Zone Critique revient aujourd’hui sur un dialogue entre Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem. Du 25 au 27 octobre dernier, s’est tenu, à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, un colloque mêlant les interrogations autour des littératures et de la notion de « care ». Cet événement, coordonné notamment par la philosophe Sandra Laugier et permettant d’élargir les applications de ce champ de recherche émergeant dans l’espace médiatique et universitaire français, est l’occasion de se plonger dans son ouvrage La Société des vulnérables, Leçons féministes d’une crise, co-signé en septembre 2020 avec Najat Vallaud-Belkacem dans la collection « Tracts » de Gallimard.
L« éthique du care »
« Le care est d’abord le souci des autres, l’attention à la vie humaine et à ce qui fait sa continuité. […] Les éthiques du care, par leur origine dans les réflexions féministes, se sont révélées un projet de société, visant à mettre la réflexion sur les vulnérabilités et les liens sociaux au centre non seulement d’un travail sur la vie morale, mais également sur la définition des limites du politique. »
C’est ainsi que Sandra Laugier définissait en 2015 ces deux notions qui intègrent progressivement le paysage universitaire français. Le care, au sein des études de philosophie morale, recouvre l’ensemble des actions de sollicitude, d’attention aux autres. Les réflexions autour de cette notion ont largement été développées aux Etat-Unis, en lien avec les études du genre mais également avec la philosophie politique ; souvent menées par des femmes, elles interrogent la dimension systémique des rapports de genre dans toutes les strates d’interactions entre les individu.e.s.
Sandra Laugier a participé à mettre en avant ce champ d’études en France, entre autres grâce à son ouvrage Qu’est-ce que le care ? publié en 2009. Ce nouvel essai, rédigé aux côtés de Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre des droits des femmes et de l’Éducation Nationale, met en lumière les personnes concernées par cette éthique du care et leurs liens avec les constructions politiques. Les deux autrices analysent, à l’aune de la crise du covid-19, l’exposition médiatique temporaire de toute une strate de la société, concernée par le soin, et les implications de la médiatisation de son existence.
Les deux autrices constatent que plus les femmes se sont rendues compte de leur situation de dominées, plus il a été question pour elles de s’élever dans ces rapports de force.
Définir le care, c’est aussi reconnaître la précarité dans laquelle se trouvent les personnes qui endossent les rôles d’aidant.e.s ou de soignant.e.s – souvent des femmes – dans notre société, mais c’est aussi prendre conscience de la dévalorisation de ces positions et de la volonté d’y échapper. Les deux autrices constatent que plus les femmes se sont rendues compte de leur situation de dominées, plus il a été question pour elles de s’élever dans ces rapports de force. Elles changent alors progressivement de position mais se maintiennent au sein du même système, précisément au sein de ces mêmes rapports de force induits par « des modes capitalistes d’organisation du travail et leurs formes de délégation en cascade ». Ce sont alors d’autres personnes dominées, ou avec moins de moyens, qui ont progressivement pris en charge le travail du care. Cette hiérarchie nouvelle n’a fait que renforcer, selon Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem, le système patriarcal dominant qui persiste « en dépit des avancées des droits des femmes » et ce système serait au fondement des discriminations des personnes en charge d’une éthique du care.
Deux conclusions s’offrent alors à nous selon les deux autrices. La première est qu’il est nécessaire non pas d’étudier simplement la place des femmes mais la place de toutes les personnes dominées au sein d’un système politique largement patriarcal. La seconde est que la dévalorisation constante des professions et des initiatives relevant du care dans notre société n’a fait qu’accélérer la situation de crise dans laquelle nous nous trouvons actuellement et que l’arrivée de la pandémie a soulignée.
Les études de genre témoignent depuis des années de la nécessité de cette position d’aidant.e dans le fonctionnement et la construction de nos sociétés et analysent sa dévalorisation relevant d’un cercle vicieux : ce sont des tâches peu valorisées, dites féminines, et donc de fait, endossée par des femmes mais ce sont des tâches endossées par des femmes, et donc de fait, peu valorisées. Or, « si la question du care et des services à la personne faire irruption dans l’espace public, c’est bien parce que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail a mis en crise les voies traditionnelles de fourniture du care ». Cette mise en crise ou en question, déjà en marche, a été aggravée par la situation sanitaire qui implique, depuis bientôt deux ans, une nécessité croissante de personnes pour garantir ces services.
Les fonctions vitales du corps social
À cause de, ou grâce à cette crise, le care ne peut plus être relégué hors de l’espace public, il ne peut plus être dénigré parce qu’il concerne potentiellement le maintien en vie de toutes et tous. La Société des vulnérable, en admettant le care comme fondement invisible de la construction sociale, montre qu’il est assuré dans toutes les sphères : le cercle privé, la santé, le soin, l’aide sociale, mais également l’écologie. Or, les personnes qui endossent ces positions sont les moins présentes de l’organisation de nos sociétés et des discours politiques qui les relèguent systématiquement à la périphérie.
La difficulté de la gestion de la crise du covid-19 a souligné le fait que l’organisation du monde, de manière globalisée, n’est pas gérée par les personnes ayant en tête ou en charge des problématiques relevant de l’éthique du care. Or, si l’on pourrait croire que cette crise a permis une reconnaissance de ces problématiques et un chemin vers une gestion nouvelle de nos systèmes sociaux, Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem démontrent qu’il n’en est rien : la crise a mis au jour des symptômes du dysfonctionnement du système politique mais n’a paradoxalement fait que creuser les écarts entre les gestionnaires politiques ou les médecins chercheurs en charge de la parole et les gestionnaires du care au contact des populations malades.
L’expertise du terrain social a été balayée d’un revers de la main au profit d’un discours à la sémantique guerrière, ancré dans un modèle patriarcal.
L’expertise du terrain social a été balayée d’un revers de la main au profit d’un discours à la sémantique guerrière, ancré dans un modèle patriarcal. Dans cette construction sociétale, « la révélation des inégalités de genre et du travail du care n’est qu’une part d’une longue liste d’inégalités globales » qui sont aggravées par la réaffirmation d’un système là où il pourrait être remis en cause.
Le chemin vers une « démocratie du care »
Ce prisme pandémique inédit ayant propulsé le care au centre des préoccupations de beaucoup offre alors un champ de réflexion politique presque vierge et un questionnement nouveau des rapports systémiques. Au-delà d’une simple réflexion sur les mécanismes de domination et sur les conséquences de la gestion politique du covid-19 par des dirigeants non concernés par le care, Sandra Laugier et Najat Vallaud-Belkacem réfléchissent ensemble à l’établissement d’une « politique du care : une politique qui mette le care au centre de ses priorités, qui en fasse un enjeu de la démocratie globale. ». Elles souhaitent transformer durablement « ce “merci les soignants” un peu lâche (merci de faire ce que moi je ne veux pas faire ou que je ne peux pas faire !) en exigence collective d’une société du bien-être », ou, changer les modes de discours pour que la parole politique soit articulée autour du fait de « soigner » des personnes plutôt que de « combattre » un virus.
Pour ce faire, elles se proposent de tirer les « leçons féministes » de cette crise en assumant notamment de mettre les femmes au centre, en mettant en valeur leur expertise ainsi que l’expertise de tous les « faibles », mais également en revalorisant les études de genres, les études intersectionnelles et les études consacrées au care à l’université.
Cet ouvrage constitue alors une première porte d’entrée ou de réflexion pour modifier durablement les discours en les articulant autour de « l’ordinaire » et, par là, sortir des schémas sociaux et politiques établis.