Roger Fajnzylberg

Ce que j’ai vu à Auschwitz. Les Cahiers d’Alter, le témoignage inédit d’un rescapé du Sonderkommando

C’est une boîte à chaussures en carton, de couleur crème, fermée par une banale ficelle. Roger Fajnzylberg l’a toujours connue. Quand il était enfant, cette boîte était rangée dans leur cuisine montmartroise, à côté de la boîte à farine – qui cachait un pistolet. Puis elle l’a suivi, muette, d’appartement en appartement, du boulevard Magenta à l’avenue Jean-Jaurès jusqu’à Sèvres, telle une relique terrorisante. Roger Fajnzylberg confesse avoir « bien longtemps tourné autour » avant de l’ouvrir, par crainte de découvrir ce qu’elle contenait. Puis, un jour d’avril 2005, il a défait le fragile nœud entourant la boîte. Plus de 15 ans après que ses parents sont décédés.

Roger Fajnzylberg découvre alors le témoignage brut de son père qui, dans l’urgence de dire, avait pris la plume dès son arrivée en France, entre l’automne 1945 et le printemps 1946. Dans quatre cahiers d’écolier – dont les pages sont numérisées dans l’ouvrage – il consigne une partie de ce qu’il a vu et vécu pendant les trois années passées à Auschwitz-Birkenau, dont dix-huit mois affectés au sein du Sonderkommando, l’unité spéciale chargée du fonctionnement des chambres à gaz et des crématoires.

Un document historique majeur exhumé après des décennies de silence

Le cheminement de Roger Fajnzylberg est révélateur du rapport complexe que les descendants de survivants entretiennent avec la mémoire de la Shoah. De l’expérience de ses parents, Roger n’en savait rien. Ni sa mère Régine, également rescapée d’Auschwitz, ni son père ne lui ont parlé de leur passé traumatique. Seules leurs nuits, entrecoupées de cris, de cauchemars, d’insomnies, ont renseigné leur fils unique sur l’indicible qu’ils avaient subi. Il a ensuite fallu des décennies pour que Roger puisse extirper ces cahiers de la fameuse boîte à chaussure, puis des dizaines d’années pour retrouver les traces de son père – de la Russie à la Pologne en passant par l’Espagne et la France – et mener un patient travail d’enquête – Alter ayant été arrêté et déporté sous une fausse identité.

Roger Fajnzylberg s’interroge : « Aurais-je dû agir plus tôt ? Sans doute […], mais je ne me rendais pas aux commémorations annuelles. Pour prendre le relais de mon père qui avait été déçu de ne pas avoir été entendu ni sollicité pour témoigner depuis la fin des années 1940. Il avait décidé de se taire. Et je me suis tu à sa suite. » Mais grâce aux interrogations de son propre fils, qui depuis l’enfance lui en demandait davantage sur l’histoire de son grand-père, et à cause du temps, qui emportait les dernières voix de la Shoah, Roger Fajnzylberg a su trouver le courage de se confronter au passé traumatique de son père.

Alter Fajnzylberg : un parcours hors du commun

Le témoignage d’Alter Fajnzylberg est d’autant plus précieux que très peu de membres des Sonderkommandos ont survécu pour témoigner. Systématiquement exécutés puis remplacés par de nouveaux détenus afin qu’il ne reste aucun témoin, ces hommes n’avaient généralement que quelques semaines d’espérance de vie. Pourtant, Alter écrit avoir « survécu par miracle et totalement par hasard. » 

“Les cahiers d’Alter constituent une contribution exceptionnelle à l’histoire de la Shoah.”

Né en 1911 à Stoczek, en Pologne, dans une famille juive, Alter Fajnzylberg s’engage très jeune dans le militantisme communiste et rejoint les Brigades internationales en Espagne en 1937. Enfermé successivement dans les camps d’internement français de Saint-Cyprien, de Gurs puis d’Argelès-sur-mer – d’où il s’enfuit – il est arrêté à Paris en 1942 par la police française de Vichy. Emmené au camp de Drancy puis à celui de Royallieu, à Compiègne, Alter fait partie du tout premier convoi de déportés juifs envoyés de France vers Auschwitz, le 27 mars 1942. À son arrivée à Auschwitz, Alter travaille comme menuisier avant d’être rapidement affecté au Sonderkommando dans le camp de Birkenau, d’où il survit miraculeusement, ne faisant jamais partie des détenus fusillés. Alors que l’armée rouge n’est plus très loin, les Nazis liquident le camp d’Auschwitz durant les « marches de la mort ». Alter parvient à s’enfuir avec un camarade. Ils se cachent, un mois durant, dans une botte de paille où ils sont ravitaillés par une fermière polonaise – qu’il retrouve, en 1985, lors de sa visite au musée d’Auschwitz, deux ans avant son décès. 

