La dernière page de La plus secrète mémoire des hommes refermée, j’ai dû faire face à ce dilemme : écrire ou ne pas écrire sur ce livre. Un dilemme dans lequel j’ai cru voir le prolongement de ce que Diégane appelle dans les dernières lignes du livre « l’alternative devant laquelle hésite le cœur de toute personne hantée par la littérature ». Étais-je à mon tour hanté par le roman de Mohamed Mbougar Sarr ? Ou peut-être par l’ombre fuyante d’Elimane et de son Labyrinthe de l’inhumain ? Pour contourner ces questions, je dirai que mon hésitation avait deux causes majeures. D’une part, je craignais la perspective de devoir, presque de manière inévitable, redire des choses qui ont déjà été répétées depuis la parution du roman en août 2021. D’autre part, j’avais l’impression d’être face à un livre qui avait quelque chose de désarmant, de l’ordre du défi ou de la provocation qui étouffait, ou du moins retardait, l’exercice de la critique. Après tout, voilà un livre où presque tous les critiques sont morts, au sens propre comme au sens figuré ! Mais à y voir de près, j’ai fini par me rendre compte que le roman de Mbougar Sarr, comme tous les livres emportés dans le tourbillon médiatique du Prix Goncourt, avait rarement été lu en tant que texte littéraire. Cet article propose de pallier ce manque en éclairant des aspects du texte qui me paraissent essentiels pour évaluer le travail d’écriture de Mbougar Sarr. Il s’agit de proposer quelques éléments d’une analyse textuelle et critique qui s’affranchit du poids référentiel et intertextuel ayant dominé jusqu’ici les débats autour du roman. Le but n’est pas de nier la relation qu’entretient le texte de Mbougar Sarr à son extériorité mais de souligner le besoin d’un retour au texte et d’une analyse plus précise des stratégies scripturales qui y sont à l’œuvre.
Le temps de la lecture critique
Disons d’emblée que Mbougar Sarr a anticipé entre autres le manque d’engagement avec la matière complexe et polymorphe de son texte. « Commenté ne signifiant pas : lu », nous prévient Diégane. « Dans vos articles, peu ont parlé du texte, de son écriture, de sa création », rajoute Thérèse Jacob, coéditrice du livre d’Elimane au sujet de sa réception. Comme souvent chez Mbougar Sarr, ces remarques dépassent le cadre du récit pour dire en filigrane la lecture exigeante qu’appelle son œuvre. Loin d’être fortuit, le reproche de Thérèse, par exemple, arrive immédiatement après la confirmation de la « rumeur » suivant laquelle le livre d’Elimane « intéressait les jurés du Goncourt », même si l’auteur « ne se préoccupait pas » du prix. Plus qu’un simple clin d’œil qui vient compléter la panoplie des allusions qui structure – et parfois encombre – le récit, il y a là cette idée essentielle que, pour Elimane comme pour Mbougar Sarr, le temps de la célébration littéraire et médiatique coïncide rarement avec celui de la lecture critique. Le roman regorge d’autres exemples qui abondent dans ce sens, notamment quand le critique littéraire Léon Bercoff déplore « la fascination des journaux pour l’anecdote et le détail biographique, au détriment du texte et du travail littéraire ». Ce faisant, le roman de Mbougar Sarr restitue l’angoisse d’être mal lu, voire de ne pas être lu du tout. L’expression insistante de cette angoisse ne saurait être réduite à une simple posture car elle révèle, par-delà l’histoire d’Elimane, l’un des maux qui accablent le milieu littéraire et hantent toutes les plumes.
Il y a là cette idée essentielle que, pour Elimane comme pour Mbougar Sarr, le temps de la célébration littéraire et médiatique coïncide rarement avec celui de la lecture critique
La disparition du texte
À ce stade, j’avancerai l’argument qu’au seuil du texte, la dédicace à Yambo Ouologuem et l’épigraphe empruntée à Roberto Bolaño, deux figures largement mises en avant et commentées en dehors du roman, y compris par Mbougar Sarr lui-même, ont fini par faire « disparaître » le texte et susciter une vague de lectures et de commentaires intertextuels de l’œuvre, comme le montrent les articles de Jordi Bonells (Diacritik) et d’Edouard de Montvalon (Zone Critique). Ne peut-on lire Mbougar Sarr qu’à partir de Bolaño ou de Ouologuem ? La réponse est bien évidemment non. Il est particulièrement révélateur que l’on se soit peu attardé sur la citation de Bolaño. Plus que le titre du roman, elle offre la possibilité de repenser le rôle et la responsabilité des « Lecteurs » et de « la Critique », les qualifiant d’« infatigables » et d’« implacables » et leur rappelant, quoique de manière implicite, l’acharnement et la persévérance que nécessite l’accompagnement de « l’Œuvre » dans son voyage vers la solitude et la mort.
