Quatrième volet de notre série de l’été sur la littérature de voyage : retour aujourd’hui sur Au coeur des Ténèbres de Joseph Conrad. La notoriété de cet ouvrage est un paradoxe en elle-même : si Apocalypse Now, réalisé par Francis Ford Coppola, s’en inspire et a contribué à en faire l’ouvrage de Conrad le plus lu, la plus grande partie de son action se déroule dans les terres : or Conrad est d’abord perçu comme un écrivain de la mer, et la majorité du reste de ses ouvrages le confirme. En quoi ce roman est-il pourtant représentatif des thèmes qui sont récurrents dans son oeuvre ?
En premier lieu, Au coeur des ténèbres est le fruit d’une méthode fréquemment utilisée par Conrad pour écrire : il puise directement dans son expérience vécue pour en faire la matière de ses romans. Ainsi, Au coeur des ténèbres est en partie inspiré de son voyage au Congo, durant lequel il avait remonté le fleuve du même nom pour aller chercher Georges-Antoine Klein, un agent de la Compagnie du Commerce et de l’Industrie du Congo. Dans le roman, c’est Marlow, qui peut être considéré comme un alter ego de Conrad, qui sera chargé de raconter sa remontée d’un fleuve d’Afrique noire, pour tenter de ramener Kurtz, chef d’un comptoir tombé malade. Cet homme, à la fois respecté pour l’efficacité avec laquelle il se procure de l’ivoire, et objet de soupçons par rapport aux méthodes qu’il utilise, est enveloppé de “mystère” , un mot qui revient régulièrement dans l’oeuvre de Conrad, et dont certains critiques en ont fait une faiblesse stylistique.
Dès les premières lignes, l’auteur montre pourtant sa maîtrise de la construction en introduisant subtilement les principaux thèmes de l’ouvrage. J’ai donc choisi de partir de cet incipit pour les aborder.
Une forêt de signes et de ténèbres
« Au loin la mer et le ciel se joignaient invisiblement, et dans l’espace lumineux les voiles tannées des barges dérivant avec la marée vers l’amont semblaient former des bouquets rouges de voilure aux pointes aïgues, avec des éclats de livardes vernies. » Le roman s’ouvre sur cette description du crépuscule, donnant d’abord à la mer, et de manière plus générale à la Nature, un rôle essentiel. Le soleil couchant marque ainsi le début du récit de Marlow, qui dure une nuit entière, et confère une importance à la lumière, si le titre ne l’avait pas déjà fait. La tombée de la nuit laisse la possibilité d’effacer le littoral britannique pour décrire, un peu plus tard, la nature hostile de la jungle africaine. C’est même plus précisément de Wilderness dont il sera question ; le terme désigne une nature sauvage, relativement préservée de la civilisation, et qui servira de cadre au périple de Marlow : « Remonter ce fleuve, c’était comme voyager en arrière vers les premiers commencements du monde, quand la végétation couvrait follement la terre et que les grands arbres étaient rois. […] C’était l’immobilité d’une force implacable appesantie sur une intention inscrutable » . Conrad anime ainsi cette wilderness, lui donne vie et la montre dans toute sa puissance, immense devant celle de l’homme. Elle n’est jamais réduite au rôle de simple décor : elle est toujours symbole et signe annonciateur d’une action. On retrouve ce symbolisme des descriptions dans la plupart de l’oeuvre de Conrad : au début de Rescousse, le calme plat de la mer est menaçant, et laisse présager des événements destructeurs qui vont s’y dérouler, tandis que le crépuscule et le flot tumultueux de la rivière qui ouvrent La Folie Almeyer mettent en garde le lecteur du peu d’optimisme qu’il est en droit d’avoir sur la suite de l’histoire.
Une aventure par défaut?
