Toute la semaine, Zone Critique part à la découverte de la littérature slovène contemporaine, et dresse le portrait des grandes figures et des nouvelles voix qui la composent. Après le romancier Drago Jančar, c’est le photographe franco-slovène Evgen Bavčar qui a accepté de répondre à nos questions. Le photographe franco-slovène préfère se définir comme un iconographe, a développé dans son travail artistique toute une philosophie esthétique qui vise à représenter l’invisible. Étant lui-même aveugle, il conçoit son œuvre comme un moyen de constituer un reflet visible de ce qui ne peut pas être montré, d’une expérience intérieure. C’est ce qu’il nomme « le troisième œil » et ce qui pourrait apparaître comme un drame insurmontable pour un photographe est en fait devenu un atout. « Je photographie ce que j’imagine. »
Mais Evgen Bavčar est aussi celui qui a fait connaître Boris Pahor (avec qui il a développé des liens d’amitié) et son œuvre en France et c’est à ce titre que Zone Critique est partie à sa rencontre pour qu’il évoque l’œuvre capitale de cet auteur pour la compréhension du XXème siècle.
Quelle importance revêt à vos yeux l’œuvre de Boris Pahor et en quoi est-il un témoin des tragédies du XXème siècle ?
C’est un écrivain de l’existence, très proche de Camus, pas seulement au sens de l’existence individuelle mais aussi et surtout de l’existence nationale. Du fait de son grand âge, il représente la conscience, malheureuse et douloureuse, du XXème siècle, car il a subi tout d’abord le fascisme, puis le nazisme et ensuite le communisme, donc les trois grands totalitarismes du siècle. Il tient surtout à mettre en évidence le génocide culturel puis ethnique perpétré par le fascisme pendant 25 ans à l’encontre de la communauté slovène. Même si les proportions ne sont bien sûr pas les mêmes, il y avait des camps de concentration fascistes en Italie. Il n’y a cependant pas eu de procès de Nuremberg des fascistes. Contrairement au nazisme, les dignitaires de ce régime n’ont jamais encouru de condamnation historique par un tribunal international.
Le 13 juillet de cette année, nous avons commémoré le centenaire de l’incendie, par les fascistes, de la Maison de la Culture slovène1 à Trieste, qui était un des premiers centres culturels polyvalents d’Europe, une sorte de Centre Pompidou avant l’heure. Cet incendie a eu lieu deux ans avant la marche sur Rome de Mussolini, en 1922. Cet événement a bien évidement marqué Boris Pahor mais aussi toute la communauté slovène et les séquelles sont toujours présentes. Je suis moi-même victime de guerre, ayant perdu la vue à l’âge d’onze ans, à la suite de deux accidents successifs dus à du matériel de guerre.
J’ai dit que Boris Pahor était l’écrivain de l’existence ; c’est une existence matérielle et spirituelle à la fois. Pour lui, à l’instar de Spinoza, l’esprit est la conscience du corps. Cette notion est tout à fait frappante dans son ouvrage majeur Pèlerin parmi les ombres, qui témoigne qu’au XXème siècle a été perpétrée la plus grande agression contre le corps humain, donc contre l’esprit comme conscience du corps.
Boris Pahor a subi cette agression avec la volonté des fascistes de romaniser la communauté slovène, et par conséquent de nier son identité culturelle et linguistique. Ma mère a souffert également de cette situation et me disait souvent qu’il était très mal vu à l’époque de parler slovène. Cette première période dans la vie de Pahor a donc été dominée par la sempiternelle menace qui pesait sur l’identité slovène et l’affirmation d’une soi-disant supériorité de la culture italienne.
Il a témoigné ensuite de sa survivance dans les camps de concentration nazis dans des ouvrages qui ont l’ambition et le mérite de traduire cette horrible expérience et sa mémoire sous une forme littéraire. Il contredit Theodor Adorno qui disait qu’il n’était plus possible de faire de la poésie après Auschwitz. Pahor, lui, poétise l’existence insupportable qu’il a menée à Struthof. C’est ce qui le différencie de la production d’auteurs qu’on qualifierait plutôt de « documentaire », sans que cela enlève bien sûr quoi que ce soit à leur valeur.
Enfin, il a été victime du totalitarisme communiste car il défendait un grand écrivain slovène, Edvard Kocbek, écrivain, poète et homme politique, proche de Heinrich Böll. Kocbek s’était engagé dans la Résistance2 (il était ami avec Emmanuel Mounier et Jean-Marie Domenach, notamment) mais les communistes l’ont écarté car ils refusaient le pluralisme en Slovénie.
