Pierre Loti, écrivain voyageur et romancier prolixe a peu à peu sombré dans l’oubli. Pourtant, ses textes sont un brillant témoignage d’un homme dévasté par le temps. La littérature, dès lors, apparaît comme le seul remède à cette « représentation mobile de l’éternité », qui lui fuit entre les doigts, et le pousse aux extrémités de la Terre, à chaque intersection des hémisphères. Peut-on encore lire Pierre Loti ?
« Orientaliste : homme qui a beaucoup voyagé. » Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues.
« Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. » Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.
« Je serai pasteur ». Peu studieux, passionné par les coquillages, la mer, passant ses journées dans des rêveries, partant à la découverte d’un monde qu’il observe alors que ses yeux arrivent au niveau des pieds des fauteuils, Pierre Loti veut être pasteur. Élevé dans la tradition protestante huguenote, ainsi qu’il le raconte dans son très ennuyeux Roman d’un enfant, le jeune Julien Viaud, de son vrai nom (bien que, par jeu patronymique, il se fasse appeler Pierre dans le roman), fait bien vite montre d’une certaine forme de ferveur religieuse, doublée d’une passion pour l’histoire des dogmes et les « livres de controverse religieuse ». « Ma foi était même une foi d’avant-garde et j’étais bien loin de la résignation de mes ascendants ; malgré mon éloignement pour la lecture, on me voyait souvent plongé dans des livres de controverse religieuse ; je savais par cœur des passages des Pères, des décisions des premiers conciles ; j’aurais pu discuter sur les dogmes comme une docteur, j’étais retors en arguments contre le papisme. »[1] Il ne manque au jeune Loti que le mysticisme et le catholicisme pour ressembler au jeune héros du Mentir-vrai d’Aragon, qui sera lui aussi déçu par la religion dès son enfance.
Mais rien de si tragique pour le jeune écrivain, qui, de pasteur, en vient à formuler le vœu de devenir missionnaire, bien que cette vocation « dépass[e] ce que [sa mère] demandait de [s]a foi. » Toutefois, face à une telle lubie, personne n’est dupe et surtout pas cette mère, qu’il chérissait comme Proust la sienne (on ne s’étonnera pas de savoir que ce dernier citait Loti parmi ses deux écrivains en prose favoris dans son célèbre Questionnaire), qui pressent déjà que cette vocation n’est que l’expression d’une volonté cachée, secrète, intime, bien plus profonde que ces élans spirituels, beaucoup moins sérieuse. Et pour pasticher Guitry, nous pouvons dire que sa mère avait raison !
Il ne manque au jeune Loti que le mysticisme et le catholicisme pour ressembler au jeune héros du Mentir-vrai d’Aragon, qui sera lui aussi déçu par la religion dès son enfance.
Dans cette vocation de missionnaire se niche la curiosité émerveillée de Pierre Loti pour ce que Marco Polo nomma « les merveilles de l’Orient ». Loti rêve de la Perse de Montesquieu et plus encore de l’Asie de Gobineau. Ce rêve est stimulé d’ailleurs par le départ de son frère Gustave, qu’il connaît mal, mais qui mit le cap sur la Polynésie alors que Loti n’avait que huit ans. Il restera dans l’Histoire pour avoir été le premier photographe de Tahiti. Ce voyage, ce lien qu’il a, par ce frère de quatorze ans plus âgé que lui, avec les rivages de ses désirs d’aventures insatiables, excite son imagination d’enfant de l’île d’Oléron, traquant les insectes à coups de papillonnettes. Il écrit ainsi, à la première lettre de son frère qui lui parvient : « Mon frère était arrivé dans l’île délicieuse. Sa première lettre datée de là-bas, très longue, sur un papier mince et léger jauni par la mer, avait mis quatre mois à nous parvenir. Elle fut un événement dans notre vie de famille ; je me rappelle encore, pendant que mon père et ma mère la décachetait en bas, avec quelle joyeuse vitesse je montais quatre à quatre au second étage, pour appeler dans leurs chambres ma grand’mère et mes tantes. »[2]
Mais l’imagination du jeune garçon le porte davantage à rêver aux formes des nymphes orientales, de harems mystérieux aux fenêtrons grillagés, de sanctuaires déserts et de plantes exotiques. La morbidesse des figures féminines qui lui parviennent entre les pages de ses coloriages éveille de plus profondes émotions que la lecture des évangiles. « Avec un soin extrême, je coloriai d’abord les branches de fleurs, les groupes d’oiseaux. Le tour des bonshommes vint ensuite. Quant à ces deux jeunes filles tahitiennes au bord de la mer, pour lesquelles le dessinateur s’était inspiré de nymphes quelconques, je les fis blanches, oh ! blanches et roses, comme les plus suaves poupées. Et je les trouvais ravissantes ainsi. »[3] Quand il reparlera de cette vocation dans Aziyadé, Loti s’exprimera dans ces termes : « J’ai essayé d’être chrétien, je ne l’ai pas pu. Cette illusion sublime qui peut élever le courage de certains hommes, de certaines femmes, – nos mères par exemple, – jusqu’à l’héroïsme, cette illusion m’est refusée. Les chrétiens du monde me font rire ; si je l’étais, moi, le reste n’existerait plus à mes yeux ; je me ferais missionnaire et m’en irais quelque part me faire tuer au service du Christ… »[4]. Et de renchérir dans Les Désenchantées, sous un autre nom encore : « Auprès de la féérie du Levant, quoi de plus morne et de plus âpre que ce golfe de Gascogne ! »[5].