Mais Ouologuem et Bolaño ne sont en vérité que les deux figures inaugurales d’un cortège de références qui surcharge le texte et s’autorise les écarts les plus improbables, et ce dès les premières pages où l’on passe sans difficulté de Wittgenstein à Maître Yoda, de Lévinas à Mugabe et de Talleyrand à DSK ! Si le trio clé Borges, Sábato et Gombrowicz joue un rôle plus ou moins important dans le récit, Rushdie, Flaubert, Perec, Le Clézio, Murakami et d’autres ne sont cités que ponctuellement et sans réel impact. Un passage particulièrement révélateur de ce foisonnement des figures et des thématiques est la rencontre avec Aïda où se superposent Paris, Kundera, Dreyfus, le métissage, le véganisme, la Fête de l’Huma, Manu Chao, Pascal et Valéry !
Si l’accumulation des références est au cœur du projet littéraire de Mbougar Sarr et au service de l’ambition totalisante de son roman, elle génère inévitablement une forme de trop-plein référentiel qui relègue trop souvent le texte et l’écriture au second plan
Si l’accumulation des références est au cœur du projet littéraire de Mbougar Sarr et au service de l’ambition totalisante de son roman, elle génère inévitablement une forme de trop-plein référentiel qui relègue trop souvent le texte et l’écriture au second plan. Mais là encore, en pointant la responsabilité de Mbougar Sarr, il faut s’empresser de noter que le récit lui-même ne fait rien pour ramener le texte au-devant de la scène puisque la quête porte beaucoup plus sur Elimane et le destin de son œuvre que sur le texte du Labyrinthe de l’inhumain dont on ne connaît que quelques bribes. En d’autres termes, la disparition du texte littéraire derrière le rideau des références est déjà mise en scène dans le roman !
De la table des matières à la table de jeu
Il suffit pourtant de s’arrêter sur la table des matières pour se rendre compte que le texte de Mbougar Sarr est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les références qui en débordent et finissent par infléchir la lecture. On y trouve notamment l’annonce d’un aspect fondamental de son écriture, à savoir la fusion des genres et des formes littéraires : trois « livres », un « journal », trois « notes », un « testament » et des « lettres » forment une véritable « toile » littéraire. En lisant le roman, cette toile s’enrichit d’autres formes : la critique littéraire, l’archive de presse, le conte, la légende, la liste, le rapport, l’aphorisme, la comptine, le commentaire photographique, le mail et même le message Facebook ou WhatsApp. Relevons également l’introduction, aux côtés de trois personnages clés (Elimane/Madag, Ousseynou Koumakh et Charles Ellenstein), des thèmes pivots du mouvement (« tremblement », « marée haute »), de la solitude (« La solitude de Madag ») et bien sûr de l’enquête (« Enquêteuses et enquêtés »). On notera par ailleurs la rencontre symbolique entre la littérature et les domaines respectifs de la musique (incarnée par les « Nuits de tango ») et des mathématiques (à travers l’équation parodique « Amitié – amour x littérature/politique = ? »). Cette superposition des disciplines, des concepts et des expériences annonce d’emblée l’ambition de Mbougar Sarr et son approche résolument structurée et dialogique de l’écriture.
L’autre élément fondamental de la table des matières est bien évidemment le concept barthésien de « biographème » qui apparaît pour la première fois dans la préface de Sade, Fourier, Loyola. Barthes y écrit : « si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des ‘biographèmes’, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ». Dans La Chambre claire, Barthes évoque de nouveau les « biographèmes » comme ces « traits biographiques qui, dans la vie d’un écrivain, [l’]enchantent à l’égal des photographies ». Il est évident que sous la plume de Mbougar Sarr, le goût du détail, de la mobilité et de l’inflexion des trajectoires est au cœur du portrait d’Elimane et de la reconstruction de son parcours. Pour reprendre les termes de Barthes, le biographème et l’écrivain sont liés par « la double question de l’écriture de la vie et de la vie comme écriture ». Tout le roman de Mbougar Sarr peut être (re)lu à partir de cette question.
