Connemara, le nouveau roman de Nicolas Mathieu paru chez Actes Sud, poursuit le chemin de son auteur à travers une « France d’en bas » qui rêve de championnats de hockey, mais aussi d’une vie meilleure. Avec la justesse et la lucidité qui le caractérisent, Nicolas Mathieu s’intéresse cette fois aux quarantenaires de Nancy, dans un univers où la classe sociale reste essentielle, bien que perméable, entre grandes tristesses et petites joies.
« Connemara » … C’est la fameuse chanson de Sardou qui donne son nom au roman. Loin d’une simple allusion, Nicolas Mathieu cible ici ce qui est en réalité un point central, par un objet à priori anodin : Les Lacs du Connemara, symbole de la « beaufitude » et des bals de village dans la campagne française, mais aussi des écoles de commerce, et en particulier de la plus redoutée, HEC. Les repères du « bon goût », si bien décrit par Pierre Bourdieu, se croisent parfois, entre ceux qui parodient, et ceux qui copient ceux qui parodient, ressemblant à cette même parodie.
« Les fêtes à tout propos, organisées chaque semaine par le BDE s’achevaient invariablement sur ces Lacs du Connemara, pour faire comme HEC. »
Les Illusions Perdues
Nicolas Mathieu a un sens évident du portrait parodique. Comme Balzac, il nous prouve que ce que nous prenons pour une parodie n’est que la vérité, une vérité pourtant subtile, car derrière chaque type se trouve bine l’individualité du personnage (élément qui, comme chez Balzac, renforce justement le travail du type). On a donc affaire à une nouvelle Comédie Humaine, dans la modernité affligeante de la campagne nancéienne. Nicolas Mathieu travaille ici avec subtilité, en s’ouvrant à des mondes qu’il avait jusque-là délaissés, pour mieux en interroger les interactions. Il a le chic de ne pas se contenter de descriptions manichéennes (ce qui serait d’un côté les ploucs, de l’autre les bobos), pour au contraire envisager toute l’amplitude des rapports humains de cette classe moyenne élargie. Les marques recherchées d’Hélène, quarantenaire s’étant « sortie de son milieu » pour finalement y retourner après plusieurs burn-out, semblent ainsi un débat largement dépassé, voire ridicule, devant son « boss » se déhanchant avec une classe toute relative, les cheveux collants sur le front et la cravate de travers.
Il n’y a pas de réel jugement dans Connemara, ou alors, au contraire, un jugement pour tout le monde. On rit jaune devant les descriptions de Greg, Marco et Christophe tirant sur les pinces à linge à 23 heures, après trop de verres de Label 5 – Coca, comme s’ils avaient encore 15 ans. Mais le pire jugement vient ici des personnages eux-mêmes, par la focalisation. Hélène, le personnage principal, qui vit une histoire avec Christophe – son crush du lycée, beau-gosse du lycée et hockeyeur semi-professionnel passé dans le commerce de croquettes pour chien -, est ainsi absolument terrible :
« Elle se mit donc à chercher [Christophe] dans le magma des couleurs et des corps sur la piste. La musique était maintenant si forte qu’elle semblait venir du sol et lui cognait dans la poitrine. C’était presque une ivresse à soi seule. Le DJ, lui, avait retiré son t-shirt. Dans le battement stroboscopique de la lumière, son corps blanchâtre luisait comme celui d’un lamentin. A chaque fois qu’il levait un bras pour suivre le mouvement des basses, on pouvait apercevoir une mince touffe de poils tossés sous son aisselle. Elle finit par repérer Christophe qui sautait au milieu des autres danseurs, à contretemps et en chaussettes. Elle ne l’avait jamais vu comme ça, et s’inquiéta un peu de si mal le connaître. Ses cheveux trempés se soulevaient et retombaient en cadence, au ralenti, sa chemise transparente était collée à sa poitrine et il fermait si fort les paupières qu’on aurait dit des bouches. Hélène resta interdite un moment devant ce spectacle. C’était mort pour qu’il la ramène. »
Ici on se prend au jeu et on aimerait presque que Nicolas Mathieu soit encore plus dur avec Hélène, cette « petite bêcheuse » comme elle se voit elle-même, venant d’un milieu « trop petit pour elle » et ses ambitions, trouvant ses parents peu distingués et ses profs de province médiocres, mais visiblement moins brillante que d’autres (son école était loin du top 5). On retrouve ici de manière assez claire une autre version du personnage de Steph dans Leurs Enfants après eux, jeune fille qu’on suivait pendant l’adolescence, entre amitiés avec la petite bourgeoisie, classes prépa et retour en province. On ne peut ainsi s’empêcher de voir dans Connemara une suite, ou disons un prolongement, du roman précédent. Or ce qui en faisait la qualité, par exemple les questions géographiques, la banlieue, la multiplicité des personnages, est ici réduite à l’essentiel, et le roman devient un peu trop linéaire, et prévisible.