Écriture de la perte, livres du passé
Pardonnez cette abondance de citations. Elles témoignent de la prolixité de Loti, de son phrasé et de la clarté qui lui est propre. Dans le Crapouillot du 15 février 1920, Jean-Louis Vaudoyer écrira au sujet de ce style si fluide, naturel, taillé dans la pierre la plus fine pour les dictées des écoles de Finkielkraut, les lignes suivantes, opposant Loti au dadaïsme naissant : « Cette prose extrêmement facile, jamais guindée, sans aucun emplois, est belle par à-coups ; le mouvement intérieur, instinctif, la porte ; jamais une préméditation d’artiste. Ainsi est-elle quelquefois grise, un peu vide, un peu engourdie. Mais au milieu de cent vagues moyennes et banales, une grande et belle vague monte des profondeurs, s’enfle, s’épanouit et vient mourir sur la rive après avoir caressé Vénus et ses plus mystérieuses beautés. » Loti écrit la langue de deux hommes à la fois : d’abord celui d’un mâle mûr jetant un regard désolé sur les décombres de sa jeunesse, une sorte de Léautaud expatrié, à cheval et en fez, dépité d’avoir trahi l’enfant qu’il fut et dont il tremble de mettre à nu les rêves oubliés dont il ne sait même plus s’il les exprima clairement, s’ils furent authentiquement siens ou mêlés à ce qu’il nomme des « ressouvenirs ». Loti, c’est aussi la langue d’un occidental orientaliste qui fuit un continent qu’il exècre, laissant derrière lui sa « jeunesse dont [il] ne regrette rien » comme écrivait Léautaud, et trouvant sur place de nouvelles raisons de se lamenter, de courir après les morts, après l’irréparable, c’est-à-dire le passé. Comme écrivait Morand : « Si vous n’avez pas mal quelque part, inutile d’écrire. »[9]
Il est intéressant de noter qu’il emploie l’épithète « religieuse » pour qualifier l’hésitation qui le tiraille. La religion qu’il a laissée derrière lui est un autre vestige de son enfance, comme le mur délabré qu’il vit tout jeune core, paré de lierre, et qui lui fit prendre vivement conscience de la vétusté des choses[7]. Dans Le Roman d’un enfant comme dans Fantôme d’Orient ou Aziyadé en passant par L’Inde (sans les Anglais) et Les Désenchantées, Loti prouve que cette écriture ne sert pour lui qu’à une chose : fixer dans sa mémoire les figures chéries de ses amours détruites par le temps, les impressions sacrées de son enfance, qui commencent de fuir sa mémoire d’homme ayant vécu. Diariste de la perte de son innocence, de ses illusions, de ses passions amoureuses, Loti ressemble au capitaine du Titanic cherchant, lors du naufrage, à sauver les femmes et les enfants en priorité. Si Bernanos voyait ses livres comme des fours où chacun pourrait venir cuir son pain (cf. Les Enfants humiliés), Loti verrait plutôt les siens comme des barques lancées sans dérive dans ce que Baudelaire nomme « un océan dompté »[8]. Cela nous ramène d’ailleurs à la mer, thème omniprésent chez lui, qu’il contempla pour la première fois par une nuit noire et qu’il ne cessa jamais de peindre dans ses romans, dans Les Désenchantées lors du départ en paquebot ou dans Pêcheur d’Islande, bien entendu. Loti passa d’ailleurs l’examen d’entrée à l’école navale en 1866, pour être finalement reçu l’année suivante 40e sur 70. Il embarquera en octobre de cette même année 1867 sur le Borda, à Brest, vaisseau de la marine nationale. Ce sera son premier périple en mer.
