Marie, encore à la maternité, raconte à sa fille nouvelle-née, Adèle, ce que fut sa vie. Devenue mère, elle peut enfin effacer les blessures causées par la sienne. De femme à femme, les mêmes paroles transmises pour enfermer, voici ce que Maria Pourchet écrit, pour s’en défaire, et surtout pour en défaire celle qui suivra : toutes les femmes auront subi cela, sauf une, cette femme à venir, qui brisera le cercle infini de la complicité des femmes contre les femmes.
Aimer sa mère
Les mères ont leurs romans d’amour, Albert Cohen ou Colette aimèrent les leurs à la folie. Mais il y a aussi toutes les marâtres, mères indignes dont Jules Renard ou Hervé Bazin ont dépeint la cruauté. La narratrice, Marie, qui se confond avec Maria Pourchet, ne peut aimer une mère qui ne l’a pas aimé, ou n’a pas su lui montrer. Son écriture est le cri de souffrance d’une enfant qui a grandi sans tendresse : « Elle ne m’a pas touchée. Je connais de la douceur si peu de chose, sinon la fourrure des animaux ». Sevrée de caresses, c’est son corps d’abord qui conserve l’empreinte de l’absence : « A 6 ans, je ne tiens dans la rue la main de personne, c’est en tout cas la mémoire de ma main. Pour éviter les bagnoles, on me tire par la manche ».
D’une origine sociale modeste, enfant d’immigrés, cette mère en a tant souffert qu’elle a voulu que sa fille soit différente d’elle, et supérieure à ces autres devant qui elle eut honte : éduquée, cultivée, purifiée. Elle l’emmène au théâtre, lui interdit toutes les frivolités des filles de son âge, se méfie des autres. Mais que sa fille réussisse, selon les objectifs de cette éducation, et elle la jalouse et la dénigre : c’est parce que cette mère est moins une mère que « la petite fille à jamais étouffée par le regret d’être soi. Et moi, la fille de mon père, assimilé bourgeois, j’étais déjà sa rivale ». Elle-même ne fut jamais la préférée, moins importante que les garçons aux yeux de ses parents : n’ayant jamais été fille, elle ne peut réussir à être mère, comprend Marie au fil de son récit.
La douleur des mots.
Pourquoi écrire un livre qui pourrait ressembler à un règlement de comptes ? Il semble que ce soit parce que ce que le langage a fait, seul le langage peut le défaire. La narration de Maria Pourchet butte sans cesse sur les phrases de sa mère, de sa grand-mère, les mots des femmes qui se transmettent et interdisent, culpabilisent, blessent à mort : « Chez les animaux que nous sommes, fous du désir de parler, ça commence par la catastrophe de la langue. Les mots qu’on nous dit, les phrases pour nous assommer, les phrases pour nous gouverner, les phrases pour endormir, interdire, séparer, les phrases pour reproduire. Une fille après l’autre tenue par la langue que désormais je m’occupe à défaire, comme leurs tricots qui grattaient à mort. » Ce sont ces injonctions mêmes qui organisent le récit, donnant leurs titres aux chapitres. Ces paroles de femmes adressées aux femmes sont ressassées, inoubliables et mortifères : en se les transmettant, chacune se fait complice de l’oppression par elle subie, reproduite par la suivante.
Pourquoi des mots pour soumettre ? Parce que c’est ce qu’il reste aux femmes : « Les hommes, oui. Les hommes ont traversé les frontières, nourri les familles, les hommes sont tombés, conduits devant l’ennemi. Les hommes ont gagné, ont souffert d’avoir perdu. Les bêtes étaient à eux, les fils, les immeubles. Les femmes avaient des manies. Les femmes avaient la parole, encore fallait-il qu’on la leur laisse. » La parole des femmes ce sont les proverbes, les admonestations « On réfléchit avant de parler » : la parole figée, circulaire, qui enferme comme un destin. Celle-là même qu’elles ont reçu, comme si elles se vengeaient les unes sur les autres de leurs vies décevantes « Et moi tu crois qu’on m’a dit que j’étais belle ? ». La parole des femmes est aussi l’attachement aux détails anodins, les conversations non moins anodines, les remarques, les reproches surtout, une logorrhée irritante et qu’on n’écoute pas parce que c’est beaucoup de bruit pour rien. La parole des femmes est celle qu’on leur laisse.