Le prétexte du biographème permet de déployer, à l’échelle du roman, cette écriture en éclats mobiles et dispersés, donnant à lire un texte-mosaïque qui se remplit progressivement sous les yeux du lecteur à partir de toutes sortes d’ouvertures, d’interruptions et d’enchâssements.
Mais il faut essayer d’interpréter le recours de Mbougar Sarr aux biographèmes au-delà de la simple référence à Barthes. Le prétexte du biographème permet de déployer, à l’échelle du roman, cette écriture en éclats mobiles et dispersés, donnant à lire un texte-mosaïque qui se remplit progressivement sous les yeux du lecteur à partir de toutes sortes d’ouvertures, d’interruptions et d’enchâssements. Quand Brigitte Bollème dit qu’« il n’y a pas d’enquête exhaustive, sur la vie d’un homme du moins. Il n’y a que des fragments », on peut y voir une description de la structure du
roman dans le sens où le fragment et le vide ne cessent de s’entrecroiser pour rappeler l’incomplétude du récit.
Ceci étant, en ce qui concerne le biographème lui-même, Mbougar Sarr refuse de rester figé dans la définition barthésienne. Un rapide coup d’œil aux quatre « biographèmes » de l’ouvrage révèle une hétérogénéité formelle (trois courtes notes extraites du journal d’Elimane ; un monologue de la mère ; un fragment narratif autour de Charles Ellenstein comprenant une lettre d’Elimane ; un échange épistolaire reprenant les lettres du père). On est loin du biographème barthésien dans sa nature plutôt brève et ramassée, déclinée dans Roland Barthes par Roland Barthes. Du biographème barthésien associé à la figure de l’écrivain, Mbougar Sarr ne retient réellement que la discontinuité et l’ellipse qui marquent l’enquête et favorisent la recomposition du sens. Loin du foisonnement des références qui pèsent sur le récit, il y a là un aspect beaucoup plus intéressant de l’écriture de Mbougar Sarr : un pari sur l’énergie interne du texte, sur la dynamique de ses composantes qui s’apparente à un jeu de pistes et de permutations narratives. « Le mythe littéraire est une table de jeu », nous dit Mbougar Sarr.
Stratégie de l’entre-deux
Si on entre un peu plus dans le texte, on se rend compte que l’une des stratégies narratives adoptées par Mbougar Sarr consiste à marier les opposés. Nombreuses sont les idées et les images souvent accompagnées de leurs contraires. Au cœur de cette stratégie, il y a bien sûr l’enjeu poétique de l’écriture : « Désir d’absolu, certitude du néant : voilà l’équation de la création », écrit Elimane dans l’une des notes du premier biographème. On peut penser également à l’opposition, tout au long du texte, entre l’apparent et le caché, entre l’écrivain qui avance masqué et celui qu’on veut dévoiler à tout prix. À rebours de la dimension universelle et totalisante du récit, le texte met en scène le thème dominant du vide et du rien, voire même « le désir du néant ». Le premier opus de Diégane s’intitule Anatomie du vide, et pour son colocataire le traducteur Stanislas, « un grand livre ne parle jamais que de rien, et pourtant, tout y est ». Enfin, au vertige des déplacements géographiques et temporels qui repoussent sans cesse l’horizon du récit, correspond « le vertige du silence définitif » qui entoure la vie d’Elimane. Comment interpréter cette écriture double, fondée sans cesse sur le contraste et l’opposition ?
