Zone Critique vous propose d’emporter dans vos bagages, en ce mois de juillet, les Essais de Montaigne : plus de quatre siècles après la mort de Montaigne, comment lire, aujourd’hui, les Essais ? Quelle est notre dette envers l’inventeur de l’écriture “gratuite” ? Et Pourquoi les Essais ?
“Ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain” : Montaigne a devancé sa critique et la repousse au seuil des Essais, mais personne n’est dupe de l’artifice. Au moment où il rédige ces lignes, il a noirci d’innombrables pages et a été un succès de librarie partout en France (sauf en Aquitaine nous confie-t-il). Son “secret instinctif“, selon l’expression de Sainte-Beuve : ne parler que de lui, étaler au jour le jour les réflexions d’un bourgeois de moyenne extraction en exil volontaire au Périgord. Ce projet nous semble moins extravagant aujourd’hui, le genre de l’essai demeure bien représenté et on ne compte plus les “récits de vie” s’accumulant sur les rayons des libraires. Or, même à le comparer à cette littérature, le cas de Montaigne surprend. Il n’a pas eu de fonction politique, en tous cas, pas plus qu’un autre notable de province ; n’a pas davantage participé à une guerre ni écrit de poésie ou de philosophie. Certes il a fait un voyage, encore que pas tout à fait exceptionnel (il se trouvait déjà des guides touristiques de Rome à l’époque), et celui-ci n’apparaît qu’incidemment dans les Essais . La relation même qu’il en a dressé n’a paru pour la première fois que deux cents ans après sa mort. Et pourtant, c’est quand Montaigne n’écrit que pour lui, que de lui, qu’on le lit avec le plus d’attention : il a inventé pour ainsi dire l’écriture “gratuite“.
Reconnaissons donc notre dette envers Montaigne : il est difficile, à quatre siècles et deux révolutions technologiques de distance, d’imaginer les résistances intérieures qu’il a dû surmonter pour simplement “s’exprimer“. L’expression de soi, si banale, ou naturelle en apparence, a bien une origine et il a fallu deux grands de la littérature avant lui, Ange Politien et Érasme, pour soutenir ce qui passe pour une évidence à nos yeux. Et encore pour ceux-ci s’agissait-il seulement de la possibilité d’un style d’auteur ! Signe des temps, d’un décloisonnement de la pensée ou de l’arrivée à pleine maturité de la première modernité (à moins que ce ne soit une décadence), Montaigne est allé plus avant. Non content de s’être constitué un style propre – et ce style si éclatant est assurément l’une de ses plus grandes réussites -, il se revendique pour seule matière et caution de son livre : “Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi le premier, par mon être universel : comme Michel de Montaigne : non comme grammairien, ou poète ou jurisconsulte“. Vous n’apprendrez rien à pratiquer les Essais , ceux-ci ne se signalent d’aucune science ni d’aucun art particulier, il n’a pas vocation à charmer le lecteur comme la poésie, ce livre n’a pas davantage la teneur de mémoires ou d’une biographie.
Vous n’apprendrez rien à pratiquer les Essais , ceux-ci ne se signalent d’aucune science ni d’aucun art particulier, il n’a pas vocation à charmer le lecteur comme la poésie, ce livre n’a pas davantage la teneur de mémoires ou d’une biographie
Pourquoi les Essais ?
Pourquoi alors les Essais : de la pure provocation, façon XVIème ? On y goûte effectivement le plaisir que prend Montaigne à philosopher “à coups de marteau”. Or, au-delà de toute intempestivité réelle ou supposée, on retient surtout le sentiment de partager son vertige au moment où Montaigne se libère de toutes les contraintes qui corsètent l’écriture à son époque. Montaigne est animé d’un sens aiguisé de son individualité ; une blessure d’orgueil bien réelle (c’est-à-dire l’échec, relatif, de sa carrière politique) rend d’autant plus pressantes qu’angoissées toutes ses questions. Ce seront les “monstres et chimères” qui l’effraient lorsqu’il prend la plume, dégoûté de l’existence, aux premiers jours d’une retraite prématurée, si bien que la sérénité qu’affichera plus tard Montaigne et que la postérité retient le plus souvent de lui est le prix d’une âpre guerre dont les Essais décrivent les étapes.
Chaque question, chaque exemple, chaque sensation devient matière aux Essais. Montaigne y pense Dieu, les femmes, les voyages, les melons, les livres, surtout, qui lui donnent prise sur le monde et assurent un instant la France tremblant sous le bruit des bottes. Inactuelle, forcément, cette licence montaignienne, et par là peut-être d’autant plus nécessaire : lorsque retentit le tocsin de la Saint-Barthélémy, Montaigne, dans sa tour, commence à méditer les Essais . L’œuvre constitue d’abord un refuge aux guerres qui ne cesseront d’ensanglanter jusqu’aux marches de son château périgourdin, elle y trouve ensuite sa force. “Viresque acquirit eundo” deviendra sa devise des Essais : “il accroît ses forces en chemin“. Confronté à la barbarie où s’abîment toutes les promesses de renaissance, non seulement Montaigne a-t-il su penser contre son époque, mais également contre lui-même.
