Peut-on encore lire Tzara ? Question malhabile. La bonne, et la première, à poser serait plutôt : peut-on continuer à ne pas le lire ? Peut-on continuer à survoler, souvent avec mépris d’ailleurs, l’aventure du surréalisme en dédaignant de s’installer pour quelque temps au moins sur la terre, bordée d’aucun terme, de son œuvre magistrale ? Certes, la singularité splendide des vers de Tzara, leur crâne intelligence et leur aristocratique obscurité ne sont pas sans provoquer maints découragements parmi les lecteurs pour qui la poésie n’est qu’un divertissement virevoltant, dont la plus noble tâche s’avère celle de décrire le vol des feuilles mortes « sur fond d’automne triste », comme disait Jacques Villeret dans le rôle du Reichminister Apfelstrudel. Aux autres, cependant, à tous ceux qui espèrent de la poésie une pensée puissante sans quoi l’émotion esthétique n’est qu’un frémissement fragile de l’hypogastre, les œuvres de Tristan Tzara, si denses qu’incandescentes, offriront sans nul doute d’inoubliables enchantements.
Quid est homo, quod memor es ejus?
(Ps. VIII, 5)
I. « un chant oublié par le temps qui court »
Le vingtième siècle d’après-guerre n’eut que deux poètes certains, et dignes du nom : dire plus serait flatter les sots, ou mentir. Il y eut Claudel, il y eut Tzara ; et puis voilà. Pour en voir d’autres, il faut bigler très complètement, car alentours ne sont que rimeurs nombreux, – doués parfois, géniaux jamais. Pourtant, quoiqu’évidente, la chose demeurait jusques à présent inédite. Et je m’en étonnais presque, avant de me souvenir que j’ai l’incomparable honneur de vivre en cette curieuse apostille aux siècles raisonnables où l’on est assez décadent pour inventer sans effort de la poésie parmi les pages toutes blanches dont est faite l’œuvre, par exemple, d’un Bonnefoy… Si l’homme du temps post totum n’était pas né du monstrueux croisement d’une guenon et d’un iguane, il y aurait des ans que scintillerait au pinacle des ultimes poètes métaphysiciens le nom glorieux de Tristan Tzara, dans le génie de qui sont dès toujours dissoutes les verbosités vagues des invertébrés versifieux du jour et de la veille, lesquels s’en iraient alors pendre de honte, après s’être aperçus dégorgeant sur une page, avec peine, trois quarts tacites de mots silencieux, afin de décrire un crissement de cil dans un potager en fleurs.
Il ne faut pas cependant mentir pour autant : l’œuvre dont il est ici question est parmi les plus difficiles de son siècle, et de beaucoup d’autres sans doute. Car, je le dis d’emblée, Tzara est de ces écrivains de haute race qui dressent dédaigneusement, entre leur pensée et la paresse des imbéciles, l’oppidum imposant d’un style crénelé d’obscurités défensives. On eût dit, là encore, qu’il naquit pour déplaire aux poussifs et désobliger les imbéciles, à savoir tous ceux qui croient possible d’écrire de grandes œuvres dans la langue des eaux usées, laquelle passe de bouches en bouches depuis que le premier bavard apprit à longuement proférer, informe, son propre néant. Il n’est là cependant nulle posture d’esthète, ni de gratuit hermétisme : c’est de métaphysique dont il est question, à même la constitution totalement neuve du verbe de Tzara, où les mots n’atteignent à leur sens que dans l’éclat unique du vers, qui devient alors l’unité atomique du poème, tandis qu’une syntaxe plus haute, non celle des phrases anciennes mais celle des images, charpente avec une sereine solidité l’ensemble du Chant. Littéralement, il y a harmonie ; et la symphonie se déploie à plusieurs niveaux : chaque vers est l’unisson de l’image portée, chaque poème est l’accord des visions multiples consonnantes dans l’unité du Sens, et chaque recueil, enfin, paraît comme la phrase vaste et vertigineuse qu’un orchestrateur de génie reconduit toujours à sa note fondamentale. De là ces vers innumérables qui paraissent ne rien vouloir dire, dès lors qu’on entend analyser tel ou tel poème, c’est-à-dire tenter d’en résoudre la totalité en chacune de ses parties. Distraits du poème, certes, les vers de Tzara n’ont aucun sens. De même qu’un thème mahlérien n’accomplit sa signification qu’au lieu exact de la Symphonie où il est installé, le moindre vers de, par exemple, L’Homme approximatif, ne révèle son sens qu’en étant situé, comme dirait Max Jacob, – en étant lu là où il est, dans la grande architectonique du texte tout entier. L’on me rétorquera peut-être que c’est vrai de tout grand poème. Dans une certaine mesure, certes, mais chez tout autre que Tzara, la situation du vers ajoute au sens immédiatement perceptible des mots une couche d’intelligibilité neuve, cependant que chez lui, c’est le sens même, en toute son intensité, qui surgit de la structure d’ensemble. Non point donc un niveau de compréhension nouveau, extrinsèque en quelque sorte aux mots eux-mêmes, lequel se dévoilerait en plus du sens obvie ; mais bel et bien la totalité du sens de chaque vers se révélant par jeu de résonnance, au sein de l’ensemble.