Comme il l’avait déjà fait avec les adolescents, Nicolas Mathieu se saisit du quotidien qui fait de la vie (ici adulte) une suite de moments rares
Comme il l’avait fait avec les adolescents, il se saisit du quotidien qui fait de la vie (ici adulte) une suite de moments encore une fois rares. Malgré tout, et c’est peut-être justement l’âge des protagonistes qui joue, on ne peut s’empêcher de trouver un peu de froideur dans le monde de Nicolas Mathieu, comme si tous les espoirs de la jeunesse s’étaient évaporés. Seuls Lison, jeune stagiaire de 20 ans, et Gabriel, le petit garçon de Christophe, apportent un peu de légèreté. De manière assez représentative, l’une des filles d’Hélène s’appelle Mouche, comme l’un des personnages de Peter Pan, paradigme du refuge des enfants face au monde des adultes.
Poéthique du social
Si Nicolas Mathieu délaisse l’espoir poétique, c’est qu’il préfère le poétique des situations. Chaque personnage prend forme comme un individu moyen, banal, commun (et Nicolas Mathieu ne cesse d’insister là-dessus !), mais profondément intéressant en cela. À la lecture on se plonge avec délice dans cette vie faite de milles expériences surprenantes, comme dans un bar :
« Christophe vient de découvrir le Las Vegas miniature de la pièce voisine, soit trois billards, une cible de fléchettes électroniques qui scintille et carillonne, et deux flippers Gottlieb non moins bruyants. Une poignée de lycéens et quelques hommes plus âgés gravitent là-dedans avec nonchalance, une queue de billard à la main, la clope au bec et leurs voix curieusement assourdies par le feutre vert qui couvre les murs. Sur les tables, des verres ou jaunes se disputent la place avec des carrées de craie bleue et de monstrueux cendriers Johnny Walker. »
Nicolas Mathieu nous le montre bien, il ne s’agit pas ici d’expériences originales par elles-mêmes, mais qui le deviennent par la façon dont elles sont vécues. Connemara a ici tous les ingrédients du thriller, et l’on s’attend presque à ce qu’Hélène (le prénom n’est pas choisi pour rien) se transforme en version féminine d’un American Psycho des slides. Il faut le dire, l’humour pince-sans-rire de Nicolas Mathieu est redoutablement efficace, et c’est ce qui fait de Connemara un texte qui ne tombe ni dans le désespoir, ni dans le documentaire.
L’humour pince-sans-rire de Nicolas Mathieu est redoutablement efficace, et c’est ce qui fait de Connemara un texte qui ne tombe ni dans le désespoir, ni dans le documentaire
Mais c’est aussi à nous, lecteurs, de nous positionner face à ces livres. Volontairement ou non, Connemara n’est pas un livre sur les artistes, ni sur les intellectuels. Les objectifs d’Hélène et de ses collaborateurs sont ainsi clairs : gagner de l’argent, pour avoir telle marque de chaussures-costume-voiture, et poster telles photos. Le biais est donc d’une certaine façon évident (Hélène aurait pu vouloir faire médecine, mais elle préfère la prépa HEC), et laisse un petit goût froid après la lecture. L’objectif clair de non-exhaustivité (Nicolas Mathieu se concentre sur un seul duo, Hélène et Christophe) se heurte ici au paysage social, car l’on ne peut s’empêcher de penser que le tableau est très visiblement incomplet. Mais c’est peut-être le problème d’Hélène, et au fond, de chacun de nous : un regard qui se veut surplombant et qui pense avoir les « bonnes références » pour comprendre et analyser un monde qu’on a appris à connaître, alors qu’on se rend vite compte que notre connaissance n’était que largement artificielle, et notre vision, incomplète.
« Une nouvelle fois, elle avait été bonne pour un coup de chaud. Elle l’avait regardé et trouvé laid, avec ses certitudes de gros con, dans la lumière diffuse de leur cuisine sur mesure.
Ce n’était pas exactement la guerre, pourtant. Entre eux, il restait de l’orgueil, et notamment le sentiment très net d’être au-dessus de la mêlée. Il n’était donc pas question de s’engueuler comme des beaufs. Hélène et Patrick se contentaient d’une certaine froideur, de longs figements à l’heure des repas, des évitements, de la gestion en somme. »
Hélène, qui se pense au-dessus de la mêlée générale (croyant voir clair en son boss, son mari, son nouveau collègue, la stagiaire, Christophe, les amis de Christophe, etc.) ne fait pas tellement mieux que les autres, et surtout se fait aussi bien avoir. Dans ce jeu dangereux que joue Hélène, Nicolas Mathieu, place avec subtilité des interrogations féministes : Hélène est une femme qui n’échappe pas aux règles patriarchales, à la pression familiale, et autres male-gaze avec lesquelles l’agressent continuellement son patron, son mari ou ses clients. Pendant le mariage qui clôture le roman, mariage des amis de Christophe, c’est un peu la même chose, et le dégoût vient vite face à l’épisode des mollets tâtés (des hommes aux yeux bandés doivent reconnaître à qui les mollets appartiennent). Au-delà de la réflexion sociale, Connemara est ainsi une invitation à la libération féminine : finalement, Hélène n’aura besoin ni de son mari, ni de son patron, ni de son amant. Elle teste, le sexe et la vie, pour se réinventer une vie,
Venu(e) chercher
Le repos de l’âme
Et pour le cœur,
Un goût de meilleur.
Bibliographie :
Mathieu, Nicolas, Connemara, Actes Sud, 2022.