Katia Kameli – « Hier revient et je l’entends »

Artiste reconnue de la scène française et internationale, Katia Kameli est une artiste contemporaine post-coloniale qui a marqué les esprits aux Rencontres de la photographie d’Arles en 2021 avec son exposition « Elle a allumé le vif du passé ». Cette exposition – qui résume bien la démarche artistique de Kameli – interroge l’histoire et les mémoires collectives à travers un travail de recherche. Effectivement, tout au long de son œuvre Katia Kameli questionne la manière dont se façonnent les histoires et avec elles, la mémoire. « Hier revient et je l’entends » prend place dans deux lieux d’exposition distincts. À l’Institut des Cultures d’Islam, Kameli nous propose une sorte de rétrospective de son travail, et à Bétonsalon, dans le 13e arrondissement, l’artiste présente son travail en cours, Le Roman algérien. Cette exposition interroge la puissance occidentale sur les pays orientaux. Katia Kameli s’y fait passeuse de l’histoire de deux territoires en questionnant la mémoire collective.

Des récits oubliés 

Dans son exposition, Katia Kameli pense ses œuvres comme des romans, des ouvrages littéraires qu’elle divise en plusieurs chapitres, permettant ainsi de les écrire et de les nourrir avec le temps. Cette dimension littéraire est importante dans son œuvre. Ici, elle adapte des contes orientaux méconnus, oubliés, pour les faire découvrir au grand public et notamment à une audience occidentale. À l’Institut des Cultures d’Islam, Kameli crée des œuvres à partir de références littéraires. Dans son installation Le Cantique des oiseaux, elle interprète un conte du poète persan Farîd od-dîn’ Attar, écrit au XIIe siècle. Cet auteur a écrit de nombreux ouvrages moraux et mystiques. Celui-ci, La Conférence des oiseaux, met en scène trente oiseaux qui partent à la recherche de Simurgh, leur roi. Pour ce faire, les oiseaux doivent traverser sept vallées qui personnalisent des étapes de vie. Chaque oiseau personnifie un aspect de l’âme humaine associé à un péché. Simurgh, le roi des créatures ailées, signifie trente oiseaux en persan. Ainsi, à la fin de leur périple, les trente oiseaux découvrent leur moi profond. Les oiseaux représentent alors l’âme humaine en quête de vérité et d’identité. Le Cantique des oiseaux se veut être un voyage intérieur qui est aussi un retour à l’origine.

Les Animaux malades de la peste, 2016, impression fine art, dorée à la feuille d’or

Cette question dominante des origines dans le travail de Katia Kameli est aussi interrogée d’une manière tout à fait différente dans Stream of Stories. Le cycle Stream of Stories est une œuvre protéiforme, composée à la fois de vidéos, d’une installation sonore, de collages, masques, tapisserie… Divisée en 6 chapitres, Stream of Stories interroge les origines littéraires et les sources d’inspiration des Fables de Jean de La Fontaine. Katia Kameli remonte alors l’histoire de ses fables modernes à l’époque pré-islamique. Dans le chapitre 6 de Stream of Stories, Katia Kameli met en scène la comédienne Clara Chabalier dans une vidéo ; elle nous raconte l’histoire de ces fables oubliées, ou effacées de l’histoire et de la mémoire occidentale. Le Panchatantra est écrit au IIIe siècle par le brahmane Vishnusharman pour un jeune prince indien. Ancêtre des Fables de La Fontaine, il s’agit d’un recueil d’apologues qui mettent en scène des animaux aux comportements étrangement humain. Ce recueil s’est répandu dans une grande partie de l’Asie pour être finalement traduit en perse puis en arabe à la demande de l’empereur Khosro Ier. L’ouvrage devient alors le Kalila wa Dimna avant d’être largement diffusé en Occident par la suite. Kameli prend notamment comme exemple la fable de La Fontaine Les animaux malades de la peste et montre en quoi elle reprend des histoires bien antérieures. À travers ses collages, Katia Kameli tente de faire dialoguer les œuvres littéraires pour mettre en lumière les ressemblances et les emprunts qui ont été faits au cours du temps. Elle nous donne à voir une hybridation de l’histoire : « Je fais coexister des styles des époques et des cultures différentes pour les réconcilier au présent ». Par ailleurs, à Bétonsalon, Katia Kameli accompagne son Roman algérien d’extraits du premier film algérien réalisé par une femme : La nouba des femmes du mont Chenoua (1976) d’Assia Djebar. Elle montre un film oublié, et pourtant important pour l’histoire de l’Algérie.