La Nature (ou wilderness), mêlée à l’ombre et à la lumière, a donc pour rôle d’annoncer les événements, mais elle n’a pas seulement la valeur de symbole. Elle agit également sur l’histoire et entretient une part importante dans la définition de l’anti-aventure conradienne. Dans la trilogie malaise, constituée par La Folie Almeyer, Un paria des îles, et Rescousse, l’impuissance des personnages devant leur destinée et la déception finale sont particulièrement visibles. À chaque fois, l’aventure a lieu parce que les protagonistes sont bloqués (dans Rescousse), en fuite (Un Paria des îles), ou parce qu’ils attendent (dans La Folie Almeyer) : autant de situations qui en font des héros par défaut. Ils sont balottés par le destin, qui prend parfois corps, notamment dans Au coeur des ténèbres, dans l’antichambre des bureaux de la Compagnie où Marlow tente de décrocher le contrat qui lui permettra de partir pour l’Afrique, avec les femmes qui tricotent et s’apparentent aux Parques. Cette petitesse de l’homme face aux éléments qui régissent leur sort est une constante qui marque Au coeur des ténèbres : après la description maritime du soleil couchant, Marlow débute son récit par l’évocation des premiers Romains qui arrivaient sur les terres anglaises, et devaient lutter contre les forces de la Nature, de la même manière qu’il devra le faire pour remonter le fleuve africain.
Un voyage jusqu’à l’Origine
Au coeur des ténèbres nous fait ainsi remonter sur un fleuve bordé de forêts menaçantes, tout autant qu’il conte le voyage d’un homme vers un espace où n’existerait nulle trace humaine.
Au-delà du parallèle entre le Romain arrivant en Grande-Bretagne et l’Anglais en Afrique, la métaphore sert aussi à évoquer, dans une perspective métaphysique, ce que peut être le commencement de toute chose. Au coeur des ténèbres nous fait ainsi remonter sur un fleuve bordé de forêts menaçantes, tout autant qu’il conte le voyage d’un homme vers un espace où n’existerait nulle trace humaine. Le prix de ce voyage vers l’origine est élevé : plus Marlow et son équipage s’enfoncent vers cette terre sauvage, plus la sauvagerie des hommes eux-mêmes se déchaîne, la nature reprenant ses droits et libérant les passions les plus profondément enterrées. La motivation de Marlow pour retrouver Kurtz complexifie encore le but du voyage : « Je me rendis compte que c’était exactement cela que j’avais escompté : une conversation avec M. Kurtz. » La quête d’une nature originelle se double de celle d’une parole, et c’est dans cette parole que se trouve toute entière la puissance de Kurtz. C’est en effet grâce à son talent oratoire qu’il a réussi à rendre fructueuses ses recherches d’ivoire. Sa fin tragique fera cependant voler en éclats la puissance du verbe, redonnant à la nature vierge son pouvoir de destruction. Malgré sa stature d’homme doté d’un réel talent, contrairement aux autres colons, Kurtz reste infiniment faible devant elle.
Parole, récit et aventure
Bien qu’il y ait opposition entre la Nature à la force illimitée et l’homme, dont l’arme principale serait le langage, celle-ci apparaît cependant plus complexe dans l’oeuvre de Conrad. En effet, dans Rescousse, le personnage de Tom Lingard n’est construit qu’à partir de son propre récit. Ses actes en tant que « Roi » n’existent que parce qu’il a accepté de se construire à partir de l’histoire d’un prince déchu. C’est donc la puissance du langage qui a formé cet être. Le narrateur homodiégétique qu’est Marlow, qui raconte Au coeur des ténèbres, mais aussi Jeunesse, Lord Jim et Fortune, montre également que ce sont les personnages qui se façonnent sur leur propre parole. On reviendrait au schéma plus classique du roman d’aventures : si la Nature empêche le voyage, et par-là un type d’aventure, l’aventure n’est pas pour autant inexistante. C’est grâce au récit qu’il fait à Londres de son absence d’aventure et d’héroïsme en Afrique que Marlow accomplit sa quête du langage, et organise le réel à la manière de l’écrivain. L’opposition entre langage et Nature s’atténue, puisque le langage de Marlow permet la description du pouvoir surhumain de la Nature.
Ce lien entre langage et Nature, étudié dans l’ensemble de l’oeuvre de Conrad, est le ressort d’autres questionnements qui n’ont pas été ici soulevés, notamment celui sur la critique de l’impérialisme et ses limites. Devant ce foisonnement de problématiques, je m’en remettrai à Marlow : « Et peut-être la seule différence est-elle là ; peut-être toute la sagesse, et toute la vérité, et toute la sincérité, sont-elles strictement comprimées dans ce moment inappréciable de temps dans lequel nous sautons le pas par-dessus le seuil de l’invisible. » Il ne me reste désormais plus qu’à vous souhaiter de franchir le pas vers la lecture de Conrad…
- Au cœur des ténèbres [1899], Joseph Conrad, Flammarion GF, 6 euros, 2012