Vivian Maier (New York, 1926 – Chicago, 2009) avait un œil infaillible pour saisir la beauté de l’ordinaire. Le travail de la photographe américaine sera visible au Musée du Luxembourg à Paris jusqu’au 16 janvier 2022.
Un couple d’anciens traverse un grand boulevard de la métropole. Surpris par l’appareil photo, l’homme serre le bras de la femme comme s’il voulait attirer son attention sur un danger. Il a l’air effrayé. Avant que la femme n’ait le temps de regarder dans l’objectif, son image est déjà enregistrée dans la pellicule. Le sentiment d’affolement imprimé dans une image. Les grands édifices qui les entourent ont un caractère étrange qui accentue cette sensation. En arrière-plan, le drapeau prend le sens d’une signature.
Explorer la profondeur de l’ordinaire, de ce qui a l’air terne ou insipide, Vivian Maier a exploré la surface de la vie sociale américaine comme peu d’autres. Depuis les années vingt, les photographes se sont de plus en plus éloignés des sujets lyriques, explorant le prosaïque, le décrépit. Cette citation de Walt Whitman peut servir à illustrer la grande quête de la photographie américaine du XXe siècle : « Je suis convaincu que la majesté et la beauté du monde se trouvent, à l’état latent, dans la moindre de ses parcelles… Je suis convaincu qu’il y a dans les choses insignifiantes, les insectes, les gens vulgaires, les esclaves, les nains, les mauvaises herbes, le rebut, beaucoup plus que je ne croyais… ».
Souvent comparée à Henri Cartier-Bresson ou Diane Arbus, l’œuvre de Vivian Maier appartient à juste titre au mouvement réaliste de la photographie du XXe siècle. La poursuite de la réalité cachée est au cœur du travail de ces artistes. Pour eux, la photographie constitue une révélation de ce qui est occulte. En d’autres termes, la réalité doit être dévoilée à travers la photographie.
Une reconnaissance posthume
Vivian Maier a travaillé tout au long de sa vie comme gouvernante d’enfants, d’abord à New-York, ensuite à Chicago. Photographe de rue, elle n’a jamais révélé à personne sa passion pour cet art. Son travail est resté caché toute sa vie jusqu’à ce qu’en 2007, John Maloof trouve ses pellicules lors d’une vente aux enchères d’antiquité. Elle nous a laissé un corpus photographique très dense, qu’elle n’a jamais eu l’occasion de découvrir dans son intégralité, composé de plus de 120 000 photographies, films, enregistrements et pellicules non développées.
Poétique de la ville
D’abord en noir et blanc, puis en couleurs, les photographies de Vivian Maier évoquent la réalité sociale de l’Amérique de l’après-guerre et de la suite de la crise de 1929. Elles témoignent d’une époque marquée par d’énormes changements sociaux et politiques, où l’information se veut de plus en plus présente, où la guerre du Viêt-Nam fait rage et où la ségrégation raciale creuse l’injustice entre les individus.
L’intégralité du travail photographique de Vivian Maier, couvrant la période de la fin des années quarante à quatre-vingt, semble suivre une même logique. Elle a su instituer une relation de voyeurisme avec le monde. Son appareil, un Rolleiflex, disposait d’un viseur sur le haut du boîtier par lequel regarder sans avoir besoin de le lever à hauteur des yeux.
Elle a su instituer une relation de voyeurisme avec le monde. Son appareil, un Rolleiflex, disposait d’un viseur sur le haut du boîtier par lequel regarder sans avoir besoin de le lever à hauteur des yeux.
Sa discrétion lui permettait d’anticiper la mise au point en calant son appareil au niveau de la poitrine. C’est grâce à ce mécanisme qu’elle a réussi à capter des regards si différents les uns des autres, certains hostiles, d’autres surpris.
