Cinq ans après la disparition d’Albert Cossery Les éditions Joëlle Losfeld) rééditent Mendiants et orgueilleux. L’occasion de revenir sur ce récit atypique et son dandy d’auteur.
“Enseigner la vie sans la vivre était le crime de l’ignorance le plus détestable.”
Albert Cossery est né en 1913 au Caire, où il a passé son enfance ainsi que son adolescence. Précoce, il commença à écrire dès l’âge de 10 ans, et finit par être révélé en 1940 par un premier recueil de nouvelles intitulé : Les Hommes oubliés de Dieu, qu’Henri Miller fit publier aux États-Unis. En 1945, il s’installa à Paris dans l’hôtel La Louisiane où ont également séjourné Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Paru en 1951, Mendiants et orgueilleux est son cinquième ouvrage.
L’intrigue de Mendiants et orgueilleux se présente ainsi : Un intellectuel dénommé Gohar, anciennement professeur d’Université, dégoûté de la culture occidentale et de la superficialité des valeurs qu’elle véhicule, décide de devenir mendiant. Sa mendicité, également doublée d’une toxicomanie au Haschich, le conduit à commettre un meurtre sur une jeune prostituée nommée Arnaba. Une enquête de police est ouverte, menée par Nour El Dine, un officier homosexuel qui finit par découvrir que Gohar est l’assassin mais, conquis par la sagesse de ce dernier, décide de se faire mendiant à son tour.
Ainsi, l’ensemble des personnages se trouvent au centre d’une enquête policière, qui n’est finalement qu’un prétexte utilisé par l’auteur pour dépeindre les bas-fonds du Caire. Cela permet également à Cossery de mettre en scène Nour El Dine, un policier autoritaire aux tendances homosexuels mal assumées, car en contradiction avec son image d’officier respectable, puissant et violent. En marge des principaux protagonistes se déploie une galerie d’individus plus étranges les uns que les autres: Un homme-tronc victime des accès de jalousie de sa femme, ou encore une tenancière de maison close prête à tout pour que son commerce, lieu du crime, reste ouvert.
Des Idées et des Hommes
Concernant l’intrigue, autant dire d’emblée que celle-ci n’est pas l’intérêt principal de ce livre, car elle se limite à l’histoire du meurtre d’une prostituée et du déroulement de l’enquête de police qui s’en suit.
Tout l’intérêt de ce livre réside dans ses personnages, qui sont davantage des idées dans des corps d’homme que des hommes épris d’idées. En effet, chacun des personnages représente en soi une idée, Gohar étant l’exception car il représente en réalité un état. Ainsi Yéghen représente la liberté, Nour El Dine la dignité, El Kordi la justice et Gohar l’état de paix. Or, ces personnages vont être amenés à se croiser, et les idéaux qu’ils symbolisent à se confronter.
De sorte que, l’idée sur laquelle est fondée le récit est celui de la dualité, le livre se présentant comme une confrontation entre deux mondes, celui des riches et celui des pauvres. Mais, et c’est là son intérêt, de cette confrontation se sont les pauvres, les miséreux qui sortent vainqueurs et ce, du fait que l’état de misère dans lequel ils vivent ne constitue pas un carcan, une prison, duquel il faudrait s’extirper, mais bien d’avantage un vecteur de liberté.
D’où l’explication que ces derniers ne fassent rien pour sortir de cet état de pauvreté. Ils ne cherchent pas à être dignes et honorables dans leur misère, au contraire, ils sont orgueilleux de celle-ci et la brandisse tel un étendard à la face de toutes formes de pouvoir, considérant qu’elle leur a offert la paix de l’âme en les débarrassant des valeurs futiles que sont la respectabilité et l’honorabilité.
Dès lors, le personnage de Nour El Dine, fort de son autorité et pétri de dignité, se retrouve impuissant face à Gohar ou encore Yéghen, qui échappent totalement à son échelle de valeurs. Il ne comprend pas pourquoi ces derniers, étant donné qu’ils n’ont rien, ne vivent pas dans le désespoir, la tristesse, les lamentations et ne cherchent pas à sortir de cette situation.
Pour lui et la classe sociale des bourgeois qu’il représente, la résignation et le travail acharné sont les seules réactions attendues des pauvres. Il ne comprend pas que pour eux la misère est vécue comme une libération. Ils n’ont pas à se préoccuper des apparences. Ils vivent et cela est suffisant pour leur bonheur. Ne rien posséder, n’avoir que son existence à défendre, n’est-ce pas au final un luxe ?