Les femmes contre les femmes
Maria Pourchet exprime la violence la plus révoltante, celle des femmes entre elles. Les hommes sont épargnés : « Et toutes les autres après celle-ci, à s’en faire voir. A se faire payer fois deux l’ardoise de la précédente. N’épargnant que les hommes qui sur le chantier, qui au bureau, qui au bois, aux putes, procédaient à leurs vies. Ils en prennent bien assez sur le dos, va. » Les femmes elles-mêmes se renvoient toutes les exigences qu’elles subissent, c’est ce qu’expriment les remarques figées : la norme intégrée et indépassable. Ce sont les femmes qui se font garantes de cette norme pourtant étouffante. Puisque les hommes sont les préférés, ce sont eux aussi qu’elles préfèrent, qu’elles excusent : « On dira du bonhomme mort qu’elles l’ont usé. Ce sont des femmes qui parlent ».
Aux femmes, donc, on ne donne jamais d’excuses. Être une femme respectable se paie cher, d’une vie marquée par le négatif. Est décompté ce que l’on n’a pas fait : « La vaincue dort dans le lit qu’elle s’est fait tandis qu’elles, les indemnes, pas touchées, pas fauchées, commentent. A leur quiétude suffit la fierté qu’elles y prennent. Si l’on n’a pas bu, pas ri, pas joui au moins l’on est digne. De quoi ? De finir comme les étés finissent, séchées, plantées devant les fourneaux ». Maria Pourchet n’est pas dupe : en dépeignant ainsi les femmes, elle-aussi transmet la haine des femmes les unes contre les autres. Elle sait sans doute qu’il faut comprendre, expliquer par des causes plus globales, mais avant le temps de l’analyse, c’est le temps du cri : « La haine des femmes épargne les hommes, apprends ça. La preuve dans ces pages. Je ne suis pas au-dessus d’elles. »
Ce livre me renvoie à l’ouvrage de Manon Garcia paru en novembre 2018 : On ne naît pas soumise, on le devient. Cette spécialiste de philosophie féministe pose la question suivante : pourquoi les femmes, mêmes féministes, se soumettent ? Aux hommes, aux normes de la féminité, entre elles, même les plus conscientes font parfois preuve de mauvaise foi. On observe des comportements de soumission que Manon Garcia refuse de juger essentiels à la nature féminine : « comme tous les êtres humains, les femmes sont prises en tension entre le désir et l’angoisse de la liberté, entre la volonté de se projeter dans le monde et la tentation de l’abdication. A la différence des hommes, cependant, la soumission est une conduite socialement prescrite aux femmes. Elle ont donc des choses à gagner à se soumettre. Par exemple, la femme mince, jeune, qui aura modelé son corps par des régimes et du sport, et qui sera belle, bien maquillée, et qui donnera aux hommes l’attention qu’ils s’estiment en droit d’obtenir sera l’objet des attentions masculines quand la femme indépendante risquera d’être rejetée ou seule si elle ne joue pas le jeu de la féminité. Par conséquent dans le contexte patriarcal, la situation de la femme modifie l’équilibre entre coûts et bénéfices de la liberté et rend la liberté beaucoup plus coûteuse qu’elle ne l’est pour les hommes, au point que même les femmes les plus ambitieuses préfèrent parfois renoncer à leur liberté, plutôt que d’en payer le prix. » Manon Garcia me semble répondre à une des questions implicites de l’ouvrage de Maria Pourchet : pourquoi cette haine des femmes les unes envers les autres, c’est-à-dire envers elles-mêmes ? Pourquoi sont-ce les hommes qu’elles épargnent ? Ces deux lectures se complètent de manière heureuse, car la seconde fournit un éclaircissement théorique à l’histoire individuelle racontée par la première.
Échapper au corps.
Le devoir négatif des femmes s’incarnent dans le rapport au corps. Ce n’est plus le manque d’amour envers l’enfant, mais la négation du corps adulte : « A 18 ans, vierge, mon corps est déjà le champ d’une bataille qu’elles mènent à ma place pour ne pas être aimée. Je me refuse et j’ignore pourquoi ». La sexualité pour les femmes est souvent prise entre la pureté virginale et la déchéance de la fille facile, le paradoxe de la maman et de la putain. Soit l’une, soit l’autre. Comment être ni l’une ni l’autre ? Comme Marie adolescente l’ignore elle préfère n’être rien, c’est-à-dire un garçon, puisque le critère d’évaluation appliqué aux hommes relève bien moins de ce domaine.
La sexualité pour les femmes est souvent prise entre la pureté virginale et la déchéance de la fille facile, le paradoxe de la maman et de la putain. Soit l’une, soit l’autre. Comment être ni l’une ni l’autre ?