Le portrait des gens ordinaires est central dans l’œuvre de la photographe américaine. Elle s’intéresse essentiellement aux sujets banals, malchanceux, marginaux. Autrement dit, aux sujets réputés peu honorables, ceux que personne ne regarde. Leur place est en marge de la société. Pourtant, son entreprise photographique ne vise pas à la compassion. Ces images ne se caractérisent ni par le sentimentalisme ni par la nostalgie. Maier semble accepter le laid à travers sa photographie.
Mais les scènes de rue ne sont pas la seule thématique abordée par cette photographe. L’enfance constitue aussi un sujet récurrent au cœur de son œuvre. Des larmes, des jeux, de la vitesse et des ballons, Vivian Maier développe une rhétorique propre à l’univers enfantin. À travers ses portraits d’enfants, Maier leur accorde une place privilégiée.
De même, plusieurs de ses images révèlent un certain degré d’ironie à l’égard des riches par la représentation de nombreux stéréotypes de la haute société. Ainsi, on retrouve des talons luxueux, de belles femmes montant dans des limousines, des manteaux de fourrure, des regards dédaigneux ou condescendants. Vivian Maier ne rate pas le moindre détail.
Dès le début des années soixante, elle développe un travail presque cinématographique, créant de nombreuses séquences filmiques. Jouant avec la fragmentation et la répétition, elle réussit à filmer le mouvement de la ville et des gens qui passent. Le résultat, une multitude de clichés contenant différentes histoires courtes dans lesquelles la beauté s’érige autour du quotidien.
L’exposition de Vivian Maier rassemble une série de sujets qui, dans de nombreux cas, semblent regarder le spectateur avec franchise et confidence. En photographiant toutes sortes d’individus, Maier semble nous dire qu’aucun être n’est plus important qu’un autre. Elle parvient, à travers sa photographie, à leur conférer la même valeur. Tous les sujets auxquels Maier s’intéresse sont représentatifs, à parts égales, d’une réalité sociale particulière, celle des quartiers populaires de New-York et de Chicago.
À la manière du chiffonnier surréaliste, Vivian Maier a l’acuité d’accorder une utilité nouvelle à ce qui semble ne plus servir. Elle vise à trouver de la beauté là où les autres ne voient que des choses sans intérêt ni importance.
À la manière du chiffonnier surréaliste, Vivian Maier a l’acuité d’accorder une utilité nouvelle à ce qui semble ne plus servir. Elle vise à trouver de la beauté là où les autres ne voient que des choses sans intérêt ni importance.
Le Je et ses ombres
C’est peut-être parce que l’on sait si peu de choses sur Maier que ses autoportraits sont particulièrement intrigants. Photographier c’est une manière de s’exprimer soi-même et Maier semble l’avoir compris, car elle a développé toute une pratique de l’autoportrait sous de multiples variations. La photographe newyorkaise a voulu étudier son propre dédoublement à travers la photographie. Des fois se reflétant vaguement dans un miroir ou une fenêtre de rue, d’autres réduites à une ombre noire. Dans ces images, elle pose presque toujours avec son appareil photo. Aucune complaisance vis-à-vis d’elle-même.
L’autoportrait agit comme quête de sa propre identité. Les éléments métaphoriques tels que le reflet, le cadre, le miroir, que l’on retrouve dans les représentations qu’elle fait d’elle-même, témoignent de l’existence d’un vocabulaire propre à tout son travail.
Cette rétrospective, qui met en lumière près de 280 photos de Vivian Maier, est peut être l’occasion de se laisser éblouir par son œuvre, puisque pour citer Barthes: « La photo me touche si je la retire de son bla-bla ordinaire : « Technique », « Réalité », « Reportage », « Art », etc. : ne rien dire, fermer les yeux, laisser le détail remonter à la conscience affective ».
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Le succès de l’œuvre de Vivian Maier tient sans doute à sa capacité de déceler la beauté dans tout ce qui est banal, humble et décrépit. Beaucoup d’objets qu’on aurait eu tendance à rejeter comme indignes, apparaissent ainsi sous un autre jour.
Références :
Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, Seuil, 1979, p. 50.
Roland Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil, 1980, p. 89.