D’épais rideaux rouges aux fenêtres, quelques bougies disposées au pied du lit où le tenaient ses blessures, des tableaux de Max Ernst, une pipe d’opium et le bruit de la plume contre le papier. Ces éléments constituaient l’essentiel de la vie matérielle de Joë Bousquet, poète dont le destin se confond avec la balle qu’il reçut à Vailly en 1918. Celle-ci brisa son corps et éveilla son esprit à la poésie. Durant trente-deux ans, il tenta de conjurer l’ombre de son destin en couchant sur des feuillets ses oscillations intérieures, son tempérament mystique et les mystères de sa chair.
Un clown vêtu d’étoiles
« Nul n’entre dans ma chambre sans qu’un rayon de ma vie intérieure ne s’avance au-devant de lui. » Joë Bousquet s’est affranchi de tout calendrier en faisant un lieu de son corps, et de sa chambre une incarnation de son esprit. À première vue, on pourrait croire qu’il a mené sa vie par correspondance. Condamné à l’immobilité, il établit ses amitiés de façon épistolaire, cherchant peut-être ainsi à créer un dialogue d’âme à âme pour remplacer un corps à corps impossible. Pourtant, sa demeure à Carcassonne constituait un lieu de pèlerinage pour toute une génération d’écrivains et poètes parmi lesquels Éluard, Aragon, Cassou, Weil ou Paulhan. Qui que l’on fut, d’où que l’on venait, on pouvait franchir le portail, et suivre l’écriteau qui indiquait la direction de sa chambre pour ensuite entrer à pas de loup dans son intimité physique et spirituelle. D’une certaine façon, Joë Bousquet s’est inventé une existence hors du monde et des jours mais au prix de subterfuges d’une violence inouïe.
Ce poète allongé a vu le jour à Narbonne en 1897. Son enfance, qu’il a ressaisie sous la forme de contes dans Le roi de sel, se résume en quelques images fulgurantes : une maladie infantile, la perte de ses sens, la guérison perçue comme une rédemption, la redécouverte du monde, le bleu du ciel et la lumière des fleurs. Après avoir frôlé la mort à l’orée de ses cinq ans, il mena une adolescence turbulente et tourmentée, celle d’un voyou doré qui n’hésitait pas à mettre sa vie en jeu. Lorsqu’il a 17 ans, la guerre éclate et avec elle une partie de l’Europe. Joë Bousquet devance l’appel et s’engage dans l’infanterie. Il dirige une section de condamnés de droits communs dont il parvient à se faire respecter. En vingt mois de combat, il reçoit la croix de guerre, plusieurs médailles militaires, la légion d’honneur et une balle dans l’épine dorsale. Le projectile le traverse de part en part et le fait entrer dans sa chambre d’infirme. Ses livres sont une confidence sans fin qui font entendre le frissonnement d’un homme.
« Seul, couché dans mon lit, j’ai atteint des hauteurs telles, que j’ai creusé le ciel. Enfermé dans ma chambre, enfermé dans mon corps, je rayonne dans cette lumière immobile. Le mal comme le bien a son ciel en moi; et je connais la voluptueuse satisfaction de n’être médiocre en rien. Chaque jour je redécouvre que j’ai été blessé, que je suis blessé et je dois à cette blessure d’avoir appris que tous les hommes étaient blessés comme moi. »[1]
Écrire la blessure de l’homme
« J’en veux à ma conscience d’être moi et non l’oubli de moi »[2]
Les catégories littéraires traditionnelles peinent à rendre compte de la diversité des ouvrages de Joë Bousquet. Son œuvre semble tendue entre deux fils : la poésie et l’ontologie. Sa vie et son œuvre se sont identifiées à son immobilité. Il ne s’est pas construit contre sa blessure mais avec elle, par elle et en elle. « Je suis né pour incarner ma blessure » : Bousquet est celui qui a pris cette parole pour un mot d’ordre. Cet homme taillé pour l’aventure et la marche et dont le destin a contrarié ses désirs d’exploration terrestre, a cherché patiemment, longuement, les voies d’une autre communication, d’une autre affirmation de soi. Privé de son corps, Bousquet parle non pas de sa propre condition mais de la condition humaine. « J’ai fini par comprendre que la nature des choses me faisait une loi d’aspirer à la mort, et non pas parce que je suis moi mais parce que je suis un homme ». Plutôt que de contempler le miroir de sa déchéance, Bousquet choisit de se considérer comme celui qui s’en va vers la mort comme tous les hommes. Pour le dire autrement, il souhaite que son humanité dévore son individualité. Sa blessure devient ainsi celle de la vie elle-même : « Je suis une vie avant d’être un homme, une vie que je dois arracher à la langueur des horizons, et à chaque minute du temps, redresser, comme si je la disputais aux faits qui seront son ombre. Écrire fort, dur, en phrases crachées. Il faut que mes paroles marquent sur la vie des hommes, et non sur leurs pensées. »[3].