Puisqu’elle ne veut pas être comme les femmes empâtées de leur féminité, que sa mère n’a voulu pour elle que la vie de l’esprit, Marie se perçoit comme un garçon. Être femme équivaut à se placer du côté de l’inessentiel, du corps, de la séduction, de la passivité. Marie se pense au masculin pour avoir le droit de réfléchir, d’agir, mais aussi pour esquiver la question du rapport au corps et à la sexualité : « Je suis un garçon, je souffre un peu moins. Si je suis un garçon, je n’ai pas à les séduire. Je m’arrange. Je suis au masculin. Je suis content, heureux, peureux, je suis un romancier, je suis votre serviteur. Le « e » n’arrive pas, la langue échoue à le dire. « E » est ridicule comme un jupon, aujourd’hui encore irréconciliable avec l’imparfaite liberté que j’ai volé sous leur nez. Me pardonnent celles qui combattent pour nos salaires, nos corps, le genre des noms. J’ai dû faire autrement ».
La figure du père apparaît ici : il est épargné précisément, par son absence d’implication. Alors évidemment c’est aux femmes qu’on en veut : mais ne pas faire n’est-t-il parfois pas aussi coupable que faire ? Selon la leçon du père, la valeur de Marie en tant que femme ne se mesurera jamais à l’aune de ses réussites intellectuelles : « Mon père, dans son amour lui aussi déparle. Je ne m’en fais pas pour toi. Tu es intéressante. Il y aura bien un homme. Traduis, Adèle, inutile de devenir, un homme existera, dans l’ombre de qui je pourrai disparaître, écrire des livres comme une qui ravaude. Il ne m’a pas dit que serais la somme de mes choix. Que des choix, mes hommes devraient en être. M’a laissé penser qu’au mieux je serais choisie ».
Le refuge des livres.
Ce qui a fait souffrir Marie est ce qui la sauve : sa mère l’a voulue mieux que les autres, plus cultivée, Marie oublie son ennui dans la lecture : « A 13 ans je rencontre un hêtre, roi du bois qui sépare la maison du village. Tandis qu’on ne me cherche pas, je lis entre ses racines, tout Maupassant. Qui inlassablement décrit une vie en Basse-Normandie. Inlassablement la mer qui charrie des corps de fiancées et des poissons imbouffables. Inlassablement la même fin : les femmes s’ennuient jusqu’à mourir, avec ou sans enfants, dans des maisons comme des caveaux, des musées. Dehors les hommes baisent les autres et comptent les sous. Je ne lis rien de plus plausible à cet âge. Je compte là-dessus, faute de mieux. » La littérature a malgré tout un statut ambiguë : elle élargit peut-être le monde mais elle fabrique aussi le même destin pour les femmes que la vie réelle. Il y a de quoi s’interroger ici sur la portée idéologique des livres soi-disant réalistes : ils font croire comme à la vérité à la noirceur du monde, alors que l’on peut inventer d’autres manières de vivre.
La littérature a malgré tout un statut ambiguë : elle élargit peut-être le monde mais elle fabrique aussi le même destin pour les femmes que la vie réelle. Il y a de quoi s’interroger ici sur la portée idéologique des livres soi-disant réalistes : ils font croire comme à la vérité à la noirceur du monde, alors que l’on peut inventer d’autres manières de vivre.
L’ennui est décidément le grand mal du siècle. Il se double de l’impossibilité de l’action pour celle à qui on a dit que c’était la perfection sinon rien (et ce n’est jamais assez parfait). On vient de voir que l’exigence envers les femmes est marqué par le vide, qu’elle s’exprime par des structures grammaticales négatives. Marie se sent au milieu du rien. Comme pour Mallarmé qui a « lu tous les livres », ce qui existe ne suffit pas : « J’ai attendu jusqu’à devenir une femme qui écrit. Non il n’y a pas assez de livres et la forêt n’est pas assez grande ». Peut-être a-t-on ici une écriture-médicament, mais aussi une écriture qui voudrait rendre les choses plus vastes, qui enfin donne un but à l’attente : « J’attends d’un attente à broder des licornes, j’attends comme on n’attend plus depuis des lustres, depuis le temps des emmurées, de la Terre plate. » Marie ne sera ni une femme devant les fourneaux, ni une princesse de contes qui attend la délivrance, écrire est un premier moyen pour inventer un nouveau moyen d’être femme.
C’est la lecture aussi qui la sortira de l’univers social duquel sa mère n’a pas pu se libérer. C’est sa culture qui lui permet de faire des études reconnues, à Paris, de faire un doctorat, d’écrire des livres, d’être du côté des « belles éducations », des « détenteurs de code ». C’est un paradoxe ici : ce sont les exigences de sa mère qui l’ont détruite, et c’est elles-mêmes qui l’autorisent à écrire un livre virulent contre cette dernière. Mais cette posture d’écrivaine ne va pas sans réflexivité douloureuse : « A mesure que je parcours le vocabulaire émacié de votre langue, l’étendue de votre souffrance ne m’apparaît plus, tant elle est vaste. J’ai honte. Je voudrais vous épargner ce livre de petite conne bien lettrée, bien nourrie. Je ne peux plus. Quelque chose en moi de ténébreux l’écrit. Peut-être vous, va savoir. » En critiquant ces femmes, Maria Pourchet les délivre aussi, car elle délivre celles qui vont suivre. L’écriture met à distance les paroles encore vives, les rend impersonnelles, extérieures à soi.
