, sans origine, ni territoire”. Citant Constantin Brancusi, qui affirmait : “Moi, avec mon nouveau, je viens de quelque part de très ancien”, la chorégraphe et interprète sculpte, par ses gestes ritualisés et par la création des “états de lumière”, la trame obscure d’un récit à la fois séculaire et fictionnel.
Ce qui naît des f(r)ictions
En se jouant habilement de nos imaginaires, Dalila Belaza parvient ainsi à convoquer, sur un plateau nu et intégralement vierge de référence, les réminiscences d’une tradition qui n’est pourtant que fiction.
Tournée vers le ciel, le cœur ouvert et les pieds dans le sol, Dalila Belaza imagine une danse à la grammaire terrestre. Son corps se fait signe : par ses gestes précis et répétitifs de la main, du bras, de la tête, elle nous conte le récit-rituel d’une histoire ancestrale, incarnation de “l’intemporel et de l’universel de la tradition”. Le caractère cérémoniel de Figures est pourtant dénué d’un véritable ancrage folklorique, car cette danse ne fait pas référence à un pré-existant : elle est “imaginée, inventée, libre”. Elle n’est pas non plus une pure abstraction : ce geste de la main, cette démarche ou encore ce rythme convoquent les représentations qui façonnent notre imaginaire et teintent le regard que nous portons sur ses danses. Le travail sonore, qui accompagne la cérémonie, a, lui aussi, “une incidence directe sur la reconnaissance, l’acceptation de ce qui est donné à voir. Il s’appuie sur des procédés de superposition, de changement d’amplitude, de variation rythmique.” Cette boucle sonore évolutive et hypnotique, composée de chants, de percussions, de cordes et de quelques bribes indéfinissables, est elle aussi travaillée de façon à tisser des liens entre l’ici et l’ailleurs, le passé et le présent. En se jouant habilement de nos imaginaires, Dalila Belaza parvient ainsi à convoquer, sur un plateau nu et intégralement vierge de référence, les réminiscences d’une tradition qui n’est pourtant que fiction.
Faire émerger l’onirisme
Dalila Belaza danse à la frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas.
Cette danse, dit-elle, s’insère dans un imaginaire qui est avant tout invoqué par la lumière. Sur le plateau, celle-ci préexiste à toute autre forme de création et, par sa puissance évocatrice, supplante le geste. Cela donne lieu à des jeux d’apparition et de disparition, peut-être ce que Dalila Belaza appelle “états de lumière”. Ce seraient eux qui, suggérant un visage, une image, un signe, nous font voir le cérémonial, au-delà de la virtuosité du geste. Ils sont matière et principe unique de mise en scène. Ni fonctionnel, ni efficace, l’éclairage est signifiant, désignant soudainement un espace vide, puis l’interprète, avant de balayer la scène d’une inquiétante lueur rouge. Cependant, plus importante encore que la lumière, c’est la pénombre qui permet à Dalila Belaza de travailler ce qui est au cœur de sa création : l’onirisme. Si la danse est mue par un récit indéfinissable, une mémoire ancestrale jamais explicitée, un folklore qui n’est ni donné ni incarné, c’est que la chorégraphe cherche à créer de l’informe. Nous ne devons pas être en mesure de dire ce que nous avons vu et entendu, car Dalila Belaza danse à la frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas. Ainsi, si la chorégraphie et la bande sonore jouent avec nos représentations, la lumière, elle, permet à l’imagination de naître.
La mécanique hallucinatoire du noir
Cet être fantasmagorique, enveloppe de matière à mi-chemin entre la marionnette et la sculpture, semble émerger du fin fond de nos cauchemars d’enfants.
Un son rauque, comme le déferlement infini des vagues qui se brisent et deviennent de l’écume. La lumière, tellement faible, les yeux qui peinent à s’habituer à cette pénombre. Dans le noir infini, grossit l’inconnu, quand soudain, un mouvement minuscule, imperceptible. Une figure monstrueuse, informe, se tient là, debout. Imaginé et réalisé par l’artiste plasticienne Jeanne Vicérial, ce “personnage matière” a tout de l’engeance de la pénombre. Est-elle bien là, cette forme, ou bien l’avons-nous imaginée ? Serait-ce une création de notre esprit, qui, par paréidolie, cherche à distinguer une forme connue dans l’obscurité ? Dalila Belaza, en usant de la mécanique du noir, se joue encore une fois de notre perception. Cet être fantasmagorique, enveloppe de matière à mi-chemin entre la marionnette et la sculpture, semble émerger du fin fond de nos cauchemars d’enfants, d’une mémoire ancienne, du souvenir d’une peur archaïque. Tour à tour incarné puis inerte, il est à la fois l’autre, le double et le compagnon de danse de Dalila Belaza. Comme une divinité étrange, invoquée par le rite, qui redeviendra ombre parmi les ombres lorsque la lumière se rallumera.
- Figures, conception, interprétation, direction artistique, chorégraphie, son et lumière Dalila Belaza, création personnage matière Jeanne Vicérial, doublure personnage matière Aragorn Boulanger, présenté les 17 et 18 avril 2023 au Théâtre de la Cité Internationale.
- Le 27 mai, Dalila Belaza présentera une performance dansée au CND de Pantin dans le cadre de la journée évènement 1km de danse. Les 26 et 27 juin, aura lieu la première de sa nouvelle création, Rive, dans le cadre du Festival Montpellier Danse.
Crédit photo : © Tanja Kernweiss