Certes, on peut y voir le reflet de l’ambiguïté culturelle » dans laquelle évoluent Diégane et sa bande d’auteurs africains mais il me semble qu’elle révèle aussi chez Mbougar Sarr, du moins dans ce roman, une tendance à vouloir maintenir un équilibre de représentation et de narration en couvrant toutes les nuances du spectre. On peut dire que Mbougar Sarr écrit dans un entre-deux stratégique qui se déploie au niveau spatial, temporel et même culturel. Pour Siga D., « nous nous trouvons, dans un récit – mais peut-être, plus généralement, à tout moment de notre existence – entre les voix et les lieux, entre le présent, le passé, le futur ». On pense aussi à l’équilibre entre l’islam et la culture traditionnelle, entre Elimane et Madag, entre l’énergie de la quête au présent et le retour des blessures de l’histoire. L’une des conséquences inévitables de ce choix est que le texte de Mbougar Sarr se trouve par moments pris dans le piège de l’équilibre à tout prix, ce qui génère des représentations ambivalentes, voire problématiques. À titre d’exemple, dans la dernière partie, le texte semble à la fois rendre hommage au militantisme politique en Afrique et renvoyer dos à dos les militants frénétiques qui basculent parfois dans « la surenchère », voire « l’imposture », et les plus mesurés qui font face aux critiques et finissent par se taire « après avoir chouiné sur le manque de tolérance à leur égard », les deux groupes étant soupçonnés de « narcissisme virtuel ». Disons que la représentation de l’action militante ne sort pas indemne de ce jeu d’équilibriste !
On peut dire que Mbougar Sarr écrit dans un entre-deux stratégique qui se déploie au niveau spatial, temporel et même culturel.
Dialogue et autocritique
Mais là encore, il arrive que Mbougar Sarr rectifie le tir et fasse de cette ambivalence un moyen de développer sa vision et sa pratique de l’écriture. Un exemple particulièrement révélateur nous est donné par le traitement de Senghor. Dans le texte, on évoque à la fois son « encombrant spectre » et sa « diction mélodieuse ». On débat de la « la réelle valeur de sa poésie » tout en précisant qu’il a si « peu goûté ce roman effroyable » qu’est Le Labyrinthe de l’inhumain. Mais dès les premières pages, Diégane décrit la fascination qu’exerce le livre d’Elimane sur son groupe d’amis en ces termes : « nous allions à ses pages comme les lamantins vont boire à la source ». Ici, la référence au lamantin n’est pas anodine puisque ce gros mammifère aquatique est une figure récurrente dans la poésie de Senghor. Ainsi, Mbougar Sarr ne fait pas que citer Senghor : il réinscrit sa poésie dans le texte et traduit la continuité de son influence. En cherchant à s’émanciper de l’héritage senghorien, la nouvelle génération d’auteurs africains, dont Mbougar Sarr, ne peut que constater et reconnaître ce qu’elle lui doit. On l’aura compris : ce type de références qui travaillent le texte de l’intérieur est beaucoup plus intéressant que le catalogue des autres références qui flottent à la surface du texte, souvent sans réel ancrage ni articulation.
En vérité, dès qu’il s’agit de débats littéraires, Mbougar Sarr développe une véritable poétique du dialogue. Dans les pages qui abordent la situation ambigüe des écrivains africains, Diégane commence par évoquer le procès régulièrement fait aux anciens avant de s’interroger : « qui étions-nous pour proférer des critiques si dures, intransigeantes, péremptoires envers ceux et celles sans lesquels nous n’existerions pas ? ». Plus tard, quand il fait le lien entre Madag et la Lettre du voyant de Rimbaud, il s’empresse de rajouter : « je m’en veux aussitôt de réduire Madag à une sorte d’équivalent ou d’alter ego africain de Rimbaud, de nager dans mes références littéraires pour tout interpréter, quand tout être possède sa solitude et persévère en elle ». Voilà un autre choix stratégique de Mbougar Sarr : conscient qu’il abuse des références et des allusions, notamment littéraires, il introduit par moments un discours autocritique anticipant les reproches qui pourraient lui être faits.
Cette manière de procéder est déclinée jusque sous la forme du commentaire métalinguistique comme dans la phrase suivante : « Je n’avançais pas seulement dans le labyrinthe du parc, mais dans le labyrinthe de ma vie. Métaphore facile mais juste. Une pirogue droguée et perdue en pleine mer, suivant dans la nuit le tango que chantaient des sirènes insaisissables ». Ici, Mbougar Sarr non seulement reconnaît la facilité de la métaphore mais se permet de renchérir par une autre. L’écriture tourne sur elle-même, se commente et se corrige. Il n’est donc pas surprenant que le récit soit basé sur la transmission et la circulation : Ousseynou Koumakh raconte à Siga D. qui raconte à Diégane qui raconte au lecteur ou se remémore ce que Brigitte Bollème avait dit à Siga D. Ce passage de relais entre les différents personnages, rythmé par des boucles et des décalages narratifs, peut se lire comme le pendant du déplacement géographique et référentiel, une manière de mimer la dimension dialogique du texte.
