József Debreczeni

József Debreczeni et son inédit témoignage du Pays d’Auschwitz

Le Crématorium froid. Un titre qui a l’effet d’un couperet. D’emblée, l’oxymore redouble l’enfer que le lecteur anticipe en ouvrant ce témoignage d’un rescapé des camps de la mort. Au Pays d’Auschwitz. Du sous-titre aussi jaillit l’extrême cruauté. Auschwitz y est décrit comme un pays, une autre planète même, où tous ceux qui s’y tiennent en dehors sont des « Martiens de l’univers par-delà les barbelés ». 

Tout y est consigné avec une précision presque réglementaire : de l’arrivée du train à Auschwitz à la libération de Dörnhau – un camp-hôpital de Gross-Rosen surnommé crématorium froid. C’est là que l’auteur finira emprisonné, entre la vie et la mort, sept mois durant. Le témoignage de József Debreczeni – de son vrai nom József Brunner – est un gouffre littéraire dans lequel il nous faut nécessairement plonger.

Les huiles et les uniformes

« Il me semble que, quelque part en Europe de l’Est, à la lisière d’un bois en fleurs, le long des rails, une métamorphose inouïe a eu lieu. C’est là que les hommes d’un train plombé de l’enfer sont devenus des bêtes. […] C’est à ce moment-là qu’ils nous ont mis à quatre pattes pour la première fois. »

Avant même l’arrivée à Auschwitz, qu’aucun ne sait encore qu’ils s’y acheminent, dans la nature d’un printemps rigoureusement cruel, József Debreczeni perd à jamais un morceau de lui-même. C’est là, au moment où les prisonniers du train peuvent enfin se soulager à l’extérieur, après avoir été enfermés deux jours durant dans des wagons, que l’auteur sent sa condition changer. Cet instant où « des écoliers ahuris, des adolescents échevelés. Des hommes adultes, des mûrs, des vénérables » s’accroupissent, se tapissent, sous les yeux des policiers militaires « en uniforme vert pré flambant neuf » qu’il réalise qu’hommes, ils ne sont plus. « L’urine forme des flaques » sous eux à mesure que la peur les envahit, les avale même. À la fin du récit, ce seront les excréments, liquides des diarrhéiques, qui forment des coulées de boue entre les grabats où les hommes pataugent, nus, enfiévrés, au bord de la mort. Entre les deux, le récit de József Debreczeni s’impose à nous.

L’uniforme flambant neuf était déjà évoqué dans le poème liminaire, avec une sobriété déchirante : « De ma mère le meurtrier / Porte un uniforme / dernier cri. » Cette attention méticuleuse aux vêtements des bourreaux n’est pas fortuite – elle est au contraire essentielle à la compréhension du système totalitaire décrit par l’auteur. Les uniformes – tout comme les baïonnettes « qui les font marcher » – sont personnifiés tout au long du récit, qu’ils soient verts – l’uniforme de la Wehrmacht – ou gris à tête de mort – celui de la SS.

Au Pays de la mort

À l’arrivée à Auschwitz, en descendant du train, les SS ordonnent aux femmes de se mettre à part. « Le soleil joue dans l’argent des cheveux clairsemés des vieilles femmes tremblantes ». La vision lucide de l’auteur n’en demeure jamais moins poétique. Ainsi restitue-t-il l’humanité de toutes celles et ceux qui ont été assassinés. Grâce à ses mots, nous nous les représentons, toutes et tous ces oubliés de l’histoire, toutes ces mères essayant de faire taire « leurs petits qui hurlent de terreur, serrant frénétiquement leurs nourrissons contre leur poitrine. »