Homme de la connaissance du soir davantage que de la connaissance de soi, Joë Bousquet cherche en l’écriture un langage qui puisse métamorphoser sa vie allongée en existence offerte.
Cette position l’entraîne aux confins du langage, et à la lisière de la raison. S’il a été dépossédé de son corps, il est le créateur d’un langage nouveau et mystérieux à qui il prête des capacités démiurgiques et cosmogoniques. Homme de la connaissance du soir davantage que de la connaissance de soi, Joë Bousquet cherche en l’écriture un langage qui puisse métamorphoser sa vie allongée en existence offerte. Pour le dire avec ses mots, son écriture aspire à créer une « mystique de la lumière »[4]. Elle irait au-delà des circonstances pour abolir la distance entre les hommes et entre les âges. La poésie est une façon d’atteindre cet état de grâce. Elle est un oubli dans lequel il peut devenir lui-même, et rejoindre ainsi la vraie vie, celle du langage. Pourtant, il ne s’agit pas de se nier mais plutôt faire naître un autre rapport au monde à partir de l’acte d’écrire. Dans certains moments d’épiphanies, il peut affirmer avec joie : « Je vis hors de moi comme je vis en moi. En même temps que je suis moi-même, je suis le monde qui m’entoure, mais sans que j’en aie conscience. »[5] Cette forme de dédoublement s’incarne dans ses textes à travers un jeu autour de l’énonciation. Ses textes autobiographiques sont émaillés d’adresses à la deuxième personne du singulier, comme si le poète tentait de se donner une ligne de conduite. Par ailleurs, Joë Bousquet emploie fréquemment la troisième personne pour évoquer ses souvenirs d’avant la catastrophe, comme pour marquer le décalage entre l’être d’avant la blessure et celui qu’il est devenu. Ce subterfuge tend à faire de lui un personnage de sa propre histoire.
