Andreï Tarkovski est à l’honneur cet été : cinq de ses films ressortent en salles, remastérisées en numérique 4K. Le réalisateur de Stalker est également l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque. Zone Critique saute sur l’occasion pour vous proposer de passer un été en compagnie du cinéaste.
Il se produit une chose étrange quand on regarde des films d’Andreï Tarkovski : on ne comprend rien, mais on aime quand même. On a beau s’enfoncer de plus en plus dans la perplexité, la surface de ces films reste divinement plaisante, fascinante même, on est happé par la beauté, la grâce, le savoir-faire qui se dégage de ces images en mouvement. C’est qu’il s’y connaît, Tarkovski, question panoramiques et travellings incessants, cadrages impeccables, bruitages amplifiés, couleurs changeantes, compositions lumineuses, disposition des acteurs, etc. etc. Il maîtrise, à l’évidence ; et donc, se dit-on, il ne filme pas n’importe quoi. D’ailleurs bien des éléments reviennent d’un film à l’autre, des éléments énigmatiques certes, mais qui mis bout à bout (se dit-on encore, avec espoir) finiront par former des réseaux, des motifs complets, des messages ; du sens.
Mais non. On continue même après trois ou quatre films à buter sur des images absolument sibyllines, des scénarios sans début ni fin, entrecoupés de poèmes ou de flashbacks eux-mêmes insérés dans des flashforwards, de longs plans contemplatifs sur une forêt de bouleaux blancs (assez splendides d’ailleurs) ou des herbes flottantes dans une rivière. On est tout ému par le choix toujours très fin d’une musique où le sacré perce sans cesse ; on se laisse porter par la lenteur des mouvements de caméra, on admire la longueur des plans fixes qui, comme chez Ozu, sont assez riches pour ne pas lasser ; on cherche à comparer telle embardée du cadre avec les élans lyriques d’Antonioni ou de je ne sais qui d’autre. Rien à faire : on ne comprend toujours pas de quoi ça parle.
Lui-même s’en doutait bien. « L’art, écrit-il, ne se conçoit pas rationnellement, ne donne pas une logique de comportement, mais exprime une croyance, un postulat. La seule façon d’accepter une image artistique est d’y croire. » Tout de même, on a bien quelques petites idées. Le destin historique de l’humanité, la frontière entre raison et folie, l’horreur des guerres et des idéologies, les voies impénétrables de l’existence, l’impossibilité d’énoncer pour toujours des vérités claires : autant de grandes lignes qui sont bien, à un moment ou à un autre, exprimées dans les films de Tarkovski. Un peu comme un Beckett du septième art, en moins suicidaire peut-être. Les deux compères antagonistes de Stalker (« l’écrivain » et « le professeur »), l’enfance et l’âge adulte du Miroir , la guerre et l’innocence de L’enfance d’Yvan marquent à chaque fois des contradictions qui tombent sous le sens ; le problème réside plutôt dans la manière de construire des films à partir de thématiques aussi limpides.
Scénarios ?
Les personnages et les situations choisis au départ semblent se dissoudre au fur et à mesure que le film explore son sujet
Car d’histoire, de drame, de tension romanesque, il n’est jamais vraiment question ; même si l’on suit le parcours de quelques acteurs dans un décor, on ne saurait parler exactement de scénarios au sens admis du terme. Les personnages et les situations choisis au départ semblent se dissoudre au fur et à mesure que le film explore son sujet. Dans Stalker , au bout d’une longue première partie où l’on a cerné à peu près une progression narrative à deux doigts d’être excitante, on tombe dans un nouveau film soudain beaucoup plus calme, beaucoup plus lent, où les personnages deviennent des symboles d’eux-mêmes et la situation un pur prétexte, la métaphore du lieu d’élection (la « zone » parcourue par le passeur et ses clients) donnant accès à un discours sur l’humanité en perdition, la quête de sens, l’inaccessibilité du vrai, et j’en passe. Et le tout dans un langage cinématographique hyper-obscur, sous forme de rêves, de poèmes, de plan-séquences suggestifs. Le genre de cinéma dont on peut vraiment penser ce qu’on veut, ou ne rien penser du tout.
Etendues d’eau
Un élément en particulier semble constitutif de cet étrange univers : l’eau. Quoi qu’il arrive dans le scénario, le film revient toujours sur des étendues d’eau plus ou moins calmes, propres ou profondes. Parfois les personnages marchent dessus, parfois ils doivent y plonger tout le corps. Yvan, qui ainsi prouve sa valeur, traverse toute la Volga (si j’ai bien compris). Le film s’ouvre sur cette scène, et par la suite on lui pose au moins trois fois la question, on s’étonne, on n’arrive pas à le croire. Dans Stalker, qui est une sorte de voyage onirique au bout de l’enfer, se plonger dans l’eau jusqu’au cou s’apparente à un exploit majeur ; partout l’eau abonde, coule, fait des petits bruits de gouttes qui résonnent dans tous les coins ; on patauge, on longe des cascades, on regarde son reflet, on dort même à moitié immergé. Et à aucun moment les personnages ne semblent ennuyés d’être ainsi trempés ; ils y vont franchement, sans avoir besoin de se sécher ensuite. Comme si de rien n’était.