Au sens littéral, je ne puis entendre aucun mot de la langue de Tzara sans comprendre dans une écoute unifiante toutes les sonorités où se compose la haute logique de sa parole. Tâche proche de celle que Mallarmé se donnait, déjà, d’une retrempe complète des « mots de la tribu » dans l’eau lustral du Sens ; tâche dont se sentent toute l’œuvre et toute la poétique de Tzara, où l’aristocratique originalité de sa langue peut, seulement, paraître hors de tout soupçon de snobisme. Tzara, comme tous les plus grands entre les écrivains, a l’âme marquée d’une sainte horreur du mot commun, de la langue commune, de tout ce qui, au domaine de la parole toujours nouvelle car éternelle, a déjà servi. Il faut écrire « dans une autre langue que celle dont nous sommes couverts » (L’Homme approximatif). Là, nulle coquetterie ; exigence métaphysique, bien plutôt. Il n’est pas en effet pour lui question d’exiger de son style qu’il se contorsionne par principe et se trémousse parmi la bacchanale grotesque du Nouveau consacré terme souverain de l’acte poétique, donc de l’acte pensant. Son œuvre, il s’en faut, n’est pas de celles qui, comme l’écrivait Guez de Balzac, « étonnent l’imagination et ne contente que les mauvaises curiosités ». En écrivant un langage neuf, un style inouï avant lui, en faisant entendre un chant dont les inflexions sont immédiatement signées de son universelle singularité, l’auteur d’Où boivent les loups ne cédait à nulle gratuité. Tout au contraire répondait à la plus originaire provocation par quoi puisse un poète être excité, et son œuvre suscitée, celle du « tendre cheminement d’une pensée sourcière / où déjà s’aventure l’avenir » (Midis Gagnés). À l’indicible ne peut correspondre que l’inouï, c’est-à-dire l’inaudible pour tous les assourdis dont l’admiration se pâme et s’abîme de Vadius en Trissotin. Cela dit, je prends les choses au principe.
II. « adolescent attardé dans un nuage d’anges désaffectés »
Toute l’œuvre magistrale de Tzara se peut résumer dans l’un des premiers vers de cette ultime grande épopée versifiée de l’histoire qu’est L’Homme approximatif : « quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière ». L’homme contemporain est celui pour qui le langage est une surprise, un abîme de perplexité, dans la mesure où cet homme a perdu l’habitude du Verbe, laquelle par exemple permettait à Claudel d’accueillir le don de la parole avec la sérénité sublime que l’on sait. Pour Tzara, au contraire, le langage se révèle dans la brutalité sauvage d’un éblouissement intérieur qui porte en soi le paradoxe d’être ce qui me fait homme, semblable à tout autre homme, cependant qu’il est aussi le lieu seul par quoi ma singularité la plus intime peut advenir : nulle part ailleurs que dans la parole, je ne suis plus proche de moi – et pourtant, rien n’est plus commun, parmi l’humanité, que le langage. « Nous sursautons dans la lumière », écrit le poète : l’illumination est une irruption violente qui, littéralement, fait sur-sauter, sauter au-dessus de soi, et qui permet de se voir, soudain, tel que l’on est, cinglé par un maître intérieur dont l’unique moyen de se rappeler à nous désormais paraît être le fouet. Voilà l’homme réveillé à la phosphoresence qui l’habite, le voilà « tombé à l’intérieur de soi-même retrouvé » ; il a sursauté, il s’est retourné au dedans de soi et regarde s’y répandre une cinglante clarté dont il avait oublié l’existence. Et dès là, tout peut commencer. L’ample poème qui suit n’est que le long cantique de cette invention de l’intériorité par l’homme sauvage moderne, celui pour qui la civilisation de sa propre âme est une tâche à recommencer entièrement. Aussi l’émerveillement est-il chez Tzara perpétuel. « Quel est cet espace / qui rayonne en moi » (Terre sur terre) ? Telle est la sollicitation intime à l’origine de toute sa poésie, qui se donne pour tâche précisément de chanter les recoins découverts en ce territoire, l’âme, que la criminelle crétinerie des temps modernes espérait calfeutrer assez pour que nul jamais plus n’en devine l’étendue. Et encore , ces vers d’une importance capitale : « il y a un bien beau pays dans sa tête / là où la promesse du ciel le touche avec sa main » (L’Homme approximatif).