De la sursexualisation de la littérature
Dans les premières pages du roman, Mbougar Sarr évoque « les journalistes et les critiques qui n’évaluaient plus les livres mais les recensaient ». J’aimerai prendre l’auteur au pied de la lettre et tenter d’évaluer un aspect qui me paraît problématique dans le roman, à savoir la sursexualisation des personnages, surtout féminins, et des rapports, notamment littéraires.
Il ne s’agit pas ici de condamner la sensualité du texte mais d’interroger le rôle de cette « obscène volupté » que l’auteur ne cesse de ressasser, au risque, là encore, de masquer d’autres aspects du texte. Il y a pléthore d’exemples pour illustrer ce point. De Béatrice Nanga, celle qui a « l’univers littéraire le plus singulier » du groupe, on retient sa position sexuelle favorite plutôt que son écriture et le contenu de ses deux romans érotiques. Musimbwa conseille à Diégane d’« apprendre à réfléchir moins et baiser plus ». Dans la grande ville, Ousseynou, abandonné par Mossane, déverse sa colère sur une prostituée, Salimata Diallo, connue pour son « roulement de fesses » ; il la pénètre « avec cruauté et violence » et ne lui demande son nom qu’au moment de la quitter. Ailleurs, Diégane s’interroge : « Avais-je fait le deuil d’Aïda entre les pattes et la poitrine de l’Araignée-mère ? ». Au club Le Vautrin, où Siga D. danse seins nus, sa camarade Denise est introduite comme une Martiniquaise « grande, belle, avec de longues jambes fines et un beau cul ». Certes, le texte souligne la résistance des deux femmes à « la machine à fantasmes exotiques » et sa part de racisme et d’insultes mais pour le lecteur inattentif, le récit court le risque de renforcer certains stéréotypes.
L’un des aspects les plus troublants du texte est la manière dont cette sursexualisation s’invite, parfois de manière lourde et injustifiée, dans les relations et les débats littéraires
L’un des aspects les plus troublants du texte est la manière dont cette sursexualisation s’invite, parfois de manière lourde et injustifiée, dans les relations et les débats littéraires, comme quand la poétesse haïtienne révèle qu’Elimane « paracheva [son] initiation littéraire et sexuelle que Gombrowicz et Sábato avaient entamée ». Cette confusion entre littérature et sexualité brouille les rapports entre les personnages, notamment entre le couple d’éditeurs Charles et Thérèse et Elimane. Le texte nous dit qu’après avoir été introduit par ses éditeurs à l’univers des libertins, Elimane devient « l’attraction » africaine de leurs parties fines. Dans un milieu « où on n’échappait pas aux stéréotypes sur les Africains et leur sexualité […] tout le monde veut découvrir Elimane, le goûter, voir si le don qu’on lui prêtait était vrai ». Plus troublant encore : le passage où on apprend que Charles est en vérité « un pervers de l’imagination […] sous ses airs d’éditeur respectable soucieux du seul Livre », qu’il était toujours « excité » par l’idée de « regarder un autre homme […] faire l’amour » à sa femme, et que « l’idée qu’Elimane serait cet homme-là l’excitait encore plus », même si Thérèse était « réticente à cette idée au début ». Comment ces représentations sont-elles reçues et interprétées par le lectorat de Mbougar Sarr ? Son texte alimente-t-il à son insu l’image d’un corps africain sexualisé et objectivé un peu comme le livre d’Elimane « alimentait la vision coloniale d’une Afrique de ténèbres, violente et barbare » dans son roman « trop pessimiste », d’après le Précis des littératures nègres ? Comment éviter la confusion entre la restitution des mœurs d’une époque ou d’un milieu et le risque de banalisation de certaines images au présent ?
Souvent surjouée et encombrante, la sursexualisation des corps et des rapports finit là encore par masquer ponctuellement la profondeur des questions et des débats littéraires qui portent le roman. On lui préfèrera à la fois la sensualité qui se dégage de la relation entre Diégane et Aïda, et qui se traduit dans la belle trouvaille poétique d’« Aïdaville, capitale des soulèvements du plaisir et des extases matérielles », et l’écho sensible et chatoyant de « ces éclats de rire où la beauté des femmes […] se suggère et s’entend » au pays natal.