Pahor attire l’attention sur le risque d’effacement, politique et idéologique, de la mémoire, ce qui touche à peu près toute l’Europe.
Vous avez fait découvrir Pahor en France avec la publication de Pèlerin parmi les ombres. Comment a eu lieu cette découverte ?
Je l’ai découvert à Paris en 1986, dans le cadre des manifestations culturelles organisées par la ville de Trieste et l’Institut culturel italien de Paris, intitulées « Trouver Trieste ». Trieste représente la ville européenne par excellence, et j’étais responsable des événements qui concernaient la communauté slovène. Depuis cette date, on collabore régulièrement ensemble. Je suis allé visiter le camp de concentration de Struthof avec lui il y a quelques années ; c’est comme cela que j’ai découvert ce lieu, que j’ai photographié la nuit. Mes tirages sont d’ailleurs exposés dans le musée de Struthof, qui est devenu le centre européen du résistant déporté en partie grâce à Boris Pahor.
Pour son livre Pèlerin parmi les ombres, j’avais contacté l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux, qui travaillait alors à la Table ronde, pour qu’il le diffuse en français. Je lui avais communiqué des extraits qui avaient déjà été publiés une première fois par Jean-Marie Domenach. Sa première sortie en 1990 est passée relativement inaperçue. J’avais pourtant écrit à la Quinzaine littéraire à son sujet. Ce n’est qu’après la publication de son deuxième ouvrage en français, Printemps difficile, en 1995, que la presse, dithyrambique à l’égard de ce dernier, a manifesté de l’intérêt à son premier en lui réservant l’écho qu’il méritait. Le grand public l’a donc reconnu comme un auteur majeur et a accordé à Pèlerin parmi les ombres le statut de chef-d’œuvre. Cela dit, au moment de sa publication, Pèlerin avait beaucoup intéressé Vercors, qui a rencontré Pahor, et ce dernier a toujours bénéficié d’une certaine complicité de la part des résistants français, qui se sont reconnus dans ses idéaux de liberté et d’indépendance.
Comment expliquer cette relative discrétion à ses débuts ?
Peut-être que la France a souhaité occulter ce passé un peu encombrant et préféré oublier qu’il y avait, sur son territoire même, des camps de concentration comme celui de Natzweiler-Struthof. On peut dresser un parallèle avec le camp de Risiera di San Sabba, qui était un camp de concentration et de transit allemand à Trieste, donc sur le sol italien.
La relation entre Pahor et la France est ancienne. À la sortie de la guerre, il a été pris en charge dans un sanatorium près de Paris, à Villiers-sur-Marne. Il a soutenu sa thèse de doctorat sur Baudelaire, donc il a toujours porté un certain attachement à ce pays, son histoire et sa culture.
La culture slovène est toujours ignorée par l’Italie. Je me suis dit que nous l’atteindrions peut-être en passant d’abord par la France et l’Allemagne.
L’œuvre de Boris Pahor lève également le voile sur un aspect méconnu de la Seconde Guerre mondiale, qui est la déportation politique, dont il a été victime.
En effet, on parle beaucoup de la Shoah, moins des victimes slaves, des résistants, qui portaient le triangle rouge comme Pahor, des handicapés etc. L’extermination des handicapés, par exemple, portait le nom d’Aktion T4. L’œuvre de Pahor met l’accent sur ces victimes qui ont été un peu oubliées, il est leur porte-parole. Il a élargi le champ d’étude et du souvenir.
Vous avez participé au recueil Place Oberdan à Trieste3 qui compile des nouvelles de Pahor et des contributions de ses proches. Vous y écrivez notamment cette phrase importante : « Par cette méthode à proprement parler esthétique, [Boris Pahor] revitalise les lieux de la mort grâce à son vécu de jadis, celui d’avant les camps. » Il met donc en parallèle ces deux expériences pour tenter de donner une consistance à ce néant que représente le camp de concentration et porter dessus un point de vue historique.
