Le nouveau roman de l’écrivain algérien Yahia Belaskri, Le Livre d’Amray, est le récit d’une quête individuelle et collective, entre les blessures et les amertumes accumulées de l’Histoire et la promesse d’une poésie qui façonne le texte et hante le sujet. Ici, la généalogie et la géographie d’une Algérie qui n’est jamais nommée font du récit un cri étouffé contre la défaite et l’oubli, un élan de création poussé jusqu’aux lisières de la raison, là où l’écriture lutte obstinément contre la pénurie d’amour, de tolérance et de dignité.
« Je suis Amray, l’amoureux, fils d’Augustin et de la Kahina, enfant des séismes et des obscurs hivers ». Dès les premières pages, le dernier roman de l’écrivain algérien Yahia Belaskri entame le long parcours d’une reconstruction identitaire, entre les échos d’une généalogie perdue et les territoires d’une géographie malmenée par l’Histoire. Si la Kahina, héroïne berbère et figure de résistance, réactive la mémoire collective de tout un peuple, la référence à Saint-Augustin éclaire la dimension plus ou moins autobiographique du récit. Entre un père « qui portait dans sa besace les traditions de la famille » et une mère qui « ne connaissait rien, n’aspirait à rien, n’imaginait pas d’autre vie que la sienne », le narrateur évoque une enfance largement dominée par le silence et l’austérité. Alternant portraits intimes et allusions minimalistes, Belaskri reconstruit un univers familial traversé très tôt par le poids et les traumatismes d’« une vie de promiscuité et d’ombre, d’interdits et de non-dits ». Pour autant, en traversant le passé, le récit évite de tout raconter, cultive ses parts d’ombre, comme une façon de recréer au cœur du texte les non-dits d’une autre époque. Seul l’amour semble par moments se frayer un chemin dans la masse obscure des souvenirs, à l’image de cette amitié d’enfance partagée avec le trio Anzar, Shlomo et Paquito, ou de cet « amour sans mots » de la mère, lieu de convergence du silence et de l’appartenance.
Espaces ambivalents
Il y a indéniablement dans le récit de Belaskri quelque chose de l’ordre de l’évocation fugitive, une peinture en mots qui recrée les lieux de la mémoire par petites touches successives, souvent floues et indécises. Ainsi, l’Algérie, figure centrale du roman, n’y est jamais évoquée. Elle constitue néanmoins un arrière-plan omniprésent, une obsession faite de traces éphémères et détournées : « Cette terre a été foulée par des hommes venus d’ailleurs qui y ont laissé quelques fugaces empreintes ». Le récit s’acharne à mesurer l’étendue de la perte collective, interrogeant des espaces envahis par la violence, l’angoisse et la solitude. Les descriptions spatiales deviennent le siège d’une ambivalence troublante. Si telle ville est « un territoire aux limites infranchissables, grouillant de vie », tel quartier regorge « d’exclus, de déclassés, survivants du naufrage passé et à venir ». Cette ambivalence se prolonge à l’école, ce lieu paradoxal où – raconte le narrateur – « des instituteurs s’évertuèrent à m’offrir une langue, et la carte d’un pays lointain que je ne connaissais pas ». Luttant contre les multiples visages de l’aliénation, le récit prend l’allure d’une longue fuite en avant, une quête sans fin de travail, d’amour ou simplement de dignité. De cette ville froide et hostile des Hauts Plateaux à ce « vaste désert de pierres et d’infortune », en passant par cette bourgade de province associée au calvaire d’une instruction militaire, le narrateur errant est « à la recherche d’une place ». Au rythme des séparations et des ruptures, son rapport à la terre natale devient l’objet d’une tension qui domine et façonne le récit.
L’histoire et l’amertume
Parallèlement à cette quête spatiale, à la fois ambivalente et douloureuse, le roman de Belaskri traverse l’histoire contemporaine de l’Algérie, elle-même noyée dans l’histoire mondiale du siècle dernier. Là encore, la violence est profuse, à commencer par cette Grande Guerre, « boucherie innommable » où le père du narrateur se trouve mobilisé malgré lui : « jamais il n’a compris pourquoi il était là ». D’une génération à l’autre, cette violence de l’histoire jette son ombre sur le récit. Né, comme l’auteur lui-même, avec le début de la guerre d’Algérie, le narrateur est le témoin d’une blessure profonde qu’il résume en rappelant, par-delà le bruit des balles et le souvenir des rafles, cette ultime vérité : « Qui n’a pas connu la guerre connaît peu la détresse des hommes. La guerre n’est que sang, larmes et ruines ». Après la fin de la guerre et l’avènement de l’indépendance, un parfum de désillusion s’empare très vite du texte de Belaskri. Le récit national et la construction de « la nation de demain » se fracassent contre des réalités amères : départ des amis d’enfance, banalisation de la répression, sentiment de défaite individuelle et collective. Après les émeutes d’Octobre 1988, date à laquelle Belaskri s’installe en France, son narrateur constate non sans amertume que « les masques sont tombés, le mythe des libérateurs aussi ». Au fil des pages, une colère sourde se mêle à un profond désarroi. Quand il s’agit d’évoquer les atrocités de la Décennie noire, le narrateur laisse éclater tristesse et impuissance : « Les larmes creusent des sillons. De tant pleurer, les voix se taisent et les cris s’étouffent dans la gorge ». Meurtri dans sa mémoire, inconsolable dans ses blessures, le narrateur refuse de tirer un trait sur le passé douloureux. Face aux sollicitations de son ami Anzar, sa réponse est péremptoire : « Tu ne peux faire table rase de ce qui est advenu, cela nous constitue ».