La mémoire au service d’une quête d’identité

Plus récemment, Katia Kameli propose de déconstruire le mythe colonial en donnant la parole à un peuple, en filmant l’Algérie, en racontant l’histoire et les souvenirs du passé. Le Roman algérien se donne cet objectif. Ce film composé en trois chapitres interroge l’Histoire algérienne et les effets du colonialisme sur cette société. À travers l’approche documentaire, Katia Kameli questionne les enjeux liés à la mémoire et à la réécriture de l’histoire dans une perspective décoloniale. Elle montre l’importance de la mémoire pour construire une identité algérienne. « Le Roman Algérien est une vidéo pensée comme une immersion dans l’histoire Algérienne, et dans la mémoire des hommes au travers d’une collection d’images ». Kameli fait témoigner des habitants d’Alger, premiers concernés par la colonisation française, dont le récit a souvent été oublié ou tu. Elle montre ainsi la volonté de redonner la parole à un peuple pour se réapproprier leur histoire. Le Roman algérien explore les différentes dimensions de la mémoire, qu’elle soit individuelle, collective, historique ou culturelle. Kameli utilise les mémoires individuelles pour mettre en exergue une mémoire collective. Elle explore les différentes façons dont la mémoire collective est transmise et préservée, en utilisant notamment des archives, des témoignages et des récits de vie. L’artiste interroge les impacts de la colonisation et la manière dont cette dernière a influencé la construction de l’identité algérienne.

À travers l’approche documentaire, Katia Kameli questionne les enjeux liés à la mémoire et à la réécriture de l’histoire dans une perspective décoloniale. Elle montre l’importance de la mémoire pour construire une identité algérienne.

Dans le premier chapitre du Roman, Kameli nous montre un kiosque qui expose une collection de photographies. Katia Kameli veut “interroger les Algériens sur leur relation à l’image et leur manière de percevoir cet espace-là”. Elle interprète le succès de ce stand comme un besoin algérien de connaitre son passé et son histoire après une période d’acculturation. En 2016, Katia Kameli et Zineb Sedira participent à l’exposition « Made in Algeria : Généalogie d’un territoire » au MuCEM où elles questionnent toutes deux la présence française dans le territoire et la mémoire algérienne.

Exposition et histoire contée par les femmes

Cette exposition nous transporte dans un univers oriental, elle nous invite au voyage, dans le temps et dans l’espace. Katia Kameli nous raconte ces histoires à travers la voix de femmes ; des comédiennes qui deviennent conteuses, des photographes, des musiciennes, des philosophes… D’abord dans le Cantique des oiseaux, Katia Kameli fait appel à des musiciennes professionnelles qui donnent vie et animent ses sculptures-instruments. Dans la vidéo L’envol, ces femmes incarnent chacune un animal du conte médiéval persan et traversent Paris. Dans Stream of Stories, la comédienne Clara Chabalier incarne la figure d’une conteuse, à l’image d’une “Shéhérazade moderne”. À travers une série de vidéos, elle s’adresse frontalement au spectateur pour rectifier l’histoire, raconter les origines de la création des fables du Panchatantra et du Kalila wa Dimna. Finalement, dans Le Roman algérien on retrouve aussi cette volonté de donner voix aux femmes puisqu’elle interviewe des femmes, algériennes, professionnelles, etc. Elles nous racontent leur métier, leur expérience et leur vécu. De plus, Kameli met en lien son propre récit et celui des femmes avec le premier film réalisé par une cinéaste algérienne : La nouba des femmes du mont Chenoua (1976) d’Assia Djebar. Ce film met en scène des questionnements sur la notion de mémoire, d’histoire et de présent, en donnant la parole aux femmes algériennes de la résistance. Par ailleurs, le titre l’exposition « Hier revient et je l’entends » est également emprunté à Assia Djebar, tiré de son recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement (1980). 

Le Roman algérien, 2017, chapitre 2, 2017 © Katia-Kameli, ADAGP

Katia Kameli investit les deux lieux de l’exposition avec une scénographie immersive. D’abord à l’ICI, le visiteur est plongé dans un paysage oriental avec une fresque à la palette pastel. Le Cantique des oiseaux est une installation sculpturale et musicale. On entend la musique produite par les sculptures d’oiseaux-instruments. Il y a également une installation sonore, On nous l’a dit et on l’a cru, relié à Stream of Stories, qui raconte les origines des Fables de La Fontaine. A Bétonsalon cet aspect intimiste et immersif est renforcé par la black box qui nous plonge dans le noir et nous coupe de l’extérieur. Ce procédé permet au spectateur de réfléchir à son propre rapport à l’histoire et vise à développer chez lui une réflexion. Il est facile de plonger dans l’œuvre de Katia Kameli par la pluralité des médiums qu’elle exploite et son approche polysensorielle qui permet de toucher un plus large public. Kameli nous propose un cadre propice au voyage, où le visiteur se laisse porter par les histoires de l’artiste. 

Un article de Mélusine Pascal

Institut des Cultures de l’Islam – 19, rue Léon, 75018, Paris.

Bétonsalon – centre d’art et de recherche : 9, esplanade Pierre Vidal-Naquet, 75013, Paris

Illustration : Le Cantique des oiseaux, 2022, neuf sculptures musicales en grès chamotté


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