Nichée dans ce qui semble être une ancienne fabrique industrielle du XIXe siècle, au bout d’une petite cour pavée, la discrète Galerie Magnum de la très célèbre agence de photographes ouvre ses portes pour nous offrir une des plus belles expositions de photographie humaniste à Paris aujourd’hui. Il s’agit de la première exposition dans une galerie française du photographe trop méconnu Chris Killip, figure emblématique de la photographie britannique de la seconde moitié du XXe siècle.
L’Agence Magnum
Si l’Agence Magnum a pour habitude d’exposer ses photographes de renom, elle fait ici exception en dévoilant sur ses murs les photographies de Chris Killip dont elle détient désormais les droits. An Anthology, tel est le titre de cette exposition qui retrace le parcours du photographe à travers ses clichés les plus emblématiques et sans doute les plus marquants.
Le choix d’exposer Chris Killip semble avoir plusieurs raisons. Tout d’abord, l’étroite collaboration de Killip avec le photographe Martin Parr, représenté par Magnum, qui avait œuvré à la constitution de ce fonds d’archive conservé par la Martin Parr Foundation. L’exposition An Anthology est donc le fruit d’une rencontre et d’une amitié. Elle est surtout aussi un hommage à un photographe méconnu disparu il y a deux ans. La Galerie, dirigée par Samantha McCoy, consacre Killip en son panthéon des grands humanistes et documentaristes.
La Galerie Magnum conserve de nombreux tirages, négatifs et planches-contact de ses photographes. Dans la discrétion d’une chambre froide, nous avons pu découvrir les milliers négatifs du photographe Koudelka, mais aussi ceux d’Abbas et tant d’autres. Magnum c’est la photographie de A à Z, d’Abbas à Zachmann et leur travail de conservation et de diffusion du patrimoine photographique est remarquable.
Killip l’autodidacte
Comment l’adolescent de l’île de Man se destinait-il à devenir l’un des grands représentants de la photographie britannique des années 70 et 80 ? En quittant l’île, certes. Mais, avant cela, il y a le lien de Beauté, ce lien fulgurant que chacun peut tisser avec la rencontre d’une œuvre. En feuilletant Paris Match, alors qu’il devait peut-être prendre sa pause dans l’hôtel quatre étoiles dans lequel il travaillait après avoir quitté l’école, il rencontre Henri Cartier-Bresson, ou plutôt il rencontre Enfant rue Mouffetard avec deux bouteilles de vin. Cette image iconique du photographe français marque à jamais le jeune britannique qui trouve alors sa vocation.
Dès 1964, à l’âge de dix-huit ans, il réalise quelques portraits de touristes à Port-Erin, l’occasion de gagner un peu d’argent avant de lever les voiles vers Londres où il est embauché comme assistant d’Adrian Flowers, photographe publicitaire.
Puis vient 1969. À New-York, au MoMA, Killip assiste à sa première exposition photographique. Il y découvre, sans doute durant l’exposition Portrait Photographs, Walker Evans, Steichen, Man Ray, Bill Brandt, Paul Strand et tant d’autres. Voir les maîtres l’encourage. Il retourne sur l’île de Man alors en pleine désindustrialisation et commence à photographier ce qui l’entoure et ce qui se déroule sous ses yeux. Photographe le jour, barman le soir dans le pub de son père, Killip construit sa légende en documentant les années Thatcher. Il apprend la technique, développe et tire lui-même ses photographies à Londres. Armé de son 35mm, puis après d’une chambre photographique, Chris Killip écrit le roman photographique du milieu industriel des années 70 et 80.
L’œil humaniste et poétique
La cinquantaine de photographies de l’exposition couvre quinze années de travail. Elles se lisent comme un roman en quatre tomes, fruit de multiples rencontres et de confiances tissées : Isle of Man est le retour au pays natal, Seacoal dévoile les mines de charbon et les cités minières, Skinningrove raconte la vie de ce petit village insulaire de pêcheurs et de mineurs et In Flagrante témoigne des conséquences de la désindustrialisation. Le noir et blanc appuie la violence de ce milieu industriel et le travail incroyable de composition raconte l’histoire derrière chacun des visages que le visiteur rencontre.
Il y a du Zola et du Hugo chez Killip, car il ne documente pas seulement. Il y montre l’évolution de la société britannique en proie à de grands changements économiques et les vies quotidiennes qui les subissent. Chris Killip n’est pas un photographe en retrait. Ses photographies sont le fruit d’un dialogue avec ses sujets, cela se sent, cela se voit. La tristesse dans certains regards comme celui d’un enfant sur un bateau de pêche alors qu’il vient de perdre son père témoigne de la proximité du photographe avec les personnes qu’il a croisées. Cette photographie issue de la série Skinningrove raconte davantage que l’histoire du jeune garçon, elle raconte une population obsédée par la mer et la violence qui tenaille ces populations. La galerie projette une vidéo dans laquelle Killip raconte l’histoire de cette série.
Certaines photographies nous ont bouleversé. Outre celle de ce jeune garçon sur le bateau de pêche, on peut voir un homme le visage baissé, luttant contre la neige et le froid. La texture de la photographie donne l’impression de regarder un dessin au charbon – celui qui vient des usines dont on aperçoit les cheminées au loin, peut-être et qui se dessine en volutes grisâtres ?
Killip sublime la gravité du monde et révèle toute la part d’humanité des personnes qu’il photographie. La petite fille qui tente un mouvement de hula-hoop est à la fois tragique et sublime. Si Killip insiste sur l’innocence et la joie de la jeune fille, l’arrière-plan dévoile un paysage désolé jonché de détritus. Le photographe disait lui-même de certaines de ses photos que l’on pouvait y voir « le Moyen-Âge et le XXe siècle entrelacés »
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Les images sont saisissantes car elles sont le témoignage et le récit d’un milieu sacrifié d’une époque bouleversée. Avec ses photographies, Chris Killip rejoint les plus grands et sans doute suscite-t-il aujourd’hui le même émerveillement qu’il eut face à la photographie d’Henti Cartier-Bresson.
Jusqu’au 6 mai 2023 : Chris Killip, an anthology – Galerie Magnum – 68, rue Léon Frot – 75011, Paris