Pour les hommes, un soi-disant « examen médical » choisit pour eux leur file : droite ou gauche. « L’esclavage ou la chambre à gaz. Ceux qui sont revenus savent ce que signifie d’aller à gauche. Mais à ce moment-là, nous ne le savions pas. Ce moment crucial est passé incognito parmi tous les autres. » Et à la fin de la sélection, les Nazis proposent, sourires sordides aux lèvres, aux plus fatigués de passer à gauche pour être transportés en camion jusqu’au camp de travail. « Seuls certains d’entre nous s’étonnent de cette générosité. Pas le style des nazis. » Pourtant, beaucoup quittent la file de droite pour celle de gauche. C’est là que pour l’auteur le miracle se produit, comme dans beaucoup de témoignages (Isabelle Choko, Elie Wiesel…), un autre prisonnier met sa vie en péril pour sauver son semblable ; un mince filet de voix d’un homme parvient à ses oreilles. « Bougez pas ! À pieds ! À pieds seulement ! »

József Debreczeni nomme ses camarades, à gauche, qui bientôt ne seront plus. Il y a Horovitz, le vieux photographe souffreteux, Pongrác, le marchand de grains ou encore Weisz, le libraire boiteux.

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Après la sélection, avant d’arriver à son premier camp de travail forcé, l’auteur doit se déshabiller, « Les lettres, les photos choyées, les quelques papiers d’identité que nous avions réussi à sauver à Topola disparaissent à tout jamais dans le néant. Cette brève cérémonie est éloquente. » L’auteur cite un extrait de L’Enfer de Dante, « Abandonnez toute espérance », il s’indigne de l’incroyable simplicité de la méthode nazie alliée à une ingéniosité par trop efficace : la hiérarchie sophistiquée des parias, « l’esclave bastonnant l’esclave », « père et fils en viennent aux mains pour un morceau disputé. »

Pendant qu’il attend que les tondeuses « rouillées et ébréchées », « grincent » sur sa peau, József Debreczeni demande à un détenu plus ancien s’il sait où retrouver ses camarades, ceux qui ont été transportés en camion. C’est de sa main décharnée qui pointe vers les cheminées, puis de sa bouche, qu’il apprend l’imprononçable. Ceux qu’il cherche sont à trouver dans la fumée s’échappant des cheminées.

“Dans une démarche symbolique frappante, l’auteur fait peu à peu perdre leurs majuscules aux mots allemands.”

« Ce n’est ni du ouï-dire ni de la lecture. Ce n’est pas une menace lointaine, mais une réalité qui se hisse devant moi. […] Le soleil de début mai tombe à verse, la matinée resplendit, des gens circulent, le ciel s’étire avec jeunesse au-dessus de ma tête. La réalité, pourtant, c’est cette fumée, souillée, qui tournoie là-bas à deux cents mètres de moi. » À peine a-t-il le temps d’absorber l’information qu’on lui ordonne d’ouvrir sa « gueule » pour vérifier qu’il n’a pas de couronne en or à lui subtiliser. « La minutie nazie s’étend au moindre détail. »

Sans nom, sans je, sans savoir ni d’où ni vers où

Après que l’eau bouillante se soit échappée des pommeaux de douche, que le « liquide infernal » ait couvert de blessures leur peau déjà meurtrie, après que des haillons rayés et sabots de bois trop grands leur aient été jetés à la figure, les hommes bientôt numérotés ressortent à l’air libre. « Une production d’esclaves sur chaîne de montage. Tu y jettes un homme par un côté, et de l’autre il en ressort : un häftling (détenu). » Dans une démarche symbolique frappante, l’auteur fait peu à peu perdre leurs majuscules aux mots allemands.

Transféré de camps de travail en camps de travail, l’auteur subit une déshumanisation à marche forcée. À Eule, en Basse-Silésie, il travaille dans un camp annexe en construction. En découvrant l’horreur, il ne sait pas encore que cela semblera être un paradis à côté de ce qui l’attend. Car à Eule, il a encore la chance de pouvoir sentir « la magie de la nicotine invoquant la maison. » József Debreczeni transporte des rails de chemins de fer incroyablement lourds – sensation de bras qui vont se détacher du corps. Il confesse s’avilir « à une vitesse dangereuse dans la fange du site ». Pour une carotte, un mégot, une pioche plus légère, le voilà qui accourt et se lance au milieu de la mêlée. « Incontestablement, le système recelait un sens profond de la psychologie. Ses concepteurs connaissaient les tréfonds des instincts de l’âme. »

L’espace temporel de l’emprisonnement de József Debreczeni est celui de la fin de la guerre. En effet, quelques semaines après l’arrivée de József Debreczeni à Eule, les Alliés débarquent, en juin 1944, en France. L’idée de la libération apparaît dans la conscience des otages, et pourtant elle ne fait qu’avoir « du retard » et ces derniers la subissent via les rations alimentaires diminuant à mesure que les jours passent.

