David Teboul

David Teboul : « J’ai voulu restituer la singularité absolue de chaque vécu »

Si « Birkenau » indique en allemand « là où poussent les bouleaux », Judith Elkán-Hervé se rappelle qu’à cet endroit « il n’y avait pas de fleur ». Mais pendant le printemps et l’été 1944, au camp d’Auschwitz, « le ciel est resté beau » souligne celle pour qui « le ciel était la seule chose que nous pouvions contempler. » Aujourd’hui, les fleurs se balancent dans la brise d’Auschwitz-Birkenau, et les allées sont propres. Alors, lorsque Ginette Kolinka accompagne des élèves à des visites mémorielles, elle les avertit : « Ne faites pas attention à ce que vous voyez maintenant… Pensez qu’il y a un mort sous chacun de vos pas. »

De Birkenau, principal site d’extermination du complexe d’Auschwitz et plus grand camp de concentration et d’extermination nazi s’étendant sur 170 hectares, et comptabilisant jusqu’à 90 000 détenus simultanément, moins de dix pourcent des femmes en sont revenues. Parmi elles, Judith Elkán-Hervé, Ginette Kolinka, Esther Senot et Isabelle Choko. Le réalisateur David Teboul les a invitées à se réunir autour de repas, le second ayant eu lieu après la disparition d’Isabelle Choko, en 2023, pour recueillir leurs paroles. À travers la difficulté à restituer le souvenir et des échanges parfois tendus, ces femmes dévoilent, quatre-vingts ans après, les spécificités de l’expérience féminine concentrationnaire : la « sélection » à l’arrivée d’Auschwitz, qui était pour les mères une condamnation directe si elles refusaient de lâcher leur enfant – ou les enfants des autres – et étaient directement emmenées, sans le savoir, à la chambre à gaz. Cette situation particulière touchait spécifiquement les femmes avec enfants, tandis que les hommes, bien que soumis aux mêmes critères de sélection basés sur l’aptitude au travail, n’étaient pas confrontés à ce dilemme concernant leurs enfants. D’autres caractéristiques sordides jaillissent des témoignages de ces « filles de Birkenau » qui n’avaient, à l’époque des faits, qu’entre 15 et 19 ans. Soumises aux mêmes conditions inhumaines que les hommes, la nudité imposée et le rasage de leur corps entier étaient d’une violence inouïe. Quant aux conditions de travail harassantes, seuls le hasard ou la chance d’être transférée à l’abri leur permettaient d’augmenter leurs minces probabilités de survie. 

Autour d’un repas traditionnel juif ashkénaze, avec carpe farcie, vodka et strudel aux pommes, leurs voix s’entremêlent pour transmettre,  une dernière fois peut-être, la déshumanisation qu’elles ont subie. Alors qu’Esther Senot fait le glacial constat qu’il lui arrive « de plus en plus de parler à des personnes qui ne (la) croient pas », Isabelle Choko demande à la jeune génération de « rester vigilante ». Un document historique essentiel, témoin ultime des dernières mémoires de la Shoah.

Apolline Limosino : Votre ouvrage Les Filles de Birkenau donne la parole à quatre femmes rescapées des camps nazis, Isabelle Choko, Judith Elkán-Hervé, Ginette Kolinka et Esther Senot. Qu’avez-vous souhaité explorer à travers leur dialogue ?

David Teboul : Je souhaitais m’éloigner du témoignage classique et dépasser le cadre habituel des récits historiques. Mon objectif était de révéler ce que peuvent se dire, quatre-vingts ans après, des femmes qui ont traversé ensemble l’expérience de Birkenau. Que cherchent-elles à comprendre, à savoir, lorsqu’elles échangent aujourd’hui ? Initialement, ce projet est un film – il ne dure qu’une heure dix [diffusé sur France 5], alors que le livre est fondé sur le verbatim de quinze heures d’entretien. Le livre m’a permis d’aller plus loin, j’ai pu approfondir les périodes avant et après leur déportation. Ces femmes n’ont pas seulement vécu l’Histoire, elles l’ont traversée avec leur chair, avec leurs émotions.

“Face à une tragédie collective, nous avons tendance à gommer ces nuances individuelles.”