Mais Tzara n’est certes pas dupe et se sait si seul qu’il en devient, pour maint de ses contemporains, parfaitement monstrueux ; et, surtout, parfaitement abscons. « Parole, écrit-il, ta saveur a fui le règne des humains » (Midis Gagnés). C’est-à-dire tout à la fois la capacité de dire autre chose que l’insignifiant, mais aussi celle d’écouter, et donc de répondre : « les cristaux du vide personne pour écouter ». L’émerveillement est perpétuel, certes, mais aussi et peut-être surtout la sidération d’être le seul à le ressentir, le seul à savoir encore la saveur de la parole et l’aimer, et la servir. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que soit centrale la solitude dans l’œuvre de Tzara. Centrale mais non pas cependant sans poser de profonds problèmes au poète qui tout à la fois la quête avec ardeur et ne s’y trouve jamais apaisé, en manque toujours d’un interlocuteur digne de ce qui est en jeu lorsqu’une parole véritable est prononcée. Le langage, Tzara le sait bien, est d’essence dative : il ne s’accomplit que dans le dialogue ou, le christianisme l’a révélé, dans ce Dialogue des dialogues qu’est l’oraison. Hélas, l’Interlocuteur par excellence, le Verbe même, fait défaut à l’auteur de La Face intérieure, dont précisément toute la grandeur est de se débattre solitaire, absent à toute Révélation, « les yeux fixés sur la seule certitude du monde » (Midis Gagnés), le dos pourtant acculé à l’Absolu dont il devine et pressent la présence au fond de chaque chose et, éminemment, au fond de lui-même. Aussi, subodorant avec autant d’intensité l’impossibilité du monologue et l’impossibilité de s’adresser à ses semblables qui n’entendent strictement rien à rien, le poète s’installe en une perpétuelle oscillation illustrée par la figure du loup, que déchire le désir de solitude d’une part et, d’autre part, l’espérance de reprendre place au sein de la meute dont il se sait avoir la charge. Oscillation cependant qu’il serait stupide de réduire au tangage indécis que provoquerait une impossible socialisation, douloureusement vécue par un misanthrope mal dégrossi de ses instincts grégaires. Rien de tel chez Tzara qui jamais n’éprouva aucune peine à proclamer son indépendance au nez de tous ceux, d’André Breton au Parti Communiste, qui voulurent à un moment donné dissoudre l’acidité transcendante de sa personnalité dans une soupe collective. Le mouvement Dada lui-même ne put le tenir prisonnier, et son fondateur dut même s’en distinguer avec une certaine fermeté avant que de commencer à donner au monde ses premiers véritables chef-d’œuvres. Dada se mourait en effet, de manière si paradoxale que hautement dadaïste, dès les Sept manifestes Dada de 1924, tandis que L’Homme approximatif, le premier livre de son auteur qui fût marqué au coin du pur génie, dont la rédaction débuta en 1925, parut en 1931. Au vrai, l’enjeu est infiniment plus profond. Au sens le plus fort de la formule, Tzara n’a personne à qui parler. « Personne ne sait plus où mènent nos démarches / et nos efforts obscurs de gagner le silence » (Le Signe de vie). Plein d’un pays de clarté infinie, il est ce « chiffre lumineux », sa « tête pleine de poésie » (L’Homme approximatif), qui ne trouve nul être en qui rayonner. Aussi, progressivement, « la chaleur que tisse la parole / autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous » (ibid.) se transformera-t-elle en une excessive incandescence qui menacera, à tout instant, de consumer le poète, lequel terminera son épopée par ces vers explicites : « et rocailleux dans mes vêtements de schiste / j’ai voué mon attente au désert oxydé du tourment / au robuste avènement de sa flamme ».
