Pour célébrer le 400ème anniversaire de La Fontaine, la collection La Pléiade réédite les Fables, illustrées par Grandville. Une occasion de (re)découvrir l’œuvre du fabuliste.
Pour les bibliophiles, l’instant tient de la magie. Comme toujours avec La Pléiade, l’objet est de toute beauté. Le rhodoïd met à l’abri le cuir et l’or de sa couverture. Des couleurs sans nuances, le bleu et le jaune, augurent de la fantaisie de ces morceaux rimés, et gardent un côté bon enfant. On passe sa main sur le coffret, et l’on sent le relief du titre et du nom de l’auteur. La Fontaine en impose, et oblige au silence.
Parler de La Fontaine, après tant de louanges et de panégyriques dressés au fil des siècles, c’est tomber malgré soi dans la contemplation béate, chemin peu emprunté vers l’originalité. Car, de tous les auteurs du Panthéon littéraire, La Fontaine occupe une place à part, dans une pièce qui n’appartient qu’à lui. La Légèreté, la Grâce portent son trône si haut qu’il se confond avec le soleil, dont il a l’éclat aveuglant, à nul autre pareil.
Ses Fables, dont la publication s’échelonne de 1668 à 1694, gardent pour elles le mystère de leur composition. Ainsi, les douze livres ont l’air tout droit descendus de contrées élevées, inspirés par un esprit altier. Pour ma part, quand je pense aux Fables, comme à toute poésie qui a de l’âme, et à l’élévation d’esprit qu’elles me procurent, me revient en mémoire l’Allégorie de la vanité humaine de Karel Dujardin. Ce tableau de 1663 montre un enfant en équilibre sur une bulle de savon, dans une position pleine de grâce. On ne saurait rêver plus belle allégorie des pouvoirs de la fable, comme seule capable de nous emmener haut, loin des pesanteurs du quotidien.
Une célébration de la langue française
Lire La Fontaine aujourd’hui, c’est prendre conscience du potentiel de notre langue. Grand lecteur de Rabelais et des auteurs antiques, « notre Homère », ainsi qu’a pu le nommer Sainte-Beuve, a su subsumer ces génies pour forger le sien. Et l’on lira avec d’autant plus d’intérêt cette édition, précédée d’une préface d’Yves Le Pestipon, accompagnée de notes abondantes, tant échapperont au lecteur les liens multiples avec une littérature dont on a perdu le goût et la pratique.
S’il y a un génie de La Fontaine, c’est à travers la réappropriation de la langue française qu’il s’exprime. Rarement dans l’histoire littéraire un auteur aura fait sien le corps d’une langue. Les Fables en sont l’expression la plus aboutie. Aussi, si elles n’avaient qu’un appât, c’est celui de plaire. Là est leur charme. Une fois que le lecteur a mordu, l’instruire est chose aisée.
S’il y a un génie de La Fontaine, c’est à travers la réappropriation de la langue française qu’il s’exprime.[…] Son écriture est une revisite du monde.
« Son originalité est toute dans la manière, et non dans la matière. » Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé. Son écriture est une revisite du monde. « Ainsi, l’eau, « onde pure » du Loup et l’Agneau, se fait « cristal vagabond » dans Adonis. La femme colporteuse du secret de son mari est « neuve sur ce cas » (Les Femmes et le secret) ; l’éléphant, lui, se fait « bête de haut parage » ; l’ours, dans L’Ours et l’Amateur des jardins, est « à demi-lêché » (on appréciera la nuance !) ; la mouche, un « parasite ailé ». Autant de trouvailles aériennes qui donnent l’impression de voir le monde à travers un verre teinté. On allongerait la liste avec délectation.
Le pouvoir des mots
Dans les Fables, le monde n’est pas un locus amoenus. Le loup côtoie l’agneau, le lion le rat, dans une verticalité que la préface analyse de façon pertinente. La mort s’opère en amont, dans et à travers le langage. C’est la plus grande force, la plus grande arme. On est mort verbalement, avant de l’être pour de bon. Le cas du Corbeau et le Renard est à ce titre riche en enseignements. Quoique « Maître » comme le Renard, donc sur une apparente égalité, et au-dessus de lui car « sur un arbre perché », le Corbeau est bien celui qui est en position de faiblesse. Interdit de parole par le fabuliste, il était condamné à l’avance. Là est sans doute cette « bonhomie aiguisée de malice » dont parle Sainte-Beuve. Plus loin, Le Rat et l’Eléphant offre un contre-point. Le discours du Rat, enflé d’orgueil, est mis à mal par cette « raison du plus fort » encore à l’ouvrage. Rien n’est stable, tout bouge. À l’instar de ce cours d’eau où se croisent les bêtes, la morale est fluctuante, portée par le silence.