Apolline Limosino : Vous mêlez habilement récits et archives personnelles. Comment s’est construite cette interaction entre images et paroles ?

David Teboul : Les femmes m’ont confié leurs archives personnelles, mais le choix précis des documents et leur mise en relation avec les récits m’appartiennent. Je voulais créer une véritable circulation entre texte et image, donner vie aux souvenirs par cette confrontation permanente. Les archives viennent réveiller ces moments enfouis, elles reconnectent les lecteurs à l’intimité de ces femmes rescapées. 

Apolline Limosino : Cette notion de circulation, de prise de parole, est centrale dans le livre. On ressent parfois une tension, comme lorsque Esther Senot reproche à Judith Elkán-Hervé de trop monopoliser la parole. Comment avez-vous géré ces moments sensibles ?

David Teboul : Je n’ai justement pas cherché à atténuer cette tension parce qu’elle est inhérente à la dureté de leurs souvenirs. Chacune porte en elle une douleur qui rend presque insupportable l’écoute des récits des autres. Ce n’est pas un livre d’histoire sur la déportation, ce sont des fragments de vie de la déportation, ce qu’il reste quatre-vingt ans après de ce qu’elles ont vécu dans cette barbarie qu’a été le camp de Birkenau.

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Apolline Limosino : Elles s’interrogent l’une l’autre sur les odeurs, leurs saletés et les oublis de certaines viennent réveiller les souvenirs des autres, elles s’aident à retrouver leur mémoire. Et leurs divergences sont grandes, sur leur perception de l’expérience du camp ou la transmission de leur témoignage, notamment auprès des jeunes générations. 

David Teboul : Oui, et c’est précisément cette divergence qui est intéressante. Mon livre ne vise pas à livrer un récit uniforme de la déportation, mais à restituer la singularité absolue de chaque vécu. Elles ont des parcours singuliers, ne viennent pas des mêmes classes sociales, n’ont pas vécu la même enfance… Elles conservent une perception intime et personnelle de la barbarie subie. Il ne s’agit pas d’un récit collectif mais de témoignages profondément subjectifs, des récits au « je », et non au « nous ». Face à une tragédie collective, nous avons tendance à gommer ces nuances individuelles. Et c’est d’ailleurs ce que les nazis ont voulu faire : les déshumaniser.  Avec ce livre, je ne veux pas raconter l’histoire universelle des camps mais au contraire, célébrer la diversité irréductible de chacune de ces voix, leur rendre toute leur humanité, leur subjectivité. Ce livre est pluriel, à l’image des femmes qu’il fait parler.

Apolline Limosino : Leur discussion met aussi en lumière la figure méconnue de Mala Zimetbaum, héroïne tragique de la résistance au sein du camp d’Auschwitz. Qui était-elle et pourquoi était-il important de faire revivre ce personnage et d’autres femmes disparues, comme Marie Shaffir ?

David Teboul : Faire ressurgir ces femmes oubliées est au cœur de mon projet. Mala Zimetbaum est une juive belge d’origine polonaise déportée à Auschwitz en 1942. Elle a été recrutée comme interprète car elle parlait plusieurs langues, dont l’allemand. Sa position lui a permis d’aider de nombreuses déportées, notamment Esther Senot. Elle représente une figure emblématique pour ces femmes car avec son compagnon, Edward Galinski, un déporté politique, ils parviennent à s’évader d’Auschwitz – lui était déguisé en SS et elle en déporté masculin. Malheureusement, ils sont rattrapés. Edward est fusillé sur le champ, son corps et Mala sont ramenés au camp. L’exécution de Mala par les nazis a soigneusement été mise en scène pour décourager toute rébellion. Mala parvient à se suicider avant de se faire assassiner par les nazis. Quant à Marie Shaffir, qui accompagna Esther Senot, j’ai cherché à retracer sa mémoire pour confronter et enrichir les récits. Mon souhait était de redonner corps à cette communauté féminine disparue, de rappeler qu’elles ont existé, vécu, résisté. Il était essentiel pour moi de réinscrire ces femmes oubliées dans notre mémoire collective. 

Apolline Limosino : Judith Elkán-Hervé évoque également l’absence d’un monument commémoratif à Birkenau représentant une femme portant un enfant. Pourquoi selon vous ce type de mémoire reste-t-il peu connu ou mis en avant ?