III. « et la main de dieu tâte le pouls dur du gouvernail »
Singulière situation de l’immense Tzara qui, sur ce point précis, se tient entre exactement Rimbaud & Claudel. Comme le premier, il constate l’impossible parole poétique suspendue dans l’absence de son seul principe possible, à savoir la Parole personnelle d’un Dieu dont pourtant, au contraire du second, il s’acharne à m’éconnaître l’adresse révélée. Comme le premier, il sait qu’il n’y a pour son art aucun salut hors du Verbe éternel, mais comme lui également, il persiste incapable de le conduire au-delà de cette seule certitude, tout extérieure, qui occupe le IXe chant de L’Homme approximatif. Il fait pourtant, après Rimbaud, un pas de plus en ceci qu’il parvient – et c’est là son génie – à prendre pour fondement de son œuvre sa propre incapacité, sue comme telle, à l’accueil de la Parole qui fit les mondes. Là où l’auteur de la Saison en enfer s’était tu, Tzara continue de parler, continue de chanter, et accomplit même l’exploit de prendre pour thème de toutes ses sonates leur incompétence à dire l’Essentiel. C’est ainsi qu’il est sans doute le poète de tous le plus paradoxal, et le plus inconfortable, au sens où son œuvre, entièrement, repose sur une consciente inconscience non de l’Absolu, que Tzara sait de toute son âme, qu’il aime et méconnait, – mais bien plutôt de sa communicabilité, c’est-à-dire de sa Révélation et, éminément, de son Incarnation. « Le Verbe de Dieu, écrivait Claudel, est Celui en qui Dieu s’est fait à l’homme donnable ». Très exactement, il manque à Tzara d’avoir su que l’Absolu est à l’homme donnable, qu’il est donné à lui, ou mieux : qu’avec lui, il a engagé le dialogue et que, dans ce dialogue, il s’est dit lui-même en tant qu’unique voie capable de mener à lui. Dès lors, et comme à ceux de tous les mystiques sans Christ, le langage devait paraître aux yeux du poète sous l’aspect d’une indéchiffrable énigme contre laquelle, héros inexorable, il ne s’épuisa jamais de butter sans répit. Le paradoxe se peut alors dire ainsi : Tzara, de source sûre, sait l’homme destiné à l’oraison, qui accomplit l’essence de la parole dont il est grave, mais il ignore cependant que l’Absolu condescendit à l’initiative du dialogue. Le problème est donc pour lui insoluble en ceci que Dieu est là, certes, et bien là, mais que l’homme ne peut s’adresser à lui sans le faire déchoir de sa surexcellence. Aussi n’est-ce point un hasard si L’Homme approximatif s’ouvre sur le mot « dimanche », jour du Seigneur ainsi décrit : « lourd couvercle sur le bouillonnement du sang / hebdomadaire poids accroupi sur les muscles ». Puis l’auteur d’ajouter : « les cloches sonnent sans raison et nous aussi / sonnez cloches sans raison et nous aussi ». Le dimanche est par excellence le jour où l’enclôture volontaire est ressentie par Tzara dans toute sa lourdeur, pour qui précisément Dieu ne descend pas sur terre, cependant que tout l’y appelle et l’y implore avec désespoir. C’est alors que le sang bouillonne et que l’homme, en toute la densité de son être, se fait pour lui-même le plus lourd. Néfastes effets de ces cloches dont on veut croire qu’elles sonnent sans raison et qui pourtant en nous résonnent, dans le moment où s’établit entre icelles et le poète une correspondance si mystique que mystérieuse.