Ne rien posséder, n’avoir que son existence à défendre, n’est-ce pas au final un luxe ?
Il y a donc deux visions de la misère qui s’opposent dans ce livre. Celle des nantis, qui perçoivent la misère comme une maladie qui s’immisce dans chaque recoin de l’être, devenant un élément identitaire en soi et impliquant l’obéissance. Et celle des pauvres eux-mêmes qui conçoivent la pauvreté comme une libération, un état d’allégresse et d’insouciance dépourvu d’apparats. D’où l’incompréhension de Nour El Dine et la phrase d’Albert Cossery:
“Cette misère inaliénable, ce refus de participer au destin du monde civilisé recelaient une telle force que nulle puissance terrestre ne pourrait en venir à bout.”
Possessions matérielles et superficialité
Ainsi l’on observe une séparation nette des valeurs entre les miséreux que sont Gohar et Yéghen et les tenants de l’ordre établie dont le plus représentatif est Nour El Dine, le policier drapé dans sa dignité et son honneur et abusant de sa fonction.
Néanmoins le personnage d’El Kordi, dont le moindre des sentiments est empreint d’un romantisme artificiel, occupe une place très particulière dans cet ouvrage étant donné qu’il représente le trait d’union entre le monde bourgeois et le monde des nécessiteux.
Ce révolutionnaire dans l’âme, qui rêve de donner sa vie pour une catin touchée par la phtisie, est l’image emblématique de cette dualité, car tout en étant bourgeois, il éprouve le besoin de vivre dans la pauvreté. Il méprise toute forme d’autorité considérant, à juste titre, que c’est un régime autoritaire et dans le même temps il travail au sein de l’administration. Seulement, aussi bien son désir de sacrifice pour une cause qui le dépasse, que sa volonté de vivre dans le dénuement, sont artificiels.
Il n’est révolutionnaire que dans les paroles et lorsqu’il s’agit de passer aux actes, en l’espèce cambrioler une bijouterie afin de sauver sa bien aimée contrainte au triste sort de prostituée, il est prit de peur et ne pense plus qu’à faire l’amour avec une passante qu’il vient de croiser…Elle-même catin.
D’ailleurs, et c’est là un aspect saisissant du renversement des valeurs qui s’opère entre les deux milieux que sont les riches et les pauvres, il ne trompe personne chez les miséreux. Ceux-ci, à commencer par sa pute attitrée, savent pertinemment qu’il n’est que mots. Ce sont seulement les bourgeois, les fonctionnaires, et les policiers qui voient en lui un subversif, prêt à tout pour ses idéaux.
On observe en outre cette dualité dans le lieu même qu’occupe le récit, avec deux parties de la ville complètement opposées représentant d’un côté les riches, de l’autre les pauvres. D’un côté les cosmopolites, de l’autre les indigènes. Ainsi, la ville elle-même symbolise cette séparation entre la superficialité et la vérité, entre l’artificiel et le vrai qui recouvre tout le récit. D’un côté, il y a la partie cosmopolite de la ville, où vive les riches et dont les bâtiments eux mêmes, que se soit les maisons prétentieuses, les trottoirs parfaitement rectilignes où encore les boutiques flamboyantes par leurs étalages de richesses ne correspondent à rien de sincère.
Y règne une pesanteur qui se ressent à chaque ligne, reflet de sentiments vils exprimant les calculs, l’envie et la méfiance auxquels les habitants sont en proie. De l’autre côté se trouve la ville indigène, simple, légère de part sa joie de vivre et son insouciance d’être.
Au final ce texte contient en son sein une question: la possession matérielle fait-elle la richesse morale d’un individu ? Et la réponse est non. Ce livre se présente ainsi comme un violent réquisitoire contre le matérialisme et la superficialité qui en résulte, et dans le même temps, il délivre un message fort: la paix, la liberté de l’âme ne passe pas par le progrès et l’accumulation des richesses mais par un état d’esprit qui peut très bien être trouvé dans le dénuement le plus extrême.
On comprend mieux pourquoi à la question : “Pourquoi écrivez-vous ?”, Albert Cossery répondait : “Pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas travailler le lendemain.”
- Mendiants et orgueilleux, Albert Cossery, Editions Joelle Losfeld, 2013, 214 p., 12,5 euros.
Victor Mourer