David Teboul : Parce que ces récits viennent de l’intérieur du camp, ils touchent à des moments profondément troubles et difficiles à saisir, même pour celles qui les ont vécus. Si les rescapées se souviennent précisément de leur arrestation, de leur arrivée au camp ou encore des marches de la mort et de leur libération, le quotidien au cœur de la détention reste extrêmement confus, presque inaccessible. La chronique du quotidien au camp reste difficilement saisissable car elle s’inscrit dans une temporalité à part, où tous les repères habituels se trouvent anéantis. C’est cette mémoire-là, la chronique de leur vie à ce moment-là que j’ai voulu explorer.

Apolline Limosino : Comment ce travail s’inscrit-il dans la continuité de votre démarche artistique autour de la mémoire de la Shoah ?

David Teboul : Depuis vingt-cinq ans, mon travail porte sur la mémoire de la Shoah. Mais ici, ce qui m’a particulièrement intéressé, c’est la mémoire tardive : comment ces femmes témoignent-elles aujourd’hui, après avoir reconstruit leur vie, quatre-vingts ans après leur libération ? Que reste-t-il ? Ces récits tardifs sont différents de ceux recueillis juste après la guerre ; ils montrent comment chaque individu intègre et reconstruit ses souvenirs, ce qui m’a poussé à confronter ces témoignages entre eux. 

Voici les parcours singuliers de ces quatre femmes dont les témoignages constituent le cœur de l’ouvrage :

  • Judith Elkán-Hervé (née Molnar) est née en 1926 à Oradea, une ville appartenant à la Roumanie l’année de sa naissance, dans une famille de culture juive hongroise. En mai 1944, quelques jours après l’obtention de son baccalauréat, elle est enfermée avec sa famille dans le ghetto d’Oradea (ville devenue hongroise en 1940). Quelques semaines plus tard, à 18 ans, elle est déportée avec sa famille à Auschwitz-Birkenau. Sa mère et elle sont les seules de la famille à revenir vivantes des camps. Elle est la moins médiatisée des quatre femmes, elle est la seule à ne pas avoir publié de livres, ainsi sa parole est un des rares témoignages que nous avons d’elle.
  • Ginette Kolinka (née Cherkasky) est née à Paris en 1925 de parents d’origine juive ukrainienne et juive roumaine. En juillet 1942, elle fuit avec sa famille à Avignon en zone libre afin d’éviter une arrestation imminente. En mars 1944, âgée de 19 ans, par suite d’une dénonciation, elle est arrêtée par la gestapo avec son père, son frère Gilbert, 12 ans et son neveu Georges, âgé de 14 ans, puis ils sont internés à Drancy. En avril 1944, ils sont déportés à Auschwitz-Birkenau à bord du Convoi 71. Elle est la seule à revenir vivante des camps.
  • Esther Senot (née Dzik) est née en 1928 en Pologne dans une famille juive polonaise qui s’installe à Paris en 1930. Ses parents et son plus jeune frère sont arrêtés lors de la rafle du Vel d’hiv puis déportés à Auschwitz-Birkenau et assassinés dès leur arrivée. Esther échappe de peu à la rafle, et après un temps passé en zone libre, elle retourne à Paris. En juillet 1943, elle est arrêtée au cours d’un contrôle d’identité puis est internée à Drancy. Le 2 septembre 1943, elle est déportée à Auschwitz-Birkenau à bord du Convoi 59.
  • Isabelle Choko (née Izabela Sztrauch Galewska) est née en Pologne en 1928 dans une famille d’origine juive. En 1940, elle et ses parents sont enfermés dans le ghetto de Lodz où son père, à cause des privations, meurt de faim en décembre 1942. À l’été 1944, lors de la liquidation du ghetto, Isabelle et sa mère se cachent, mais sont finalement découvertes et déportées à Auschwitz-Birkenau. Sa mère ne survivra pas à la déportation. Isabelle Choko est décédée le 21 juillet 2023 et ne participera donc pas au deuxième repas organisé par David Teboul.
  • Les Filles de Birkenau, David Teboul, Éditions Les Arènes, janvier 2025.
  • Crédit photos : © Eva Albarran / Mala Zimetbaum avant 1942 – Yad Vashem.

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