Paru au premier semestre 2022 aux éditions Lurlure, le nouveau recueil de Guillaume Condello charme par sa vision sensible de l’univers médiatique contemporain et son interrogation sur la place du sujet dans un monde saturé d’images : Tout est normal livre un paysage précis et fort du trop-visible.
« Chroniques » – sous-titre – du temps présent, un temps qu’on connaît désormais par coeur : saturation de l’image, omniprésence de la parole médiatique, érection du creux dans la pensée convexe de sa propre exubérance de tartine de confiture… Tout est normal, dit la voix du poète, puisque rien ne l’est plus. Rien n’est urgent là où tout semble l’être puisque précisément c’est la banalisation du désœuvrement donc la poésie se fait écho. Chroniques d’un temps que nous sature nous-même, nous laisse spectacteurs ébahis, cois.
Autant présent
« les voitures filent
Spectacle du monde contemporain, le recueil de Guillaume Condello accumule les images d’une époque qui l’emporte à toute allure.
en bas
corps à l’intérieur
au hasard »
puis, plus tard :
« j’ouvre une bière
les commentateurs commentent
les mots qu’ils posent sur les mots
du peuple comme les chiens
dans les rues il dit »
Ce n’est pas dans une déploration interminable que se déploie la poésie de Condello mais dans le constat brut et sincère d’une fragmentation du réel, fragmenté comme l’image d’où il tire de brèves épiphanies, où s’incarnent des morceaux du réel saisi au vol dont le poète se fait témoin.
« passent les voitures
et les murs gris tissent
du silence à chaque
passage
navette hurlante
accélérée
et dans l’immobilité à nouveau
dans la trame du silence
les particules accélérées »
Car si précisément l’image tend à saturer et l’imagination et le visible, c’est qu’elle étouffe l’authentique nudité d’un rapport du corps au monde.
« le soulèvement des choses
nues rien
tout tourne et rien
ne déchirera le voile
pour voir derrière
l’horizon des choses nues »
L’image nous plonge dans « le babil de l’écume indifférent », et porte la marque d’une présence parfois passive ou diffuse au monde. Là où la saturation aurait pu mener à la sidération, dans le postulat qu’en fait Condello elle ouvre la porte à une manifestation-témoignage du corps : elle défait, pour mener à une recherche de l’authentique :
« plus grand je me souviens
des vers sur un cadavre
le monde fatigué avait ôté
son maquillage et son boa
je me souviens
d’avoir éteint la télé »
pour mener à une réappropriation d’une singularité physique et matérielle, que l’image saturante ne viendrait plus médiatiser.
Au temps sensible
Si « tout est normal » et glisse sur la banalisation d’une indifférence, la sensation vient s’opposer à la désolation, elle essaime la chaleur vivant-vivace.
« il n’y a rien dehors
le chant monotone
la route au milieu
des champs
corps impossibles
qui rentrent »
Le monde est là, ouvert à la matérialité des présences, et la poésie voudrait nous y rendre sensible
« et l’absence tue
au bout
dans la piscine
je flotte et tourne moi aussi
visage lavé
dans le ciel
rien »
Car écrire, il faudrait le dire encore, c’est rassembler la pluralité du réel, c’est conjuguer l’épars de soi et du monde :
Car écrire, il faudrait le dire encore, c’est rassembler la pluralité du réel, c’est conjuguer l’épars de soi et du monde
« dans les vitrines lisses
morceaux de moi
ce qu’on appelle
un corps
diffracté dans les reflets »
Epars les débris de l’histoire, l’éclatement d’une mémoire dans la saturation du monde, oscillant entre le constat d’une présence à conquérir et d’un souvenir brûlant :
« et je vois ses dents par intermittence et sa langue qui fait tout à la fois – toucher goûter parler lécher) hein,
une question ? non, écoute)
à nouveau panoramique embrassant toute la pièce »
Puis :
« comment on fait
l’amour
à inventer
dans les
gestes c’est une
danse ?
Je me souviens
des courbes de ce corps
souple et ferme et tendre et
semblable à rien »
Du corps-à-soi
C’est bien ce croisement entre corps politique et corps érotique que travaille le recueil de Guillaume Condello, entre une individualité pressée par l’image et le réel et une recherche de l’exaltation de soi dans sa propre matérialité,
« se cherchant une excuse
ou simplement un sens
pour être
là impuissants sommés
d’être libres insoumis
face à
la marche insupportable
des choses
nous nous révoltions tous
le samedi soir »
Là où les mots eux-mêmes – tout le sens du travail d’un Bernard Noël par exemple – persistent dans leur propre faillite, bataille contre l’autotélisme de leur impuissance à faire matière et de leur puissance absolu à nommer, pourtant, la vacuité de l’innommable :
Chronique de soi, chronique du monde, et de la danse impossible de soi au monde, l’écriture rend compte d’une tension de l’inhabitable, d’une hostilité du réel et de ses issues
« lentement j’ouvre la bouche
encombrée de pierres
durcies comme la pierre la bouche
ne répond pas je ne sais pas
comment dire
la fidélité en foule
cela rien
comment dire tout cela
l’amour
les corps
la poésie
il me faudrait
cent bouches pures, une lyre à mille cordes
je dis »
chronique de soi, chronique du monde, et de la danse impossible de soi au monde, l’écriture rend compte d’une tension de l’inhabitable, d’une hostilité du réel et de ses issues :
« sur le dos
le corps aboli
et le temps
vacant
flottant dans
le silence bleu
un ciel inversé
chloré »
Ciel inversé donc, dans son reflet étourdissant, bleu du vide et vertige du sujet, la poésie témoigne du
le silence particulier des choses
la mer remâchant son écume
comme la nuit
entêtée »
Elle offre la parole au risque – « si j’ouvre la bouche l’eau s’engouffrera » – et une tentation de désaturation du réel où regagner sa propre sensibilité, se fendre effleuré.
Bibliographie :
Condello, Guillaume, Tout est normal, éditions Lurlure, 2022.