Transféré à Fürstenstein, ses forces étiolées sont projetées dans la construction de tunnels et de salles souterraines qui serviraient de quartier général pour Hitler. Il quitte l’air libre pour la vie de tunnels, autrement plus fatale. « La bestialisation a atteint un niveau plus profond » où les détenus « ne veulent rien d’autre qu’un peu moins de poux, un peu moins de coups et un peu plus de bouillie infecte. » L’auteur apporte son implacable explication, « c’est le résultat de l’expérimentation de la barbarie scientifique. Quand des centaines de milliers d’êtres humains sont mis à quatre pattes, ils ne font plus l’effort de vaincre la bête en eux. »

Les maladies galopent, dont l’œdème de farine. « Nos SS se mettent à réfléchir. » Le ton sarcastique, souvent employé, démontre toute la lucidité de l’auteur, et sa rage aussi. « La mort déploie ses ailes sur notre ville de tentes maudites. Les uniformes gris prennent les choses en main. » Devenus des « sacs d’os ballonnés », les détenus se regardent, hagards, méconnaissables. Entre eux quelques nouvelles filtrent et József apprend la mort d’un de ses chers amis, Béla. Ses larmes coulent durant le kaddish silencieux qu’il lui rend. Nommer les gens, ne pas les oublier, voilà la nécessité de l’auteur.

Je veux rentrer à la maison

Entre volonté de vivre et désir d’en finir, l’auteur fait partie des quelques volontaires qui se sacrifient à quitter Fürstenstein, en pleine nuit, pour une destination inconnue. Pensant être emmenés au crématorium de Birkenau, ils se retrouvent finalement dans le camp-hôpital de Dörhnau. Un crématorium, mais froid. C’est l’appellation « sagace » d’un des docteurs du lager-hôpital.

“Là où l’homme est nu et d’os. Il devient copeau de bois, grabat, est avalé par les poux.”

Là aussi, « l’aristocratie lagerienne », « indigentes divinités de ce monde indigent », est « complexe et pathologiquement foisonnante. » C’est ce que l’auteur s’évertue à expliquer : partout au Pays d’Auschwitz, différents ordres gouvernent, SS, kapo, chef de bloc et surveillant… « et tous ces titres, rangs, affectations ne sont absolument pas des fonctions vides de sens. Chacun incarne un pouvoir réel. Qui se manifeste avec force, d’une part dans la nourriture […] et d’autre part dans la tyrannie irréfléchie qu’ils peuvent exercer réellement ou potentiellement sur les autres. »

Progressivement, l’auteur devient un mort-vivant. C’est le gel où l’on brûle. Là où la nuit gémissante emporte des centaines de morts. Là où les mourants placent leurs jambes sur les ventres des cadavres. Là où l’infime portion de pain est rongée et le liquide lapé. Là où l’homme est nu et d’os. Il devient copeau de bois, grabat, est avalé par les poux. Il délire pensant être rentré chez lui puis se tait à jamais. Là, enfin, où « les martyrs dénudés […] s’effritent et se changent en terre allemande maudite. »

József Debreczeni en est revenu. Ses mots nous parviennent enfin en français, 74 ans après leur première publication en Serbie, grâce à la traduction de Clara Royer. Et cette immersion dans sa langue n’est pas sans retour : le lecteur émerge de ce récit lesté d’une mémoire indélébile, contraint de porter et transmettre ce qu’il ne peut désormais plus ignorer.

  • Le Crématorium froid de József Debreczeni, traduit du hongrois par Clara Royer, éditions Stock, août 2024.
  • Crédit photo : © Alexander Bruner


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