Là se recueille et se comprend le sens de cet homme approximatif dont Tzara voulut faire le titre de ce qui, par bien des aspects, demeure son chef-d’œuvre. L’approximation, on le sait, est le nom de cette opération mathématique par quoi l’on tend à s’approcher d’une certaine grandeur réelle, sans y parvenir jamais. L’homme approximatif, et non l’homme approximateur, « comme moi comme toi lecteur et comme les autres », cet homme est tout entier constitué d’une approximation : il n’est pas celui qui opère l’approximation mais celui qui se constate et subit son être approximatif, à savoir le destin d’être toujours excentrique à soi-même et embarqué dans l’exigeante quête d’une coïncidence avec soi qui, Tzara l’éprouvera rudement toute sa vie, est inaccessible aux seules forces de l’homme volontairement livré à lui-même. « Tu portes enfermée dans le secret de tes entrailles la clé des immenses coïncidences » (L’Homme approximatif), proclame le poète. Et encore : « le plus secret de tous c’est toi le plus lointain ». Or, c’est ce « plus lointain » à quoi tend, sans y pouvoir atteindre, l’approximation qu’est l’homme dans cet univers singulier entre tous où il se sait mystère, où même il vit de la seule essence de ce mystère, mais où il refuse avec fermeté de s’abandonner à l’antécédence devinée de cette source si souvent convoquée en des vers qui se complaisent à en chanter la trop hautaine pureté. Plus redoutable peut-être, encore, que le drame de l’homme sans Dieu, cette patiente agonie, pleine de thrènes et de cantilènes, de l’homme qui sait Dieu mais n’en veut point savoir la voie, – et se heurte aux anxiétés abyssales d’une manière de pélagianisme insidieux. Nulle page sans doute n’en donne une vue plus nette que celle dont proviennent ces vers de Grains & issues :
« que se brisent les lances que l’homme enfin s’élève et grandisse en marche
pour remettre l’homme en place à la mesure juste de son règne
qu’il soit roi du domaine qu’il est qui le hante ».
Mais Tzara lui-même ne peut s’empêcher de s’insurger contre ces sordides exhortations, dont il connaît toute la vanité, et c’est bien là sa grandeur comme sa misère tout ensemble, car il ajoute immédiatement :
« ce jour l’homme qui marche se confondra avec la pierre
il n’entendra que son propre battement aveugle au soleil et à la nature des choses qui l’appelera par son nom
il se confondra avec le flot qui le mène et la rue qui le porte
il criera pour n’entendre que le choc qui doublera son allure ».
En lui, et dans son œuvre, le combat fut perpétuel entre l’espérance impossible du ciel, et l’espoir résigné de la terre seule, dont il savait mieux que tout autre qu’elle n’est pas assez vaste pour contenir l’intériorité infinie de l’âme humaine, laquelle certes y demeure, mais comme seulement en exil, car « il n’y a que l’homme en tant que conscience qui est étranger à tout » (Grains & issues).
IV. « j’ai vu de près parmi les aveugles le mystère de la naissance »
De fait, il faut bien voir qu’il n’y a pas chez Tzara de refus ou de résignation vaniteuse à cette finitude dont il s’éprouvait cependant prisonnier sempiternel. Il n’y a qu’attente déçue, enfer subi par la fautes des siècles assassins qui poussèrent la grande troupe humaine aux confins de l’assourdissement et de la stérilité, et qui ne laissèrent plus aux générations d’outre-guerre autre domaine qu’un vaste désert où la chaleur de la pensée elle-même, c’est-à-dire de l’être homme en sa quintessence, ne peut plus être vécue que comme une consumante incandescence dont Tzara eut cependant le courage de se faire la propitiatoire victime. « Approximatif » : tel est le nom de sa malédiction qui pourrait être une bénédiction, s’il avait été capable de voir que le centre de la conscience, ce « noyau » autour de quoi se tisse parole et pensée, n’est pas en l’homme mais au-delà, le plus intime étant le plus extime de l’âme humaine, qui ne le découvre qu’à se remettre exhaustive mains antécédentes de son Principe. Ce qui hélas ne peut advenir hors du domaine de l’Incarnation, où s’accomplit seulement toute possibilité de pleine conversion à Dieu et de parfaite conversation avec lui. Le poète le sait bien qui se lamente en quelques mots insondables : « il n’y qu’une seule présence et elle n’est pas pour moi » (La Face intérieure), avant que d’ajouter encore cette exhortation sans ambiguïté : « déchirez-vous cœurs au long des chants divins / sur vos lambeaux les filles s’essuieront les pieds ». Dès lors, le monde terrible et magnifique de Tzara demeurera désespérément obscur à qui ne verrait pas qu’il est tout entier traversé par cette tension que révèle l’enlumination soudaine de l’esprit par l’infini de sa dimension intérieure, et qui se traduit par un douloureux déchirement entre l’épreuve de la pensée d’une part, laquelle impose à l’homme l’intense exigence de l’Absolu, et d’autre part l’anxieuse constriction entre les limites de la finitude dont, par ses forces seules, la créature humaine est incapable de s’extirper. Aussi est-ce entre mort et naissance que fermentera l’impuissante soif de lumière dont l’auteur de Midis gagnés fit le thème de toute son œuvre ; mort et naissance qui toujours chez lui paraissent chargées du paradoxe dolent que leur confère leur situation singulière, à savoir celle d’un enclos indépassable et pourtant excédé toujours déjà par l’irrépressible cavalcade de l’esprit en ses terres intérieures. Le fait est subtil qui demande à être examiné de près.