« Il y a une nuit dans la nuit »[6]
Touché par l’insomnie en raison des douleurs auxquelles son corps mort le soumet, c’est dans les heures creuses du crépuscule qu’il rédige son journal
L’écriture de Bousquet s’installe dans l’ombre et prend appui sur ses nuits en solitaire. Touché par l’insomnie en raison des douleurs auxquelles son corps mort le soumet, c’est dans les heures creuses du crépuscule qu’il rédige son journal. Dans Traduit du silence, la mention du temps est fréquente : « J’écris dans mon cahier noir à minuit, après le départ de mes meilleurs amis ». Les rideaux à sa fenêtre, son sommeil erratique et son immobilité l’empêchent de prendre conscience du passage du jour et de la nuit, et le plongent dans un temps irrémédiablement gris. « Deux heures du matin. La nuit ne tombe encore que sur moi. Elle finira par ne tomber que sur mes pensées…Le temps éveille la chair à une profondeur qu’elle a hors de lui. » La nuit modifie l’espace de la chambre : les lampes brillent aux fenêtres, le vent s’endort dans le silence des oiseaux et Joë Bousquet se retrouve seul dans le noir. « Je suis là dans mon lit à trois heures du matin, si perdu qu’il me serait impossible de discerner ma droite de ma gauche, englouti comme une caisse close dans la mer sous le poids de la lumière qu’il fallait à la vie pour jouer à sa surface toute une comédie de rayons où je suis le premier à chercher mon personnage »[7]. Phrase longue au rythme affolé dans laquelle se côtoient l’ombre et la lumière et où se dessine la conscience d’un homme déchiré par la nuit. Il faut alors apprivoiser l’obscurité pour transformer ses nuits en moments d’ivresses poétiques. « Dans la transparence bleue des insomnies où je voyais la belle nuit travailler pour moi. Et ce soir la lumière poétique que je croyais avoir perdu inonde la page où j’écris ». L’un de ses premiers textes, Il ne fait pas assez noir, traduit ce désir fou d’embrasser la nuit, de réussir à l’habiter. Le récit de son expérience intérieure n’est pas sans rappeler celle de Vincent La Soudière dont le premier volume de la correspondance a été justement intitulé par Sylvia Massias : « C’est à la nuit de briser la nuit ». Il tapisse durant ces heures d’oubli un cortège d’images : angoisse, jouissance, manque et extase se conjuguent à la façon d’une sonate endiablée à partir de laquelle germe un paradis sensoriel. Bousquet peut ainsi écrire dans Un amour couleur de thé : « C’est dans la nuit que la lassitude de ma vie fait éclore un paradis ».
L’opium : excitant de la vie psychique
Sa quête d’obscurité se manifeste également par sa consommation d’opium. À la fois poison et remède, la drogue lui permet d’apaiser ses souffrances tout en accentuant son malaise. L’opium permet à Bousquet de colorer ses paysages mentaux, de s’affranchir momentanément de l’espace et du temps même si le tribut à payer reste lourd. Si la prise de stupéfiant le délivre des contraintes matérielles, le fumeur d’opium est néanmoins asservi au besoin de la consommation et au manque : « Le plus désastreux effet de l’opium, c’est qu’en ne constituant qu’un aliment matériel il usurpe la plus haute place que l’esprit puisse donner à une ambition morale ; tous les instants du jour, vidés de la pensée qui les dirigeait, ne valent qu’en fonction de la minute privilégiée où la fumée ouvre à l’esprit un repos dans la chair »[8].. Si la consommation d’opiacée correspond à un goût d’époque et si certaines expérimentations poétiques de Bousquet sous l’emprise de la drogue peuvent être rattachées à une pratique surréaliste, la déchéance matérielle et psychique dans laquelle le plonge l’opium contribue à aggraver son mal en établissant une curieuse dissonance entre ses sens et sa pensée : « Dans mon esprit gâté par l’abus récent de l’opium, la privation soudaine de cette drogue ajoute le ravage au ravage. Il y a l’effet dissolvant que cette fumée exerce sur le réel qui enlève de leur être aux personnages qui me semblent les plus proches ». L’opium constitue un filtre de la réalité, un écran qui se matérialise par la masse de fumée qui envahit constamment sa chambre et qui altère encore davantage le rapport de Bousquet à la réalité : « Est-ce que je rêve quand j’ai fumé ? Est-ce que je rêve lorsque je fume ? ».
Pourtant, comme Michaux face à la mescaline , Bousquet utilise la drogue comme un instrument d’exploration de ses continents intérieurs. Le réseau d’images dessiné par l’opium n’est pas étranger à ses préoccupations. Le brouillage des frontières entre le monde physique et la métaphysique permet à Bousquet d’accéder à un nouvel espace de la création dans lequel miroitent des fantômes. La drogue place le sujet dans un état de rêve éveillé dont il ne sort pas indemne. Elle rend également plus perméable ses relations aux autres, notamment aux femmes aimées.
