Édité et présenté par Régis Tettamanzi, professeur de Littérature française à l’Université de Nantes, expert éminent des écrits céliniens, Londres, nouvel inédit issu des manuscrits de l’auteur, publié par Gallimard en octobre 2022, ouvre une brèche étonnante dans une œuvre trop souvent réduite à ses débordements antisémites et ses réflexions nihilistes sur fond du premier conflit mondial.
Après Guerre, voici Londres deuxième publication exhumée des feuillets manuscrits de Louis-Ferdinand Céline réapparus en août 2021 et dont l’exploitation commerciale n’a de cesse de réjouir les éditions Gallimard.
Si j’ai mis longtemps à terminer Londres, c’est d’abord parce que le texte est bien plus long que Guerre – presque 500 pages en collection Blanche. Ce qui lui donne davantage l’apparence d’un projet romanesque autonome. Alors que Guerre avec sa petite centaine de pages évoque plutôt une suite de séquences plus ou moins ébauchées et finalement écartées par l’auteur.
Deuxième raison qui explique la tardiveté relative de cette recension, c’est que j’ai eu du mal à terminer le livre. Il faut bien l’admettre. Occasionnellement présenté comme un roman inédit, il ne s’agit en réalité que d’un premier état de rédaction, d’un manuscrit de travail. Probablement rédigé autour de 1934. C’est-à-dire après la publication de Voyage au bout de la nuit (1932) et avant celle de Mort à crédit (1936); texte sur lequel Céline a par la suite porté toute son attention au point de délaisser le manuscrit aujourd’hui publié. D’où, dans Londres, un faisceau de faiblesses, d’inaboutissements, d’incongruités, de doublons.
L’enchaînement des quarante-quatre scènes distribuées en trois parties relatant les tribulations de Ferdinand dans le milieu des proxénètes français à Londres durant la Grande Guerre ne se fait en effet pas toujours sans difficultés. L’intrigue a parfois tendance à tourner en rond, à piétiner sur place. Ou bien d’avancer trop vite, par bonds. Certains fils narratifs sont d’ailleurs plus développés que d’autres. Je pense à la relation presque amicale qui lie Ferdinand à Cantaloup, figure de proue des souteneurs français opérant à partir de Leicester Square dans le West End londonien. Ou bien à celle qu’il entretient avec la prostituée Angèle, déjà présente dans Guerre. De l’autre côté, les rapports avec la danseuse américaine Lady qui pourtant sauve Ferdinand du désespoir en le recueillant temporairement chez elle ou l’épisode relatant l’échappée campagnarde des proxénètes au manoir du farfelu et très proustien baronnet Lawrence Gift ne dépassent pas le stade de croquis.
L’impression d’être en présence d’une ébauche inégalement travaillée se renforce au niveau des personnages. Dont certains seulement prennent de l’épaisseur. En plus de Cantaloup et d’Angèle ce sont plus concrètement l’ancien anarchiste Borokrom, le médecin juif polonais Yugenbitz et le placeur Julien Tregonet dit Moncul qui viennent enrichir le panthéon, pourtant déjà bien garni, des personnages hauts en couleur peuplant l’imaginaire littéraire de Céline.
Un diamant à l’état brut
Version préparatoire donc. Pourtant Londres n’est pas sans intérêt. Bien que par moments le manque de fluidité, de rythme, de musique (pour reprendre un terme cher à Céline) ne facilite pas la lecture, le texte offre la possibilité, plutôt exceptionnelle, de prendre place à la table de l’auteur, à lever, du moins un peu, ce voile réputé opaque qui couvre la création littéraire. Surtout si l’on se souvient de Guignol’s band, cet autre roman londonien de Céline publié juste avant la Libération et figurant aujourd’hui encore parmi les textes les moins connus de l’œuvre. En lisant l’un à la lueur de l’autre, on constate effectivement que Céline travaille par couches superposées. Que ses intrigues se mettent en place à force de réécritures, de reprises, de coupures, de compressions, etc. Les notions d’effort et de travail continuel, revendiquées avec virulence par Céline, gagnent dès lors en substance.
Notons aussi que même à l’état brut Londres contient de véritables perles. Comme par exemple ces phrases à caractère aphoristique qui agrémentaient déjà Voyage au bout de la nuit et dont elles reprennent souvent la lucidité désillusionnante : « Qui va si loin chercher la Guerre et le Bon-Dieu mérite de rencontrer l’infini. »; « [C]’est jamais la nécessité, c’est la méchanceté qui fait crever l’homme » ; « Le néant faut s’en méfier c’est qu’une promesse. » ; « C’est pour les chiens et les gens du monde de se marrer en public ». Et on pourrait facilement en ajouter d’autres.