Même la disposition géographique des camps rappelle celle de Trieste, c’est pourquoi il les compare. Tout comme il met en parallèle l’incendie de la Maison de la Culture avec celui de l’Europe. Ces flammes qui ont emporté les livres slovènes ont annoncé celles qui consumeront également les valeurs européennes plus tard. Tout est lié, l’existence n’est pas séparée par les circonstances. Comme on dit, il vaut mieux qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Une autre dimension importe beaucoup pour lui, c’est l’amour en tant que sentiment éternel voire biblique. C’est le personnage par exemple de Mija, son amour d’avant-guerre et qui transparaît dans toute son œuvre. Elle meurt pendant la guerre sans qu’il ait pu la revoir, mais l’amour perdure, même s’il n’y a plus d’échange possible. C’est l’amour absolu, un Eros transmis dans l’espace littéraire et imaginaire. Comme il l’écrit dans Printemps difficile : « Mija. Désormais, elle était en lui comme le monde dont il revenait, aussi réel qu’enfoui au tréfonds, allez savoir où, et se manifestant toujours au moment où on ne l’appelait pas. Une réalité à éclipses, mais qui resurgissait quand il s’y attendait le moins. Tout à fait Mija. »
On peut également penser au sacrifice tragique des jeunes résistantes alsaciennes qu’il décrit avec émotion dans Pèlerin.
Il accorde aussi beaucoup d’importance au sensoriel, qu’il s’agisse de la proximité avec la Nature (et particulièrement la nature triestine et son plateau du Karst4) ou bien encore du corps, dans sa décrépitude dans les camps et dans sa renaissance après la libération.
Je l’ai senti quand je l’ai accompagné à Struthof. Je ne voulais pas toucher le four crématoire. Il m’a alors pris par la main, comme s’il était toujours le résident de ce camp, m’a fait toucher le four et m’a dit : « C’est ici qu’on apportait les corps qui partaient en fumée, la seule liberté possible à Struthof. » Pour les aveugles, toucher, c’est regarder de près et c’est lui qui a fait poser mon « regard » sur cet objet. J’ai alors mis les drapeaux slovène et français sur ce four et je me suis agenouillé devant.
Vous qui êtes artiste, dans quelle mesure pensez-vous qu’il est possible de rendre le mal artistique ? Comment faire du Mal une œuvre d’art ?
Il faut toujours essayer de se servir du négatif pour en faire du positif. Dans l’Idiot de Dostoïevski, Terentiev dit que la beauté sauvera le monde. La beauté est la métaphysique de l’intériorité, où l’on peut trouver un rêve effectif, une espèce d’aspiration active vers un monde meilleur. Pahor a été très touché par les ossa humiliata (les ossements humiliés), qui sont les cendres et les fragments d’os calcinés provenant du four crématoire et qui ont été rassemblés dans une fosse des cendres à Struthof. A l’image de cet « humus de cendres », Pahor a planté ses fleurs de paroles et de mots. Je m’en suis servi pour ma propre œuvre artistique, car pour l’une de mes photos, j’ai mis en surimpression, par-dessus le four crématoire, l’écriture de Pahor et le nom de quelques victimes slovènes.
Les camps de concentration sont l’endroit le plus obscur du XXème siècle et en même temps, Pahor est allé chercher de la lumière dans ces coins sombres. Il a trouvé une lumière qui résiste au néant. La création littéraire est la mention d’une beauté autre, qui dépasse, qui va au-delà et qui communique l’horreur d’une façon personnelle.
Selon vous, quelle importance Pahor a-t-il dans la culture slovène ? En quoi a-t-il pu contribuer au façonnement de l’identité slovène, niée pendant si longtemps ?
Il a toujours agi pour la défense absolue de l’identité slovène, de la réalité d’une langue, d’une image et du vécu historique. Les marxistes austro-hongrois ont séparé les peuples en les qualifiant d’historiques et ahistoriques. Nous faisions partie de ces derniers. Les Slovènes ont pourtant été le premier peuple à traduire du latin en langue slave, au Xème siècle5, donc ils ont assumé un rôle historique non négligeable. Ce qui ne les a pas empêchés de frôler régulièrement l’annihilation, qu’il s’agisse du danger de la germanisation sous la monarchie austro-hongroise, ou bien de la romanisation sous le fascisme.
Par son travail littéraire et la mission morale, éthique et politique qu’il poursuit, Boris Pahor tente de démontrer que nous sommes aussi un peuple historique européen, que nous sommes même les « aristocrates » de la souffrance européenne. En effet, nous avons tout le temps subi l’agressivité des grandes nations historiques et il est très difficile pour les petites nations de parler en leur nom propre. Pahor a toujours parlé en son nom propre, contre toutes les idéologies, tous les silences qui lui ont été imposés par les totalitarismes. Même si l’on est privé de liberté, le fait de raisonner et d’exprimer en pensée ou par écrit cette privation nous rend déjà un peu plus libres. Il est la conscience slovène du XXème siècle, cette petite nation au carrefour de plusieurs langues et cultures. Pahor a pris la parole au nom de ce peuple voué au silence.