Corps, réponds, danse !
« L’acte d’écrire est pour moi une joie, le seul rapprochement possible avec celle qu’on ne rencontre jamais en ce monde. »
Bousquet écrit l’amour non pas en dépit de sa blessure et de son impotence sexuelle mais avec elle et à partir d’elle. Derrière tous les visages féminins qui hantent la correspondance et les récits de Bousquet se cache le même désir d’absolu qui habite sa pratique de l’écriture. « On disait de moi, dans les cercles littéraires, que la poésie m’avait sauvé du désespoir. Mais soudain vous avez été ma poésie, et vous êtes venus vers moi pour que je ne reste pas enfermé dans les limites d’un art. » La correspondance amoureuse tient lieu alors d’activité érotique et de jubilation textuelle. Ses Lettres à Poisson d’Or s’articulent autour d’une peinture du désir où les mots se font promesses charnelles : « Ta forme hante la mienne et si tu étais là, si je me faisais une révélation de ton corps, si je le pressais sur moi, je ne ferais que me pénétrer davantage de cette âme à ton image qui brûle au-dedans de moi. Tu es celle que je rendrais femme par le cœur. »[9] Ses échanges érotiques traduisent une forme d’écriture de la possession qui n’est pas sans rappeler les formes de la mystique amoureuse médiévale. Si le contact charnel est impossible alors l’écriture n’est pas seulement un simple medium du désir mais devient un acte d’accomplissement érotique. Le vocabulaire de Bousquet s’attache à penser l’amour à partir d’un réseau d’images lumineuses : « C’est une impression dont je voudrais enfoncer l’idée dans ta chair avec mes dents. J’ai fait de mon désir une lumière pour m’aventurer dans les plus épaisses ténèbres de mon être intérieur. »[10] Si certaines de ses lettres peuvent effrayer tant le poète semble avoir surinvesti le langage, on y trouve les traces d’une mystique sauvage et celle d’un homme qui réinvente un discours amoureux où son infirmité pourrait être compensée par la contemplation et la possession de la beauté. La lave incandescente du désir surgit de sa plume sans pour autant brûler la femme à qui il écrit. Prévenant, Bousquet ne cherche pas à faire basculer l’être aimé dans son abîme mais se contente de lui jeter des regards depuis les profondeurs.
Si le contact charnel est impossible alors l’écriture n’est pas seulement un simple medium du désir mais devient un acte d’accomplissement érotique.
Écrivain de la nuit, Joe Bousquet a souhaité s’affranchir de la réalité. Il oriente chacun de ses mots vers une mystique nocturne, une poétique de l’Être à partir de laquelle sa blessure pourrait être déployée. Si celle-ci s’incarne dans la balle qu’il a reçue, elle semble plus profonde et plus existentielle. Joe Bousquet n’offre pas seulement des images troublantes, à la limite parfois de l’incohérence, mais propose au-delà de la rencontre entre l’imaginaire du texte et celui du lecteur, une reconfiguration de l’espace intérieur et un élargissement des frontières du sensible. La mise en garde de Bousquet à Fany pourrait bien s’appliquer à son lecteur : « Faites bien attention, ma petite chérie, : s’approcher de moi, c’est entrer dans ma vie qui est bien la chose la plus obscure, la plus hoffmannesque dont on puisse rêver. »
[1] Bousquet Joë, Traduit du silence.
[2] Bousquet Joë, Lettres à Poisson d’Or
[3] Bousquet Joë, Le papillon de neige.
[4] Bousquet Joë, Le papillon de neige.
[5] Bousquet Joë, Traduit du silence.
[6] Bousquet Joë, Traduit du silence.
[7] Bousquet Joë, Traduit du silence.
[8] Bousquet Joë, Traduit du silence.
[9] Bousquet Joë, Lettres à Poisson d’Or
[10] Bousquet Joë, Lettre à Poisson d’Or