Diariste de la perte de son innocence, de ses illusions, de ses passions amoureuses, Loti ressemble au capitaine du Titanic cherchant, lors du naufrage, à sauver les femmes et les enfants en priorité.
Les nombreux voyages de Loti influencèrent fortement son œuvre : toujours en mouvement, il n’écrit que des livres relativement courts, pleins de chapitres (sur trois-cents pages, Les Désenchantées ne comptent pas moins de six parties et soixante-sept chapitres), sans doute à cause du peu de temps qu’il consacrait à l’écriture de ses romans. Pour ces derniers, Loti ne se paye d’ailleurs pas le luxe de l’écriture d’invention mais puise, comme dans une matière première (à l’image de Montherlant avec ses Carnets, mais à cette différence près que Loti écrivait son Journal depuis l’âge de seize ans alors que le Carnet XIX qui ouvre le volume des Carnets de Montherlant fut entamé en 1932, alors que l’auteur des Jeunes filles avait déjà trente-sept ans mais passons !), dans son Journal, dont il reprend certaines anecdotes. Jusqu’à présent, rien de très neuf, Bloy aussi puisait dans son Journal de même que Léautaud, déjà cité, sans parler de Barrès avec ses Cahiers. Mais avec Aziyadé, Loti va plus loin, car le livre est entièrement modelé, construit, bâti exclusivement à partir de passages de son Journal et de sa Correspondance, avec sa sœur ou son ami Plumkett. C’est tout juste si certaines erreurs de chronologie subsistent. Loti est donc, en cela, l’inventeur du cinéma : c’est comme si le Journal était une montagne de rushes dans lesquelles l’aventurier puisait, taillait comme dans un grand bloc à sculpter en entier, pour construire un ensemble romanesque et, dans le cas d’Aziyadé, proprement poignant. Loti fait de sa vie un roman, et vit de telle sorte qu’il puisse en sortir quelque chose de romanesque, tel Céline partant à Siegmaringen pour avoir de quoi écrire un chef d’œuvre tel que D’un château l’autre (car, n’étaient Bébert et Lucette, Céline s’en fichait d’être pris par les « fifis »). Et ainsi Genet écrivait-il : « Michel-Ange exténué, j’ai taillé dans la vie ».
Les romans isomères
C’est de cette quête de l’irrécupérable, de cet « insaisissable rien » que naissent ce que je nommerais les « romans isomères », qui sont les romans orientaux de Loti (nous nous concentrerons ici sur trois d’entre eux, Aziyadé, Fantôme d’Orient et Les Désenchantées). En chimie organique, on parle d’isomérie lorsque deux molécules possèdent la même formule brute mais ont des formules développées ou stéréochimiques différentes[10]. C’est-à-dire que les molécules sont composées des mêmes atomes en même quantité mais dans un ordre différent. Ainsi des romans de Loti. Les personnages reviennent d’un roman sur l’autre, le nom variant à peine, le caractère restant le même, rôdant autour des mêmes lieux sacrés sur lesquels Loti revient régulièrement accomplir un pèlerinage littéraire et amoureux.