Nostalgie d’écriture
Entre un passé aux échos persistants et un avenir fondamentalement inaccessible et incertain, Amray s’obstine à poursuivre sa quête. Aux plaies béantes de l’histoire de l’Algérie, le récit superpose le destin de Saint-Augustin, mort pendant le siège de sa ville par les Vandales, ou encore l’héritage de l’Emir Abd el-Kader, dissolu par les « partisans de l’amnésie et de la relégation ».
Entre un passé aux échos persistants et un avenir fondamentalement inaccessible et incertain, Amray s’obstine à poursuivre sa quête. Aux plaies béantes de l’histoire de l’Algérie, le récit superpose le destin de Saint-Augustin, mort pendant le siège de sa ville par les Vandales, ou encore l’héritage de l’Emir Abd el-Kader, dissolu par les « partisans de l’amnésie et de la relégation ». Derrière l’amertume se lit une nostalgie non seulement pour les racines lointaines mais aussi pour toutes ces références géographiques et sensorielles désormais perdues, qu’il s’agisse de ce « plat qu’on ne fait plus, de la galette cuite sur le kanoun puis écrasée et mélangée avec des dattes » ou de « cette ville jadis illustre, ancienne capitale aujourd’hui délabrée et oubliée ». Le roman de Belaskri est un cri étouffé contre les fantômes conjugués de l’oubli, de la mort et de l’amertume, une mise en question du rapport au passé proche et lointain, une révolte surtout contre cette « pénurie d’amour » exacerbée par le sentiment de perte et de défaite. Après tout, Amray porte dans son prénom même les échos conjugués de l’amour et de l’amertume. Dans le roman, la figure d’Octavia, à la fois amie perdue, muse indispensable et chimère fuyante, est le nœud où se rejoignent les blessures de l’histoire, la quête de l’amour impossible et la promesse d’un lendemain incertain. Elle est le symbole des fraternités sacrifiées, la synthèse des aspirations déçues, le trait d’union entre l’acte d’écriture et les rêves qu’il porte : « elle est mon utopie et le roman que j’écris ».
Fou de poésie
Entre Octavia et Amray, Belaskri rend hommage à la poésie, ultime rempart contre la désillusion et l’amertume. A bien des égards, la quête d’Octavia est aussi une quête d’histoire et d’inspiration. Son prénom résonne dans le roman comme ce « chant mélodique à l’octave supérieure puisé dans les comptines de l’enfance ». Contre toute forme de « croyance aveugle et abêtissante », le récit célèbre la vie comme reconstruction de soi et réappropriation de l’histoire par l’écrit. Des lectures de jeunesse au souvenir d’une émancipation par le théâtre, le récit de vie d’Amray donne à Octavia le visage de la création qui libère. Les fragments de poésie parsemés tout au long du récit et empruntés entre autres à Rûmî, Sénac, U Tam’si et Hamid Skif, font du roman un palimpseste de voix en quête d’amour et de liberté. Mais est-ce suffisant pour triompher des « voleurs de rêves » ? Que peut l’espérance de la poésie face à la barbarie de l’histoire ? Qui est Octavia sinon cette « souveraine des temps anciens » qui revient hanter le présent, ce poids du passé meurtri qui entrave l’éclosion du futur, cet appel séduisant de la nature, dernier refuge des poètes et autres déchus ? Entre introspection et divagation, Belaskri mène l’acte d’écriture jusqu’aux lisières de la raison, là où l’émerveillement, la désillusion et l’exclusion font du poète amoureux un fou, certes vaincu, mais déterminé à poursuivre sa quête. Roman fragmenté comme la petite et la grande histoires qu’il s’évertue à reconstruire, Le Livre d’Amray est celui de l’amertume qui persiste et de la poésie qui refuse d’abdiquer, à l’image de ce vers prémonitoire de Sénac : « J’ai vu ce pays se défaire / Avant même de s’être fait ».
- Yahia Belaskri, Le Livre d’Amray, Zulma, 2018, 144 p., 16,5€