À la fois éloge du plaisir et roman tragique, L’Écume des jours de Boris Vian est habité par une esthétique de la démesure. Trop souvent réduit à un roman léger et plaisant, L’Écume des jours comporte un versant sombre où l’ironie tragique côtoie la mélancolie, où l’amour est tourné en ridicule et où l’ensemble apparaît comme une farce grotesque orchestrée par un enfant tendre et cruel.
Un roman hédoniste ?
L’Écume des jours se présente d’abord comme un éloge du plaisir et du divertissement : les personnages concentrent toute leur attention et leur puissance d’agir sur ce qui est susceptible de leur apporter de la joie. Le roman s’ouvre sur un portrait d’un jeune homme au miroir qui apporte un soin extrême à son apparence, mais déjà un détail macabre illustre à la fois la fantaisie de Vian, et l’inquiétante étrangeté du roman : « Colin tailla en biseau les coins de ses paupières mates ». Les personnages sont caractérisés par leur insouciance et leur légèreté puisque la question qui domine les premiers chapitres est culinaire : que va donc préparer le cuisinier pour le souper ? La musique occupe une place prépondérante, et les personnages sont sans cesse divertis par des rythmes de jazz. L’opulence de Colin est incarnée par un coffre qui ne semble jamais désemplir et, comble du raffinement, il possède un pianoctkail. Cet instrument de musique, digne héritier de l’orgue à bouche du Des Esseintes de Huysmans, permet de fabriquer à volonté des boissons alcoolisées en accord avec les morceaux joués. Pourtant, progressivement, le plaisir et la jouissance laissent place au désenchantement. La prose de Vian possède quelques échos surréalistes, et, s’il serait exagéré de l’inscrire dans la lignée de Breton ou de Lautréamont, le roman est émaillé de scènes macabres, de morts anodines et d’incidents étranges.
Massacre surréaliste et esthétique Grand-Guignol
Les romans de Boris Vian regorgent de massacres légers, de scènes de guerre frivoles et de boucheries désinvoltes. Son recueil de nouvelles Les Fourmis est un chef-d’œuvre d’humour noir où la vie humaine est constamment en déroute, où la drôlerie confine avec le cynisme et où la trajectoire des personnages ressemble à une farce cruelle.
Les romans de Boris Vian regorgent de massacres légers, de scènes de guerre frivoles et de boucheries désinvoltes.
L’Écume des jours ne déroge pas à cette règle. Le troisième chapitre de notre roman prend place dans une patinoire. Le jeu de miroir permis par la glace, les chorégraphies des patineurs et la musique qui rythme l’endroit en fait un lieu de divertissement idéal, propice au badinage amoureux. Cet endroit est pourtant le lieu d’un carnage hallucinant où les patineurs maladroits ne cessent de faire des chutes mortelles : « Colin et Chick se rangèrent en arrivant à l’extrémité droite de la piste pour laisser place aux varlets-nettoyeurs, qui, désespérant de retrouver dans la montagne des victimes, autre chose que des lambeaux sans intérêt d’individualités dissociés, s’étaient munis de leurs raclettes pour éliminer le total des allongés ». De même, une simple phrase expose l’action dévastatrice et mortelle du froid – difficile de ne pas y voir un avertissement sur le sombre destin qui attend Chloé : « Le froid retenait les gens chez eux. Ceux qui réussissaient à s’arracher à sa prise y laissaient des lambeaux de vêtements et mouraient d’angine ».
Bien souvent, les scènes macabres possèdent un aspect jubilatoire et grotesque qui semble emprunté à l’esthétique Grand-Guignol. La mort est si spectaculaire qu’elle est tournée en dérision. Le récit parodique de la conférence de Jean-Paul Sartre « L’existentialisme est-il un humanisme » devient un prétexte pour orchestrer un jeu de massacre et une façon pour Vian de ridiculiser l’intellectualisme : « Les gens utilisaient les ruses les plus variées pour déjouer la surveillance du cordon sanitaire (…) Certains arrivaient en corbillard et les gendarmes plongeaient une longue pique d’acier dans le cercueil, les clouant au chêne pour l’éternité, ce qui évitaient de les en sortir pour l’inhumation et ne causait de tort qu’aux vrais morts éventuels dont le linceul se trouvait bousillé ».
Enfin, et de façon peut-être plus insidieuse, c’est le langage lui-même qui permet ces situations inquiétantes où le réel se dérobe pour laisser place à un univers angoissant – comme le pharmacien qui « exécute » l’ordonnance de Chloé à l’aide d’une « petite guillotine de bureau » ou ces policiers qui veulent passer Chick « à tabac de contrebande » et qui précise qu’il s’agit d’un tabac très fort. Le langage pris au pied de la lettre devient alors un instrument qui aliène les personnages.