Loti fait de sa vie un roman, et vit de telle sorte qu’il puisse en sortir quelque chose de romanesque, tel Céline partant à Siegmaringen pour avoir de quoi écrire un chef d’œuvre tel que D’un château l’autre
Quelques exemples : tout d’abord le personnages d’Aziyadé, qui se nomme en vérité Leyla-Azizé-Aïché Hanum, ainsi que nous l’apprenons dans la dédicace des Désenchantées, où l’on retrouve le personnage de Zahidé Hanum, pseudonyme de Zeyneb. Toutefois, dans ce roman, celle qui tombe amoureuse folle d’André Lhéry, avatar de Pierre Loti (qui, rappelons-le, est déjà un pseudonyme) se nomme Djénane. Mais tout ceci serait encore trop simple si l’ancien grand amour d’André Lhéry, double de Pierre Loti dans le roman, ne se nommait pas Nedjibé et non Aziyadé… Dans ce même roman, les personnages se retrouvent à Mehmed-Fatih (« Une amie à nous qui habite à Mehmed-Fatih, votre quartier d’élection, nous a offert de nous réunir chez elle. »[11]), comme dans un autre passage d’Aziyadé (« La mosquée du sultan Mehmed-fatih (Mehmed le conquérant) nous voit souvent assis, Achmet et moi, devant ses deux grands portiques de pierres grises, étendus tout deux au soleil et sans souci de la vie, poursuivant quelque rêve indécis [comme s’ils rêvaient, et Loti surtout bien sûr, au roman futur dans lequel ils réapparaîtront en ce lieu], intraduisible en aucune langue humaine. »[12]). Il faut dire que les deux romans se situent à Stamboul, dans le quartier d’Eyoub, à des époques différentes bien sûr (nous y reviendrons sans doute). Enfin, dernier exemple, le personnage de Samuel dans Aziyadé dont nous apprenons la mort dans Fantôme d’Orient porte le même prénom qu’un ancêtre de Loti, évoqué dans Le Roman d’un enfant, chap. X : « Il y avait surtout un certain aïeul, Samuel, qui avait vécu au temps des persécutions religieuses et auquel je portais un intérêt tout à fait spécial. » On pourra me répondre que Loti n’est pas le premier romancier dans l’œuvre duquel on trouve deux prénoms masculins identiques avec, quelle chance, des caractères proches. Ce à quoi je répondrais par un dernier exemple qui mettra sans doute tout le monde d’accord sur la structure réticulaire, complexe, s’appuyant toujours sur les variations, déclinaisons, arabesques, ajouts, faits à une histoire traumatisante, la perte de son grand amour, une jeune femme des harems (dont il la fait échapper dans Aziyadé, contrairement aux Désenchantées) aux milles prénoms et portraits, insaisissable, morte, qui emporte avec elle tout l’amour muet que l’écrivain lui vouait et qu’il livre encore tout palpitant dans des livres répétitifs mais fascinants comme un leitmotiv, comme une ritournelle de Nino Rota si vous me permettez cet anachronisme. Cet exemple est celui de l’enterrement d’une jeune fille grecque. Il possède deux versions, l’une est celle de la description de l’enterrement, la seconde celle de la tombe, quelques années plus tard, que je vous soumets sans commentaire :
« Après…après nous vîmes pondre une troupe de femmes en deuil qui se dirigeaient vers nous. C’étaient des femmes grecques ; deux popes marchaient en tête ; elles portaient un petit cadavre, à découvert sur une civière, suivant leur rite national [précisons ici que Loti hait les Grecques pour une obscure raison et parle dans Aziyadé de « l’immonde population grecque » (3, XXXI)]. — Bir guzel tchoudjouk (Un joli petit enfant !), dit Aziyadé devenue sérieuse. En effet, c’était une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, une délicieuse poupée de cire qui semblait endormie sur des coussins. – Elle était vêtue d’une élégante robe de mousseline blanche et portait sur la tête une couronne de fleurs d’or. Il y avait une fosse creusée au bord du chemin. On enterre ainsi les morts n’importe où, le long des routes ou au pied des murs… — Approchons-nous, dit Aziyadé, redevenue enfant ; on nous donnera peut-être des bonbons. […] On nous donna des bonbons en effet ; j’ignorais cet usage grec. […] Quand Aziyadé tendit la main pour recevoir les sien[s], ses yeux étaient pleins de larmes… » (Aziyadé, 4, XXXI).
« En ce lieu d’imposante désolation, où André passait avec les quatre jeunes femmes voilées de deuil, pour accomplir le pieux pèlerinage, était précisément celui où jadis, un quart de siècle auparavant, Nedjibé et lui avaient fait leur seule promenade en plein jour ; c’était là que tous deux, si jeunes et si enivrés l’un de l’autre, avaient osé venir comme deux enfants qui bravent le danger ; là qu’ils s’étaient arrêtés une fois, au pâle soleil d’hiver, pour écouter chanter dans les cyprès une pauvrette de mésange qui se trompait de saison, là que, sous leurs yeux, on avait enterré certaine petite fille grecque au visage de cire… » (Les Désenchantées, 5, XXXI [le numéro de chapitre est curieusement identique]).