Mort et naissance sont pour Tzara deux événements qui lui sont odieux, en leur certitude même, pour cette raison précise qu’il sait l’homme venant de plus loin que son origine mondaine – il n’est que de relire l’Epilogue de La Fuite pour s’en convaincre –, et surtout allant infiniment plus loin que cette mort dont pourtant il se sait incapable de percer les ténèbres. Solitaire et terrible, il ne peut que demander, mais à qui ?, en quelques vers limpides : « quel est ce sourire perpétuel qui nous regarde / et que les nuits d’été nous appelons mystère » ? La réponse, ci-bas, ne lui fut jamais donnée, et toute son œuvre existe dans l’encadrure de ces deux inadmissibles limites, la naissance et la mort, que l’homme non point sans Dieu mais, pire, si distrait de Dieu qu’il le croit trop lointain pour en être entendu, que cet homme donc doit se résoudre à éprouver dans toute la tranchante minéralité de leur absurdité, cependant que tout en lui clame qu’il y a Sens. L’issue est sans issue, et ne reste plus au poète que le vertigineux balancement de toute l’âme entre la résignation feinte, mais jamais satisfaisante : « dans l’ombre d’airain il n’y a plus rien à dire sauf l’oubli » (Midis gagnés), et les soudains mais sublimes sursauts de certitude que prononce si bien la versification scintillante de Tzara : « ouvre-toi cœur infini / pour que pénètre le chemin des étoiles » (ibid.). Ou encore : « il y a encore comme moi quelques légères gouttes d’âme rejetées par la force centrifuge » (L’Homme approximatif), où l’on retrouve ce désir, sans espoir mais non sans espérance, de trouver le centre et de s’y tenir. Et puis, enfin, cet aveu : « j’ai caressé l’éternité j’ai cru en elle » (Le Signe de vie), où le verbe « caresser » doit s’entendre, en plus de son sens obvie, au sens que Littré donne troisième et qui signifie « entretenir, nourrir ». En ce sens, surtout, Tzara pouvait affirmer avoir « caressé l’éternité », c’est-à-dire en avoir nourri l’espérance et en avoir entretenu, littéralement, la flamme ; cette flamme qui est la parole dont l’esprit se découvre doté, et par quoi il est constamment redonné à lui-même, – laquelle hélas ne suffit pas, livrée à elle-même, à remonter jusqu’à celui qui en est le Donateur. Reste alors seulement au poète le constat de cette situation sacrificielle, en quelques mots infinis, au bas de la dernière page de son dernier recueil : « vérité ma main au feu / pour le mieux et pour le pire » (40 Chansons et déchansons).
V. « aucun mot n’est assez pur dans la lumière / pour couper le diamant de leur beauté autour de nous »
Site singulier d’un esprit dont le style, lors, n’est pas sans s’y configurer tout entier, à d’infinies distances des automatismes misérables d’un certain surréalisme industriel dont d’ailleurs Tzara su se tenir toujours lointain. D’évidence, le lieu d’où provient la parole de cet écrivain ne pouvait que le contraindre à la construction savante d’une forme capable de correspondre à cette provenance dont il sait et dit lui-même l’éminence : « je viens du haut des sources incompréhensibles » (La Face intérieure). Aussi la phrase disparaît-elle, à de très rares exceptions près, de toutes les œuvres versifiées de Tzara ; et cette disparition même, comme tout détail de sa langue, est grave de sens. C’est même par là que le poète se distingue de la presque totalité de ses indignes confrères contemporains : de ses pages le Sens n’est pas absent, au contraire, il est trop présent pour les compétences de l’humaine langue à elle-même laissée, qui crève littéralement d’exprimer cet excès envahissant dont elle à connaissance pourtant qu’il n’est rien d’autre à dire que lui – encore et toujours lui, dont la nature est oubliée mais la présence partout sentie. Si la poésie de Tzara est d’abord si difficile, d’aspect si hermétique et de figure si secrète, ce n’est pas par défaut de sens mais par surabondance, reçue et répétée par une parole qui n’est pas à la hauteur de ce don, et qui le sait fort bien, et s’efforce à la mesure de ses forces trop faibles d’en rendre l’écho le plus exact possible.