J’ai également été touché par certaines scènes extravagantes au comique déroutant. À l’instar de la formidable correction verbale qu’inflige Cantaloup au proxénète corse Sabiani à propos d’une claque que ce dernier assène à sa môme en public afin de la dresser. Ou encore – pour ne citer que ces deux exemples – lorsque, vers la fin du texte, le narrateur délaisse momentanément son récit pour accoster directement le lecteur en le confrontant avec ce que l’on pourrait lire comme une justification des choix biographiques fait par l’auteur Céline: « maquereau ? médecin ? c’est compliqué. Finir écrivain qui mange c’est beau ! ».
Un nouveau pan de l’œuvre
Néanmoins, il faut se méfier de lire Londres comme un récit autobiographique, même romancé. Alors qu’il est évidemment aisé d’établir des ponts entre la biographie de Louis Destouches et le parcours du personnage fictif qu’est le Ferdinand de Londres. Et les analyses qui tenteront de revoir la première à partir du second ne cesseront d’enrichir une bibliographie déjà volumineuse. L’apport majeur de Londres me semble cependant se situer du côté de la littérature. Trois pistes pour étayer cette suggestion.
1 : Londres apporte un élément supplémentaire – et de taille – à cet édifice qu’est dans l’œuvre célinienne la tentative d’écrire un roman anglais. La publication posthume du Pont de Londres (1964) ainsi que le manuscrit de ce qu’aurait pu devenir Guignol’s band III (v. l’appendice du tome III des romans de Céline dans la Pléiade) témoignaient déjà des difficultés que l’auteur rencontrait au cours de ce projet. Les feuillets retrouvés ne font que renforcer cette impression. Au point d’avancer l’hypothèse qu’au final l’épisode londonien a résisté à Céline écrivain.
2 : À partir de Londres des liens se tissent vers d’autres pans de l’œuvre. Vers Voyage au bout de nuit: pour ce qui est des événements de la Grande Guerre évoqués en arrière-plan. Vers Guerre, bien sûr. Et ceci non seulement à cause des personnages d’Angèle, de Purcell et de Ferdinand dont Londres relate la suite du parcours. Vers Mort à crédit: pour ce qui est du vocabulaire vulgaire et même pornographique. Mais aussi vers Bagatelles pour un massacre (1937): notamment pour ce qui est de l’évolution que connaît le personnage de Borokrom. Et L’Église (1933): pour la mise en parallèle entre Yugenbitz et Yudenzweck, Directeur des Compromis à la Société des Nations. Ou encore, de manière plus inattendue peut-être, vers D’un Château l’autre. L’étau qui s’y resserre autour des derniers vichystes n’est pas sans rappeler la claustration dans laquelle se retrouvent, petit à petit, les maquereaux français du Leicester Square.
3 : Pour ce qui est justement du milieu proxénète londonien du début du XXe siècle – un sujet à ma connaissance rarement abordé en littérature – c’est au-delà des écrits céliniens qu’il faudrait se tourner. Je pense à Albert Londres et son reportage Les Chemins de Buenos Aires: la traite des blanches (1927). D’une part parce que ce texte met en lumière les réseaux du proxénétisme français qui à l’époque s’étend de Paris et Marseille à Londres et puis jusqu’en Amérique latine. De l’autre parce que la phrase sur laquelle se termine le texte de Céline (« Il était six heures du matin. ») est une reprise mot pour mot de la phrase qu’Albert Londres pose à la fin du récit fait par un proxénète répondant au nom pléonastique de Victor le Victorieux. Enfin, parce qu’abordé par ce biais, le titre apposé sur les feuillets retrouvés gagnerait une seconde dimension. Londres évoquerait dès lors non seulement le nom de la capitale britannique mais renverrait aussi au patronyme d’un auteur dans le sillage duquel s’inscrirait le texte de Céline.
Mais c’est aux études spécialisées d’exploiter de tels recoupements intertextuels, et bien d’autres pistes encore, d’une œuvre dont la richesse semble loin d’être épuisée. Ceci dit, et je terminerai là dessus, Londres n’est pas l’entrée de choix pour accéder à l’édifice qu’est l’œuvre célinienne. C’est plutôt un texte pour ceux qui en ont déjà exploité toutes les pièces.
Londres, Céline, Gallimard, 2022
Crédit photo : Photo Cillie Pam / Diffusion Editions Gallimard