Ainsi ne s’agit-il pas de raconter les mêmes histoires mais plutôt de ruminer, de revenir à différentes époques visiter, virtuellement, fictivement, littérairement, le sanctuaire de sa passion, le temple du corps de la femme aimée pour reprendre l’expression de saint Jean dans son évangile (II, 21). Le roman devient une thérapie.
Le palimpseste amoureux
Deux romans illustrent cette rumination : Les Désenchantées, encore elles, et Fantôme d’Orient. Le second est incroyable, notamment. À la fin d’Aziyadé se trouve une cinquième partie, non tirée du Journal celle-ci, qui conte comment Loti imagine son retour à Stamboul après des années et comment il s’imagine y trouver Aziyadé morte, enterrée, comment il est poursuivi par une vieille sorcière qui lui hurle dans les oreilles que sa muse est morte. Visiblement, le Loti du roman comme celui du Journal (c’est-à-dire Loti en chair et en os) ne s’est pas remis de cette vision et écrit un second roman qui se veut une suite à Aziyadé puisque Leyla-Azizé-Aïché Hanum y est appelée ainsi, et non sous un autre nom fictif comme dans Les Désenchantées. Fantôme d’Orient, c’est le retour de Loti sur les lieux d’Aziyadé, c’est sa confrontation avec les cauchemars qui le hantent depuis sa séparation.
Ce roman n’en est pas vraiment un, il s’agit seulement du récit de la guérison de l’écrivain qui va faire son ultime adieu à sa Femme, cette « archi-femme » comme aurait écrit Rebatet, cette femme « la plus complètement femme » selon les mots d’Alain. Loti se retrouve, tel Marty dans Retour vers le futur 2, dans le « décor » de son roman qui est aussi celui de son cauchemar, à la recherche des traces d’une passion éteinte par les ans, d’ « une chose belle, précieuse et périssable » pour reprendre les mots de Simone Weil à propos du patriotisme de compassion. Car au-delà de cette quête de Loti après la « fumée qui fuit » (Le Roman d’un enfant, chap. VII), on retrouve aussi dans Fantôme d’Orient le bonheur, atténué par les circonstances, d’un nouveau contact avec cette terre idyllique qui ne laisse jamais de nourrir ses fantasmes d’anti-occidental, d’orientaliste conservateur, de spenglerien déviant. On pourrait croire, en lisant ces lignes des Désenchantées, entendre le Renaud d’Écouen de Bouddha vivant de Morand : « Oh ! les doux et honnêtes regards, sous ces turbans, les belles figures de confiance et de paix, encadrées de barbes noires ou blondes ! Quelle différence avec ces Levantins en veston qui, à cette même heure, s’agitaient sur les trottoirs de Péra [quartier occidental de Stamboul] – ou avec les foules de nos villes occidentales, aux yeux de cupidité et d’ironie, brûlés d’alcool ! Et comme on se sentait là au milieu d’un monde heureux, resté presque à l’âge d’or, – pour avoir su toujours modérer ses désirs, craindre les changements et garder sa foi ! » (3, XIII). Mais revenons à Fantôme d’Orient. Ayant déjà parcouru en rêve (c’est-à-dire en livre ?) les lieux qu’il parcourt dans Fantôme d’Orient, ce qui signifie que le roman, la littérature thérapeutique, n’est que le prolongement du rêve, ayant déjà interrogé en rêve ceux qu’il questionne dans l’ouvrage, Loti est effrayé à l’idée de se retrouver en butte aux obstacles qui, dans ses cauchemars récurrents, l’empêchaient de connaître l’exact destin, le lieu de résidence où l’emplacement de la tombe d’Aziyadé. Le roman, la forme romanesque est donc l’apothéose (puisque la confrontation) du rêve, soit la reproduction psychique du vécu. Pierre Loti fait face au souvenir de son histoire avec Aziyadé et aux rêves effrayants que cette histoire a engendré. Plongé dans l’univers romanesque qu’il a lui-même créé à partir des rushes de son travail de diariste, Pierre Loti découvre que le roman est devenu indépendant de lui-même, tout en étant pour lui une nécessité, pour arrêter de rêver le roman et de l’écrire, c’est-à-dire d’accomplir le pèlerinage final.