Lettre de Boris Pahor au Président de la République italienne – 14 février 2020
(Inédite en français et communiquée à Zone Critique par Evgen Bavčar)
Monsieur le Président,
Je n’ai pas lu votre discours sur la loi mémorielle car ma vue est mauvaise, mais je ressens cependant la nécessité de vous écrire.
Je n’ai pas devant moi votre texte pour pouvoir le citer mais vous avez de fait regretté que la loi du 10 février 2004 instituant la journée du souvenir ait omis de mentionner tout le mal provoqué par le fascisme pendant la longue période où il a occupé le pouvoir, notamment en Slovénie, du printemps 1941 au 8 septembre 1943. Je regrette de devoir faire le même constat au sujet de cette omission : c’est ce que je soutiens dans le texte que j’ai publié dans le numéro spécial de la revue MicroMega consacré à la Résistance1. J’avais été invité personnellement par son directeur Paolo Flores d’Arcais à y contribuer.
Je ne sais si vous aviez lu mon texte, mais j’ai constaté, malheureusement a posteriori, que la préface de ce numéro était de votre main. Si j’avais été au courant de cela, je me serais adressé directement à vous et je vous aurais indiqué qu’en l’absence de la publication du rapport de la commission historico-culturelle italo-slovène, il y avait un devoir d’honnêteté à assumer : admettre que la population italienne, avant tout la jeune génération, doit connaître la situation réelle de la population slovène et croate à l’époque de la domination fasciste. Pour autant que je sache, la France et l’Allemagne, après avoir réuni des témoignages sur les raisons des horreurs de la guerre, les ont insérés dans les textes d’histoire et de littérature étudiés dans les écoles de l’État.
C’est la nécessité de la publication de la vérité historique contenue dans le rapport de la commission italo-slovène qui rend indispensable et urgent sa divulgation, de telle sorte qu’aujourd’hui, la République Italienne ne doive plus jamais assister à des manifestations telles que celles du 10 février passé. Des manifestations que tout ce qui fait l’existence de la démocratie de l’État italien pouvait difficilement tolérer.
Il est donc nécessaire, Monsieur le Président, que vous approuviez aujourd’hui la déclaration du Président de la République slovène sur la nécessité de la publication immédiate du rapport rédigé par la commission mixte italo-slovène. Il faut dire qu’une demande identique avait déjà été adressée par le ministre des Affaires étrangères du gouvernement slovène précédent ainsi que par moi-même dans la revue MicroMega qui, dans le même numéro, avait publié mon texte intitulé « L’Italie n’a pas connu de procès de Nuremberg ». Il faut également prendre en considération le mouvement d’opposition, né en réaction à la manifestation de ce fascisme résurgent, mouvement qui débattra de ce nouveau danger imminent et qui pourrait trouver, dans ce rapport, un appui considérable.
Je me permets, Monsieur le Président, de m’adresser à vous dans cette lettre en me référant à la promesse de rendre hommage et reconnaissance aux Slovènes, à l’occasion du centenaire de l’incendie du Narodni Dom [Maison de la culture slovène de Trieste] par les fascistes, dès avant leur arrivée au pouvoir. Mon texte sera ainsi une contribution à l’instauration d’une véritable amitié et d’une cohabitation slovéno-italienne fondée sur une irréfutable base historique et cela, non seulement entre nous qui vivons en Italie, mais aussi avec la population qui vit en Slovénie.
Je vous remercie dès à présent pour l’attention que vous réserverez à cette lettre, Monsieur le Président, et vous transmets mes hommages sincères.
Entretien réalisé par Guillaume Narguet
1 Narodni Dom, en slovène
2Edvard Kocbek (1904-1981) a co-fondé le Front de libération, la branche slovène des Partisans, aux côtés des communistes. Membre du gouvernement provisoire de Tito en 1945, il est placé en surveillance et mis à la retraite forcée en 1951 pour avoir critiqué l’attitude des communistes durant la guerre en Yougoslavie.
3Aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2018
4Haut plateau rocheux calcaire des Alpes dinariques qui s’étend du nord-est de l’Italie, des pieds des Alpes juliennes (en provinces de Gorizia et de Trieste, dans la région autonome du Frioul-Vénétie julienne) jusqu’au massif des Alpes Velebit à l’extrême nord-ouest de la Croatie, dans l’Istrie, passant par la partie occidentale de la Slovénie et s’étendant ainsi sur trois états.
5Il s’agit des Feuillets de Freising, le premier texte connu en slovène, qui a servi à l’évangélisation en Europe centrale et de l’Est.
6 https://ilpiccolo.gelocal.it/tempo-libero/2015/04/24/news/ma-per-gli-sloveni-la-resistenza-e-iniziata-nel-1941-1.11299906