Il serait facile et tentant de dire : « Ah oui, l’eau, le liquide primitif, le symbole du retour à l’état embryonnaire, la métaphore du genre humain. C’est pour ça. » Car c’est pour ça quoi. Ça n’explique justement toujours rien ; ça ne fait que fixer éventuellement une direction, mais on n’en est pas moins perdu devant des films comme Le Miroir. Le Miroir dont un spectateur mécontent disait, dans une lettre envoyé à Tarkovski : « Nous autres, pauvres spectateurs, voyons toutes sortes de films, des bons des mauvais, des exécrables, d’autres ordinaires, ou originaux… mais au moins, nous les comprenons, et pouvons les aimer ou les détester ! Quant au vôtre ?… » Les images digressives sur l’eau ou la nature dont les films de Tarkovski sont remplis se situent très exactement à cette frontière : des images dont on ne sait pas si on doit les aimer ou non, parce que tout en les trouvant belles, on ne les comprend pas. Le meilleur exemple de ce phénomène est un plan-séquence absolument incroyable, impossible, qui a dû (se dit-on) nécessiter des semaines de préparations, et qui pourtant ne veut pas spécialement dire quelque chose. Simplement il est tel qu’il est, avec sa bouteille qui tombe, ses gouttes de pluie juste comme il faut et ses mouvements de caméra ultra précis.
Une recherche du temps
« Celui qui juge l’art au lieu de s’en imprégner manque profondément de spiritualité », écrit Tarkovski pour qui la spiritualité visiblement n’était pas un vain mot. « Je crois que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche de temps : du temps perdu, du temps négligé, du temps à retrouver. Elle y va pour chercher une expérience de vie, parce que le cinéma, comme aucun autre art, élargit, enrichit, concentre l’expérience humaine. Plus qu’enrichie, son expérience est rallongée, rallongée considérablement. » Ainsi la lenteur, la profondeur opaque de ses films viendrait précisément d’une volonté de faire sentir le temps. L’eau, élément par excellence immuable, pur, éternel, que sais-je, se trouve toujours d’une certaine façon traversée par le mouvement, le rythme, le passage du temps : soit qu’un humain s’y engouffre et y imprime sa présence éphémère, soit qu’elle s’écoule d’elle-même, comme les stalactites qui ont l’air de fondre depuis la nuit des temps dans Stalker . Bien souvent aussi, l’eau stagne mais elle est alors sale, pleine de détritus ou de fange, remplie de toute une nature qui ne cesse de bouger et de grandir ; l’eau emprisonne, scelle un temps qui passe à travers elle.
L’eau, élément par excellence immuable, pur, éternel, que sais-je, se trouve toujours d’une certaine façon traversée par le mouvement, le rythme, le passage du temps
Quel que soit le jugement qu’on porte sur ces films (Tarkovski n’aimait pas trop les gens qui disent « C’est ennuyeux »), une chose est sûre : il fait partie de ces réalisateurs qui se reconnaissent à la moindre image. Ce qui prouve bien, d’ailleurs, qu’il avait moins un sens à transmettre (auquel cas, une fois transmis le sens en question, il aurait fait autre chose), qu’une exploration à mener ; moins des théories ou des histoires à poser sur pellicule que des perplexités ou des illuminations à partager. Il est moins Spielberg que Lynch. « Tendre vers sa propre vérité (il n’y en a pas d’autre, il n’y a pas de vérité « commune »), c’est chercher sa propre langue, son propre système d’expression, pour formuler ses propres idées. » Le risque existe de la caricature, comme chez d’autres cinéastes très « touchés par la grâce », qui en prennent conscience et qui s’acharnent dans la même direction jusqu’à leur mort ; que seraient devenus s’ils vivaient encore Antonioni, Fellini ou même Kubrick ? Et que sont devenus, eux qui vivent encore, Godard, Lelouch ou même Woody Allen ? Au mieux, il paraît judicieux à un moment donné de prendre sa retraite, comme Bergman après Fanny et Alexandre , et pour la beauté du geste de signer un tout dernier petit film vingt ans plus tard, juste avant de mourir. Tarkovski si l’on peut dire est mort à temps, juste après son dernier film, Le Sacrifice (en collaboration avec Bergman), et alors que son cinéma devenait de plus en plus, comment dire, habité, limpide, lumineux, tout en restant toujours aussi obscur, froid et absurde. Par exemple :
- Rétroospective Tarkovski à la Cinémathèque, jusqu’au 12 juillet.
Jean-François Delpit