Peut-on encore lire Pierre Loti ? Peut-on encore lire une vieillerie ? Peut-on encore lire un homme qui écrit ceci : « Cet amour pur que vous rêvez est une fiction comme l’amitié ; oubliez celle que vous aimez pour une coureuse. Cette femme idéale vous échappe ; éprenez-vous d’une fille de cirque qui aura de belles formes. »[13] ? Peut-on encore lire un voyageur s’extasiant devant les merveilles de l’Orient, de la Turquie, à l’époque de la mondialisation et de ce que Philippe Muray nomme dans Après l’Histoire la disparition de l’espace ? Peut-on encore lire un roman où il ne se passe rien d’autre que l’écoulement d’un temps que le narrateur voudrait arrêter, quitte à ce que le lecteur saute une ou deux pages et sente, en revanche, le temps passer ? Peut-on encore lire un amoureux romantique qui aurait pu écrire, comme Lamartine dans Raphaël, « Ces six semaines furent pour moi un baptême de feu qui transfigura mon âme et la purifia. L’amour fut le flambeau qui en m’embrasant m’éclaira à la fois la nature, ce monde, moi-même et le ciel. » ? Peut-on encore lire les figures de styles, métaphores et comparaisons vieillottes d’un écrivain passéiste ?
Peut-on encore lire un roman où il ne se passe rien d’autre que l’écoulement d’un temps que le narrateur voudrait arrêter, quitte à ce que le lecteur saute une ou deux pages et sente, en revanche, le temps passer ?
Peut-on encore lire ses piques machistes, notamment dans Les Désenchantées, qui contrastent avec le but du livre qui est justement une présentation romancée et romantique de la réalité de la vie des femmes dans les harems, décrite au sein du roman par un romancier, dans une mise en abyme aujourd’hui convenue ? Peut-on encore lire un aristocrate dix-neuvièmiste, généralement ? Et un grand voyageur gobinien ? Un post-romantique ? En résumé, peut-on lire un romancier aussi formellement génial mais qui doit son partiel oubli à sa pauvreté stylistique ? Tout dépend, pour ce genre de question, de l’idée que l’on se fait de la littérature. Si l’on considère celle de Muray, qui explique dans les Exorcismes spirituels III que la littérature a pour fonction de « nous dégoûter d’un monde qu’on n’arrête pas de nous présenter comme désirable. », alors l’on peut ; il est même très vivement conseillé de lire Pierre Loti, pour éprouver cette nostalgie, ressentie par Cioran, de ces splendides âges que nous ne vécûmes point.
Bibliographie
- Aziyadé suivi de Fantôme d’Orient, Gallimard, coll. Folio, 2012.
- Le Roman d’un enfant, Gallimard, coll. Folio, 2002.
- Les Désenchantées – roman des harems turcs contemporains, Calmann-Lévy, 1945.
- L’Inde (sans les Anglais), Libretto, 2012.
- Pêcheur d’Islande, Gallimard, coll. Folio, 1988.
- Correspondance inédite 1865-1904, Calmann-Lévy, 1929.
- Madame Chrysanthème, Garnier-Flammarion, 1990.
- Journal, 1879-1886, éd. Les Indes savantes, coll. Rivages des Xantons, 2008
[1] Le Roman d’un enfant, chap. XXIX, Gallimard, coll. « Folio », 2002, p. 128.
[2] Ibid., chap. XXX, p. 131.
[3] Ibid., chap. XXVI, p. 120.
[4] Pierre Loti, Aziyadé, 2, X, Gallimard, coll. Folio, 2012, p. 71.
[5] Pierre Loti, Les Désenchantées, 1, I, Calmann-Lévy, 1945, p. 12.
[6] Le Roman d’un enfant, op.cit., chap. I, p. 43.
[7] Ibid., chap. III, p. 51.
[8] V. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Tableaux parisiens », « Rêve parisien » : « Architecte de mes fééries / Je faisais à ma volonté / Sous un tunnel de pierreries / Passer un océan dompté. »
[9] Journal inutile, 9 mars 1968.
[10] Définition de Wikipédia.
[11] Les Désenchantées, op.cit., 4, XXIX, p. 168.
[12] Aziyadé, op.cit., 3, XIX, p. 116.
[13] Aziyadé, op.cit., 2, X.