Confronté à la barbarie où s’abîment toutes les promesses de renaissance, non seulement Montaigne a-t-il su penser contre son époque, mais également contre lui-même
Cet isolement n’en fut un qu’aux premiers temps, très tôt Montaigne réapprendra la compagnie des hommes grâce aux livres. Les Essais témoignent de cette reconnaissance. Partout Montaigne pense accompagné et le travail conjoint d’élaboration de la pensée avec ceux-ci se manifeste à chaque page de son oeuvre. Comme s’ils retenaient la trace de ce temps long, les Essais comprennent aussi bien le passé des grands auteurs, le présent de l’écriture et l’avenir des corrections et des ajouts. Cette composition, moins spontanée qu’il n’y paraît, assujettit les citations au profit d’une harmonie d’ensemble : les autres livres qui s’y font entendre poussent la pensée plutôt qu’elles ne l’asseyent, leur variété sont comme autant d’instruments qui se subordonnent à l’intention du maître d’un chœur qu’elles animent en retour. Les citations, au lieu de corps apparemment étrangers, sont des traces laissées pendant la recherche et la consitution d’une individualité. Elles la jalonnent, relais vers une pensée aspirant de plus en plus à l’éclectisme et au libertinage philosophique.
Toutes les fins de siècle se ressemblent, dira Huysmans, et l’empirisme artiste du dernier Montaigne n’est pas tout à fait étranger à celui de l’”oblat“. Les Guerres de religion – dont rien ne laissait présager qu’elles étaient finissantes entre 1588 et le sacre d’Henri IV – donnaient certes une raison suffisante pour désespérer de la condition humaine, mais, Montaigne, se voulant modeste, se veut optimiste. Désireux de passer toutes choses par l’étamine de son jugement, il en vient à définir son œuvre comme un “contrôle et registre” de sa vie. Il anticipe Descartes, lui montre la voie, abattant avant lui les vaines prétentions de la raison sur le chemin.
C’est ici un autre des effets de la licence montaignienne : nullement tenu à la rigueur des logiciens, il confie à son expérience de vie la résolution des dilemmes moraux, tout en questionnant paradoxalement nos facultés de savoir ainsi que la justesse de nos sensations, voire la constance de nos sentiments. Il n’y a pas lieu de s’arrêter aux contradictions ou aux ambiguïtés du texte, c’est là que conduit la “méthode Montaigne“: toute interprétation doit être rendue au lecteur afin qu’il prenne assurance de cette “insuffisance” à juger. La franchise à l’allant de Montaigne nargue le lecteur myope qui bute sur le sens à donner à chaque passage. « [Les grâces] qui coulent sous la naïveté et la simplicité échappent aisément à une vue grossière comme la nôtre : elles ont une beauté délicate et cachée ; il faut la vue nette et bien purgée pour découvrir cette secrète lumière » : la lumière qui éclaire les Essais est « secrète » — emph{secreta}, gardée à part soi — et ne donne que sur des beautés fugaces, à saisir sur le champ. La seule manière de lire Montaigne c’est d’éprouver la manière du philosophe (n’est-ce pas le premier sens du verbe essayer ?) plutôt que sa matière.
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Montaigne essaime : les lecteurs modernes les reçoivent comme un seul gros volume, bien qu’ils soient le fruit du travail et des remaniements de toute une vie. Les premières éditions de 1580 et 1582 ne comprenaient que les deux premiers livres et encore moins complets que ceux qui paraissent de nos jours. À n’en pas douter, cette seule version des Essais n’eût pas formé le classique de la littérature que nous connaissons aujourd’hui. Ils ont été enrichis d’un troisième livre en 1588 et bonifiés encore après la mort de Montaigne au moyen des notes qu’il a laissées en vue d’une nouvelle édition. C’est d’abord ce troisième livre que nous suggérons à l’attention du lecteur contemporain où il trouvera l’auteur sûr de sa force et ne reculant devant aucun des propos hardis que son siècle ensanglanté a mis tant de peine à entendre. Notez au passage qu’aucun livre ne se prête mieux au plein exercice des “droits inaliénables du lecteur” de Pennac. Qu’il se mette donc en jambe, s’il nous en croit, avec les chapitres “Du repentir”, “De la vanité” et “De la présomption” où Montaigne se “peint au vif“: il pourra ensuite attaquer “De l’art de conférer” tant apprécié de Pascal ou “Sur des vers de Virgile” où il est plus question d’amour et de sensualité que de littérature impériale romaine.
Quant au choix d’une édition, s’il ne nous appartient pas ici d’en préférer une absolument, le lecteur dilettante – le public d’élection de Montaigne – devrait choisir de préférence une édition où ne sont pas distinguées les différentes “couches” du texte, indications qui gênent la lecture et ne sont pas fidèles du reste au souhait de l’auteur. Enfin, pour ceux qui regimbent devant l’ancienne graphie – et c’est tout naturel -, il existe au moins trois éditions récentes où l’orthographe a été modernisée de manière, dirait-on, respectueuse : celle, partielle, de Marie-Hélène Fragonard et celles, complètes, d’Alain Tournon d’une part et de Denis Bjaï et al. de l’autre.
Jean-Nicolas Mailloux