Héroïque, en effet, Tzara ne renonce pas : « je chante l’homme vécu à la puissance voluptueuse du grain de tonnerre / qui s’enveloppe aussi de la somptuosité sidérale de la poussière et brille » (L’Homme approximatif). Car il n’est d’autre possibilité d’existence en vérité que celle de celui qui donne à toute chose son nom, et tente par là même d’atteindre à l’expression du sien propre. Ainsi, à la même page, peut-on lire ces vers pleins d’une sérénité surnaturelle :
« et pourtant les objets sont là consolation côtoyant les sensations
il n’y a que leurs noms qui soient pourris vermoulus insalubres
la lumière nous est un doux fardeau un manteau chaud
et quoique invisible elle nous est tendre maîtresse ».
Les avant-gardes excitées et les formalistes fourbes, tous, ont tort : ce n’est point la tâche du langage et la mission de l’homme qui sont à repenser, car depuis Adam elles n’ont pas changé ; ce sont bien plutôt les mots eux-mêmes qu’il convient de retremper aux sources de la parole afin de les rendre dignes à nouveau du miracle de la présence, du mystère de l’être. « Puissance de l’être je ne désespère pas de te retrouver », confiait Tzara dans La Face intérieure. Les objets sont là, et la lumière intelligible dans laquelle ils nous sont donnés, celle-là même qui nous réchauffe en nous faisant capables de parole, cette lumière est tout à la fois un poids, mais heureux, et une protection contre la perpétuelle tentation de l’absurde, qui voudrait que nous transposions à l’être même la pourriture constatée de notre moderne condition humaine, située tout au bout de la décadence, et tout au bord de tous les précipices de la bestialité. Il faut donc une langue capable non de satisfaire mais, à tout le moins, de consoler l’homme d’après tout, l’homme que l’humanité livre nu aux exigences secrètes de l’infini qui l’inhabite ; une langue dont les splendeurs naissent de l’incapacité à suffire au but que, cependant, elle sait devoir se fixer, sous peine de s’éventer en vapeurs vaines. Ce sera le style de ce loup à quoi s’identifie le poète et dont la quête est sans ambiguïté en son ambiguïté même :
« déjà le loup se met en quête d’impossible
fait battre le rappel des futures beautés
sur la montagne palpite une lueur pressentie » (À Haute flamme).
VI. « langage de la solitude »
Langue donc en quête d’impossible, seule quête possible pour ne point s’abîmer dans le chaos d’un monde mutique qui ne peut qu’être un monde d’agonie terminale pour l’exception humaine, esseulée parmi les pierres opaques et les ardents déserts. Langue qui vient après. Langue qui porte en elle les crimes des siècles sinistres desquels Tzara donne une description stupéfiante et dont il ne cherche point d’ailleurs à s’abstraire :
« nous avons déplacé les notions et confondu leurs vêtements avec leurs noms
aveugles sont les mots qui ne savent retrouver que leur place dès leur naissance
leur rang grammatical dans l’universelle sécurité
bien maigre est le feu que nous crûmes voir couver en eux dans nos poumons
et terne est la lueur prédestinée de ce qu’ils disent » (L’Homme approximatif).
Il faut rendre aux mots leurs yeux, et surtout les faire à nouveau dignes du Sens, si bellement décrit comme cette « lueur prédestinée de ce qu’ils disent », qu’il convient de raviver et qui n’est autre que leur visée fixée de toute éternité, où, seule, ils se peuvent accomplir en donnant à entendre, par l’homme, le nom exact de chaque chose, ce nom unique dont elle est grosse et qui n’attend que la parole humaine pour atteindre à l’expression manifeste. À cette fin, Tzara forge sa langue si singulière où la syntaxe classique, faite de virgules, de points, de périodes et de propositions, explose – ou cède plutôt la place à une autre syntaxe, au sens littéral du terme qui, en grec (σύνταξις) dit la mise en ordre ou l’organisation. Car, et contrairement à ce que l’on a voulu trop souvent affirmer, l’univers de l’auteur de L’Antitète n’est rien moins qu’exposé à la toute-puissance du chaos, dont l’aléatoire décomposition de ses vers serait le corrélat stylistique. « À chaque chose prête sa place / l’épaisseur de la conscience », affirme-t-il dans À Haute flamme. Il s’agit bel et bien d’organiser le monde dans le creux de la parole, mais d’une parole cependant qui n’atteint jamais au Principe transcendant de la structure du monde et doit alors se contenter de faire fructifier au mieux de ses géniales capacités les « disparates ressources / des grâces rapides / exquises filiales » (Midis Gagnés). D’antan, la syntaxe explicite vole donc en éclats et libère les puissances prodigieuses d’une morphologie nouvelle d’images et de symboles dont le sens préexiste aux mots qui les composent ; et se donne comme tel. Contrairement aux marins, Tzara n’éprouve nul besoin de faire des phrases, ou plutôt se sait-il incapable d’en produire qui ne sonnent pas désespérément faux, car construire une phrase « à l’ancienne », dans la situation qui fut la sienne, c’eût été se concéder le droit d’imposer au déferlement du Sens une architecture estimée adéquate assez pour n’en pas trahir la prééminence et l’excellence. Ce dont le poète se sait incapable.