Un roman tragique
En réponse à une question posée sur ses loisirs, au cours d’un entretien professionnel, Colin répond par ces mots : « Le plus clair de mon temps, je le passe à l’obscurcir ». Ici, il ne s’agit pas d’une simple pirouette verbale mais d’un mot d’ordre qui s’applique à l’ensemble du roman. L’insouciance des premiers chapitres laisse peu à peu place au délabrement physique et moral des personnages. Le divertissement n’est plus une échappatoire suffisante pour se détourner de la mort, et celle-ci étend son ombre sur l’ensemble des personnages.
Le ressort de la tragédie se déroule avec lenteur, tout au long du récit, pour anéantir le destin des personnages
Le poids de la fatalité pèse indiscutablement sur l’ensemble du roman. La construction de l’intrigue se fait en diptyque. Le récit s’ouvre sur une description de l’opulente maison de Colin et s’achève sur le délabrement complet de la demeure. L’enterrement misérable de Chloé est une réponse parfaite à leur mariage fastueux. Le ressort de la tragédie se déroule avec lenteur, tout au long du récit, pour anéantir le destin des personnages. Ainsi, presque selon la logique dantesque du contrapasso, les protagonistes périssent en fonction de leur vice. La passion de Chick pour Jean-Sol Partre est présentée de façon plaisante au début du récit mais celle-ci va devenir de plus en plus aliénante et va peu à peu le précipiter dans la folie.
Les dernières phrases du roman constituent encore un signe de ce poids de la fatalité avec le suicide indirect de la souris qui choisit de se placer dans la gueule du chat : « Le chat laissa reposer avec précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris de la souris. Les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. Il déroula sa queue touffue et la laissa traîner sur le trottoir. »
De même, par une forme d’ironie tragique, Colin est indirectement responsable de la mort de Chloé : la première nuit de leur voyage de noce, exaspéré par la façon de parler de Nicolas, Colin lui lance son soulier à la figure mais celui-ci l’esquive et un carreau se brise. Or, c’est ce carreau qui va provoquer l’affliction de Chloé : « – Ce carreau m’a empêché de dormir. Ce matin, j’avais la poitrine toute pleine de cette neige… ». Cette préfiguration du destin de Chloé se retrouve également d’un point de vue symbolique : l’absence d’amour réel de Colin à son égard rend inéluctable l’issue funeste du couple.
Un éloge du libertinage ?
Le constat de Raymond Queneau à propos de L’Écume des jours : « Ce n’est pas un poignant roman d’amour mais le récit poignant d’un échec de l’Amour » pourrait être accentué. Derrière ces échecs de l’amour se dessinent en filigrane un autre modèle incarné par Nicolas, le cuisinier sensuel : celui des amours libertins.
L’Écume des jours est un roman quasiment érotique où de longs paragraphes s’attardent sur les seins des « jolies filles », sur les mœurs des frères Desmarets et sur la douceur de la nuit.
De cette façon, l’histoire d’amour entre les deux protagonistes fonctionne en trompe-l’œil. Colin n’est pas amoureux de Chloé, il souhaite vivre une histoire d’amour – et semble prêt à épouser la première venue : « Je voudrais être amoureux dit Colin. Tu voudrais être amoureux. Il voudrait idem (être amoureux) ». Suite à cette affirmation, il se répand en déclarations. Il aurait d’ailleurs pu s’éprendre d’Alise mais celle-ci était déjà au bras de Chick. Certes, Colin multiplie les signes d’affection envers Chloé et se montre très prévenant face au mal qui la dévore. Pourtant, alors que Chloé est en train d’agoniser dans sa chambre, Alise rend visite à Colin et se déshabille devant lui : « Il faisait très clair dans la pièce et Colin voyait Alise tout entière. Ses seins paraissaient prêts à s’envoler et les longs muscles de ses jambes déliées, à toucher, étaient fermes et chauds ». Colin l’embrasse en lui confiant à demi-mot qu’il aurait pu l’épouser.
Ces failles dans la romance apparemment idyllique entre Colin et Chloé sont renforcées par les amitiés érotiques de Nicolas qui parsèment le roman. Ce dernier mène une vie volage consacrée aux plaisirs de la chair. Ainsi, il passe une nuit en compagnie d’Isis et de ses deux très jeunes cousines et répond aux questions de Colin sans se formaliser :
« – Elles avaient quel âge ? demanda Colin insidieusement.
– Je ne sais pas, dit Nicolas. Mais, au toucher, je donnerais seize ans à l’une, et dix-huit ans à l’autre.»
L’Écume des jours est un roman quasiment érotique où de longs paragraphes s’attardent sur les seins des « jolies filles », sur les mœurs des frères Desmarets et sur la douceur du jour.
Écrivain difficile à saisir, Boris Vian se joue sans cesse de nous. Anarchiste, il ne s’est jamais engagé. Optimiste forcené, ses romans sont parsemés de scènes macabres. Libertin, il a toujours voulu croire au mariage. L’Écume des jours illustre toutes ces contradictions. Ses facéties langagières dévoilent cependant un versant sombre et inquiétant où les fusils font pousser les roses et où de jolis nénuphars peuvent devenir meurtriers.