Le remède des mots.
Être une femme qui écrit permet de se réapproprier le champ du langage dans des usages choisis, renouvelés, d’élargir le champ de la parole destiné aux femmes. L’écriture permet aussi de dire pour que les mêmes phrases ne soient plus dites, s’en exorciser peut-être, mais la valeur du roman n’est pas simplement psychanalytique, elle s’élargit par l’adresse de Marie à sa fille nouvell- née : elle lui raconte pour que celle-ci échappe aux phrases assassines. Elle transforme les formules proverbiales en injonction à la liberté : « Regarde, Adèle : elle, l’aïeule, c’est l’esclave. Ma mère, c’est la peur faite femme de devenir sa mère qui l’a coulée sur place. Moi c’est la même peur dont je fais quelque chose. Toi, va. »
Je dirais qu’il faudrait aussi réévaluer la valeur des remarques de femmes : elles sont une réaction au manque d’exigence envers les hommes. Ceux-ci, tout occupés d’eux-mêmes, ne font pas attention, il ne reste alors aux femmes plus que l’acrimonie de la réaction. Les reproches sont le pendant du manque de soin. Quant aux détails anodins et prosaïques, il faut bien que quelqu’un s’en occupe, certainement pas les hommes, trop occupés par ce qui compte. Maria Pourchet a tant souffert par les femmes qu’elle ne peut leur pardonner trop vite, mais elle n’ignore pas que c’est une restructuration des comportements et des réflexes de tous qui est à viser.
Être mère pour pardonner à sa mère.
Marie raconte ses souvenirs à sa fille, alors qu’elle vient de devenir mère à son tour. Et c’est à ce moment-même qu’elle arrive à pardonner à sa mère, ou au moins ne plus attendre d’elle ce qu’elle n’a jamais pu être. A travers la maternité, Marie entre dans la ronde d’un autre héritage, d’une autre histoire des femmes et de leur corps, qui est tout aussi vieux que celle des paroles qui enferment, « ce qui m’arrive s’appelle le fond des âges », mais qui au contraire la sauve : « Je me materne très bien toute seule. Parce que la mère, c’est moi ».
Elle décrit quelque chose qui demande une force méconnue parce qu’elle est totalement désintéressée. Les hommes sont des héros qu’on félicite, qu’on excuse. Les femmes connaissent une souffrance dont on ne parle pas, qui semble normal à tout le monde, une souffrance qui plutôt que les glorifier en tant qu’individus, comme les héros, les font s’oublier totalement pour se donner à leurs enfants : « Ça devrait pouvoir se dire, l’enfantement. Que c’est mourir, et après mourir, continuer, à la fois sur Terre et en dessous. Et puis revenir et ne plus en parler, ni de la force qu’il a fallu, qu’il faut, ni de soi ». Simone de Beauvoir, pour se débarrasser du poids d’être une femme refusa toujours la maternité. Marie commence par briller intellectuellement « je ferai neuf ans d’études pour proclamer, savante et lessivée, que mon doctorat ne vaut rien » avant de devenir mère pour s’accepter comme femme. Alice Ferney, dans son roman Les Bourgeois, raconte les modèles de maternité traditionnelle à travers l’histoire d’une famille bourgeoise au long du XXe siècle, les femmes toujours en couche, s’occupant sans cesse de leurs enfants. Elle essaie de montrer ce que ce modèle peut avoir de digne, mais aussi d’aliénant, dans la mesure où la notion d’accomplissement personnel est complètement inconcevable pour les femmes qui ne vivent que pour et à travers leur famille. On voit que la maternité peut signifier quelque chose d’autre aujourd’hui qu’à l’époque de l’écriture du Deuxième sexe. La manière qu’a Marie de s’inscrire dans la lignée féminine est une ouverture intéressante pour une pensée féministe ouverte à tout ce que signifie être une femme.
Considérée sous ce jour, la maternité n’est plus une évidence : c’est une charge qui fut trop lourde à porter pour sa mère : « Je pense à un conte ancestral, La jeune fille sans mains. Une jeune fille qui s’étant mutilé les bras pour dégoûter le diable de la prendre, ne pouvait rien serrer, rien tenir. Tard avec l’amour et l’enfantement, ses mains repoussaient. Ma mère est devant toi, Adèle, la jeune fille à jamais sans mains. » Mais Marie, à travers la maternité, se sent capable d’enlacer pour deux.
- Maria Pourchet, Toutes les femmes sauf une, Pauvert, septembre 2018, 144 p.