Ce parcours d’homme engagé, de combattant et de résistant, confère une dimension particulière à son témoignage. Se définissant davantage comme Polonais  communiste que comme Juif, c’est en polonais qu’il choisit de rédiger ses cahiers, et non en yiddish. Pourtant, comme le note Serge Klarsfeld, bien qu’athée, il « a été un héros juif, incarnation de la dignité juive même en cet enfer où les nazis exterminaient les Juifs ».

Depuis les entrailles de la machine d’extermination nazie

Les Sonderkommandos constituent un chapitre particulièrement sombre de l’histoire de la Shoah. Ces unités spéciales, composées principalement de prisonniers juifs, étaient forcées par les nazis de participer au processus d’extermination : conduire les victimes aux chambres à gaz, récupérer les corps, les dépouiller de leurs dernières possessions, extraire les dents en or, et enfin les incinérer dans les crématoires.

Dans ses cahiers, Alter décrit avec une précision clinique certaines scènes d’horreur quotidiennes dont il a été le témoin forcé. Il évoque notamment que les fusillés étaient dépecés, « les Allemands choisissaient les personnes les plus belles et les mieux portantes. Ils les exécutaient puis prélevaient des muscles et différentes parties de leurs corps. Cette chair humaine était mise dans des récipients spéciaux et emportés vers un lieu inconnu. Les médecins appelaient cette viande gutes Material. [en allemand : “du bon matériel”] Elle leur servait probablement à soigner des soldats allemands blessés ou à faire du savon. »

Peu après, il explique aussi qu’il « n’est pas possible de tout décrire, parce que certaines choses qui me paraissent très normales et banales sont impensables pour le lecteur. » Au-delà de ces descriptions insoutenables, Alter documente également l’esprit de résistance qui animait tant les victimes que certains membres des Sonderkommandos. Il évoque notamment la révolte du Sonderkommando du 7 octobre 1944, l’un des rares soulèvements armés contre les SS à l’intérieur même d’Auschwitz où des prisonniers se sont révoltés et ont partiellement détruit le crématoire IV avec des explosifs artisanaux. Si la plupart des révoltés furent exécutés, leur acte reste un symbole puissant de résistance dans les conditions les plus extrêmes. 

“Une voix qui contient la mémoire des plus de 900 000 personnes qui ont péri dans les chambres à gaz à Auschwitz-Birkenau.”

Parmi les héros dont Alter Fajnzylberg se souvient, on retrouve Mala Zimetbaum dont les cendres ont été soigneusement cachées par les hommes de son kommando ; mais aussi d’hommes inconnus, tels Gustav, Josel, Jankiel… qui ont résisté via des actes minuscules mais héroïques, comme le fait de cacher une femme juive sous les monceaux de vêtements dans la salle de déshabillage.

Ainsi, les cahiers d’Alter constituent une contribution exceptionnelle à l’histoire de la Shoah. Et l’historien Alban Perrin lit ce récit comme « le portrait d’un homme debout, même au fond de l’abîme, à cent lieues de l’image essentialisée de Juifs-victimes se laissant conduire comme des moutons à l’abattoir. » Et Alter d’écrire, « pas un seul convoi de déportés n’a été emmené au gaz sans que se produisent des incidents plus ou moins importants : des cris et des insultes à l’adresse des Allemands, des appels à la vengeance pour le meurtre des innocents dans les chambres à gaz. Ils disaient aux Allemands : “Nous mourons alors que nous sommes innocents, mais vous, scélérats, vous mourrez aussi. La fin de votre règne approche.” Et ils disaient aux prisonniers qui travaillaient là : “survivez, racontez nos souffrances”. »

La voix longtemps tue d’Atler nous parvient enfin, comme un écho lointain, mais essentiel. Une voix qui contient la mémoire des plus de 900 000 personnes qui ont péri dans les chambres à gaz à Auschwitz-Birkenau – sans même avoir été enregistrées dans le camp – parce que Juifs ou Tsiganes, hommes, femmes et enfants. 

  • Ce que j’ai vu à Auschwitz. Les Cahiers d’Alter, Roger Fajnzylberg, trad. Alban Perrin, Éditions du Seuil, janvier 2025.


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