Point de phrases, donc, mais une « flotille de paroles – sédiment des divines insinuations » (L’Homme approximatif) où se devine une architectonique puissante, quoique de nature entièrement neuve, et qui tient, je l’ai dit, à l’expression explicite d’une insuffisance de la langue de l’homme solitaire face à la signification de toute chose dont elle doit se contenter non de faire comprendre mais de faire apercevoir et confusément ressentir l’évidence. « La parole seule suffit pour voir », dit un autre vers de L’Homme approximatif ; et encore, dans le même poème : « le sens est le seul feu invisible qui nous consume ». Image très exacte de la langue de Tzara, laquelle s’accomplit dans l’élément même qui la consume, et ne parvient à signifier qu’au prix de son propre sacrifice, tout à l’extrême bordure de la dissolution et de l’insignifiance informe. Voudrait-on le suivre qu’on ne le pourrait pas : la voie par lui ouverte est aussi, dans le même instant, par lui verrouillée. On ne pouvait aller en cette direction plus avant, à moins de retomber aux contradictions rimbaldiennes, mais alors « c’est le silence scellé sur ce grand monde trop jeune / ce sont les lèvres qui n’ont pas fini de creuser le néant » (Le Signe de vie). Ce serait certes mensonge d’affirmer que jamais la tentation d’un telle terminaison tacite n’effleura Tzara, mais lui-même donne en toute explicite l’unique raison qui le fit assez fort pour n’y point céder : « je pense à la croyance qui enflammait l’illimité des choses » (ibid.). Tout le pénible sien paradoxe s’exprime ici dans cette nuance d’importance : non pas « je crois à… » mais « je pense à la croyance… ». Expression subtile et nette de l’insurmontable distance qu’il y eut toujours, pour Tzara, entre la forme et le contenu de sa conscience, entre ce qu’il savait être la Vérité et celle qu’il croyait devoir être sa place, à l’extérieur d’icelle, contemplée toujours du dehors, en un isolement qu’il ignora toute sa vie avoir été construit de toutes pièces par ceux-là même dont il déplorait, dans son œuvre, l’inappétence pour l’essentiel langage.
VII. « dans le trèfle de l’obscurité »
Tout autre sans doute eût sombré dans le désespoir, dans l’ontologique cynisme, ou dans l’indifférence algide des funestes âmes somnifères dont l’horizon coïncide avec seulement le cadran de leur montre. L’auteur de L’Homme approximatif, aristocrate dans même l’impasse où il s’impose, persiste à hauteur de sublime et chante ses espérances ténues mais intarissables, à l’épreuve de toutes les agonies et de toutes les angoisses :
« j’attends j’attends la patience de mon destin atteint la fin de la bougie
les dernières palpitations de phalène ce qu’il me reste
que l’ombre enfonça d’abord en moi et qu’elle sortit peu à peu
et peu à peu broya la pierre et petit à petit étrangla en moi l’aveu
j’attends emmitouflé dans mon humilité subalterne
le secours comme une ivresse surmontant l’œil terne
émergeant d’un bouquet de rayons sourds
j’attends que la divine imprudence fasse tomber son dé d’amour
sur ma tête dont les racines vont déjà à sa rencontre
la vertu aiguë du nombre qu’elle déclenche et qu’elle me montre
j’attends que l’apocalyptique moyen de transport
vienne me prendre dans son tourbillon d’infini et d’or
qu’enfin la prophétie de l’ordre se cristallise dans la mort
et tant d’autres et tant d’autres » (L’Homme approximatif).