En effet, ce qui surprend, c’est le silence qui s’abat en fin de fable. La simplicité, autrefois charme de l’enfance, intrigue. On ne cesse de se repentir d’avoir trop bien compris. On relit, tant « les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être » (Le Pâtre et le Lion). L’essentiel est ailleurs. Le sens est à guetter partout, coincé à la césure d’un vers, entre deux hémistiches. Ce silence se double de celui de La Fontaine. Pas de parti pris, pas de prêt-à-penser qui orienterait dans un sens ou dans l’autre le jugement du lecteur. « La Fontaine, comme Montaigne, invite au questionnement : ses Fables, loin d’imposer des leçons univoques comme on pourrait l’attendre de ce vieux genre didactique, créent des espaces pour la pensée et la conversation. » (Préface d’Y. Le Pestipon)
Trouver le potentiel de beauté à ce qui en manque crûment, voilà l’ultime moralité des Fables.
Les Fables ne cessent d’être d’actualité, car elles parlent de l’homme. C’est le monde comme il va ! « Ils conviennent à tous les hommes, à tous les âges. » Voltaire avait raison. Mais les Fables se lisent également en toutes circonstances. En ces temps de confinement, comment ne pas méditer la leçon de L’Ours et l’Amateur des jardins ? « Confiné par le sort dans un bois », un ours, en passe de sombrer dans la folie, tant « la raison n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés », fait la rencontre d’un vieillard, « lassé de vivre avec des gens muets », et tous deux, cohabitent. L’ours est d’une utilité, apporte à l’homme le repas du soir. « Les voilà bons amis. » Mais voulant se faire « émoucheur », l’ours se saisit d’un pavé et tue notre homme. « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami/ Mieux vaudrait un sage ennemi. » Toujours il y a la possibilité d’accepter son sort, ou du moins de le suppléer par une posture philosophique proche d’un épicurisme.
Comment subsumer la cruauté du monde, sinon par un délice de l’œil, puis de l’oreille, proche d’une volupté ? Certes le monde est inconstant, violent, injuste et riche en illusions, mais il se trouve comme gracié par l’art du langage que déploie le fabuliste. Trouver le potentiel de beauté à ce qui en manque crûment, voilà l’ultime moralité des Fables. Non plus le bonheur de vivre, mais le bonheur de raconter.
Lire… et voir La Fontaine
Chaque fable est le point de départ d’une rêverie. À la fois closes et ouvertes à l’interprétation, elles font appel à l’imagination du lecteur après en avoir éprouvé sa sensibilité. Et, pour son plaisir, le lecteur aura droit, chaque gravure étant en regard d’une fable, à d’abondantes illustrations de Grandville, dont le nom se tient aux côtés des graveurs et illustrateurs du XIXe siècle, comme Gustave Doré.
Le lecteur désireux d’approfondir le choix de transposition trouvera en annexe une préface dans laquelle l’illustrateur s’explique sur les choix et les difficultés soulevées par le projet. On découvrira que l’apparente simplicité d’exécution cache en réalité un réel dilemme. Comment rendre compte d’une fable, en tirer la « substantifique moelle » sans trahir l’auteur ? Le problème était d’autant plus ardu avec les Fables, car en séparer le corps de l’âme, c’était briser l’unité des textes. Dans la « Préface » aux cahiers de dessins, Grandville revient sur la difficulté : « [P]réoccupé de l’objection et des reproches que l’on m’avait faits sur le parti que j’avais cru pouvoir prendre de ne rendre dans certaines fables que le sens moral et non point la scène exacte, littéralement, matériellement, j’étais revenu à essayer de mettre en scènes les animaux de ces fables en restant dans la donnée exactement ». En effet, le choix s’opérera en accordant la primauté à la substance dramatique de la fable (Les Deux Taureaux et une Grenouille, ou Le Chêne et le Roseau). On pourra s’amuser à deviner le titre en rassemblant les divers éléments narratifs. Certains dessins se liront ainsi comme de véritables rébus, comme Un animal dans la lune, ou L’Amour et la Folie.
Quoi qu’il en soit, on ne pourra que saluer la très belle initiative de La Pléiade. Cette édition anniversaire est la preuve de l’éternelle jeunesse de La Fontaine. L’hommage ravivera, s’il était besoin, l’éclat de l’étoile.