Questions ouvertes
Il va sans dire que d’autres aspects mériteraient d’être étudiés dans le texte de Mbougar Sarr. On pourrait parler du rapport aux langues, de « la naissance de la relation poétique », de cet « œil du monde » qui regarde Diégane et fascine le lecteur, de la dimension écopoétique du récit, incarnée par le kapokier et le manguier mais aussi par « la géante harmonie de la colline et le paisible souffle de la forêt », sans oublier la métaphore des poissons qui rapproche le politique et le vivant. On pourrait aussi s’attarder sur la mélancolie et la nostalgie qui hantent le récit et analyser la critique de l’école coloniale qui fit d’Elimane « un petit Noir blanc » ou la représentation du traumatisme dans le récit poignant de Musimbwa. Au passage, on pourrait souligner que la commune de Cajarc accueille depuis 1999 un festival des cultures africaines et saluer chez Mbougar Sarr cette capacité fulgurante à rapprocher les espaces et les temporalités, à réactiver l’image proustienne de l’œuvre comme cathédrale et à tisser des indices dans le creux des pages, comme Elimane tisse et recoud des filets de pêche à la fin de sa vie.
Le propre de l’écriture de Mbougar Sarr est de donner au lecteur la possibilité d’interroger, de réimaginer et d’évaluer le récit qui se déploie sous ses yeux. Ce n’est point un hasard si le texte inclut une adresse au lecteur, jugé « toujours perspicace » et capable donc de deviner la fin de Charles Ellenstein, avalé par l’ombre. En lisant le roman, plusieurs questions se sont bousculées dans ma tête. Diégane supplie son ami Musimbwa « de ne pas écrire un énième livre sur le retour au pays natal » mais la dernière partie du roman de Mbougar Sarr n’est-elle pas un exemple de ce livre à ne pas écrire ? Le personnage d’Aïda, métisse de mère algérienne, ne pouvait-il pas ouvrir sur un dialogue plus substantiel avec l’Afrique du Nord en dehors de deux références timides à la « révolution historique, populaire » du Hirak en Algérie et à la figure de Bouazizi en Tunisie ? Quand Diégane avance que « la seule chose à exiger des écrivains, africains ou inuits, c’est d’avoir du talent. Tout le reste, c’est de la tyrannie. Des conneries », ne va-t-il pas un peu vite en besogne en minimisant la responsabilité politique et éthique de tout écrivain ? Pour choisir sa « patrie de l’intérieur », celle des livres et des rêves d’écriture, doit-on vraiment écrire « comme on trahit son pays » ?
Plus que la mémoire des hommes et des écrivains, il faut s’intéresser davantage à la mémoire du texte, à la manière dont l’écriture de Mbougar Sarr nous met face à la textualité comme le lieu d’une tension qui produit, renouvelle et perturbe le sens.
Ce sont là des questions ouvertes qui n’enlèvent rien au talent de Mbougar Sarr mais pointent quelques faiblesses ou incohérences qu’une lecture attentive du texte permet de relever. Plus que la mémoire des hommes et des écrivains, il faut s’intéresser davantage à la mémoire du texte, à la manière dont l’écriture de Mbougar Sarr nous met face à la textualité comme le lieu d’une tension qui produit, renouvelle et perturbe le sens.
Parlant au nom des auteurs africains, Diégane dit que « l’adoubement du milieu littéraire français » est « notre honte, mais c’est aussi notre gloire fantasmée ; notre servitude, et l’illusion empoisonnée de notre élévation symbolique ». Maintenant que Mbougar Sarr a eu « la reconnaissance du centre », peut-il enfin sortir de ce paradoxe et trouver le moyen d’interrompre ce va-et-vient sans fin entre la gloire et la honte, la servitude et l’élévation ? Une troisième voie est-elle possible pour l’écrivain africain, et si oui, à quel prix ? Et si c’était le moment idéal de quitter provisoirement « l’éden de l’écrivain » pour vivre provisoirement dans « l’exil » de l’essai ou de la critique, à défaut de celui de la thèse ? Voici d’autres questions dont on trouvera peut-être des éléments de réponses dans les livres à venir de Mbougar Sarr.