Leila Slimani

Leïla Slimani : embras(s)er le monde

Dans ce troisième volet de la captivante saga Du pays des autres, J’emporterai le feu, Leïla Slimani livre le récit poignant des relations et des drames intimes qui unissent les dernières générations de la famille Belhaj-Daoud – famille haute en couleurs, pleine de vie et de passions, évoluant dans le décor d’un Maroc divisé des années 1980 aux années 2010. La plume de Leïla Slimani tire le portrait de ces personnages fictifs, aux caractéristiques, aux tourments, aux pensées et aux joies si vraisemblables qu’ils s’incarnent progressivement sur la toile filée des pages de cette grande fresque historique et générationnelle.  

https://zone-critique.com/evenements/vendredi-07-fevrier-rencontre-avec-leila-slimani/

Les pages défilent et nous happent à mesure qu’un univers au réalisme palpitant et aux détails finement retranscris s’étend au-devant de notre imagination. La narration s’inscrit sur quatre décennies, au rythme des élans de cœur et de vie de ces personnages, attachants et déroutants, qu’on découvre surtout indomptables. J’emporterai le feu est une galerie vivante de portraits et d’aventures dont il est difficile de s’échapper une fois qu’on s’y attache. Si les chapitres s’attardent sur chaque individualité en leur prêtant une voix, des yeux, des désirs et des rêves, le roman en lui-même est un recueil polyphonique de témoignages générationnels. Les personnages précédemment esquissés accueillent deux nouveaux visages que sont les filles Mia et Inès, deux personnalités fortes aussi charmantes que tumultueuses. On découvre leur jeunesse dans les bras d’Aïcha, de Fatima ou de Selma, leurs désirs, leurs déboires d’adolescentes et leurs difficultés à faire corps avec les valeurs occidentales de leur foyer bourgeois et les implicites de la société marocaine. On les observe s’émanciper, s’affirmer, revendiquer leur identité, enfin déterminées à embrasser le monde lorsqu’elles quittent leur pays pour faire leurs études à Paris – espoir que nourrissait déjà en secret la petite Mia : « Ses parents croyaient naïvement que les livres étaient une cape d’invisibilité qui rendait leur fille inaccessible aux malheurs et aux dangers. Ils n’avaient pas compris que Mia y cherchait autre chose que les romans avaient nourri en elle, un immense appétit de liberté, une aigreur à l’égard de sa vie morne et sans relief, à la périphérie du monde. »

On constate les dynamiques qui régissent les différents personnages entre eux, la manière dont s’inspirent subtilement les générations entre elles. Le récit décrit l’accouchement délayé par un match de foot d’Aïcha, la tentative d’étouffement de Mia sur sa petite sœur qui vient de naître, l’accident de voiture dramatique de Selma, les difficultés d’intégration de Mia au lycée Descartes puis dans sa prépa parisienne au ciel gris, un voyage à New-York d’Amine et Mathilde, les grands-parents, en complet décalage avec la nouvelle réalité de leur fils photographe Salim, la frustration de Fatima, la servante analphabète au service des Daoud depuis vingt ans, le chômage mal-vécu de Mehdi qui n’ose plus sortir de chez lui, la collocation parisienne d’un été des deux sœurs, les funérailles d’Amine le jour de l’attentat à New York des tours jumelles et la frustration de Mathilde : « Oussama Ben Laden […] lui avait volé ce qu’elle avait alors de plus précieux : son deuil et son chagrin au moment d’enterrer l’homme de sa vie », jusqu’aux derniers mois du cancer de Mehdi après sa sortie de prison.

Chaque individu se retrouve greffé aux dynamiques intrafamiliales qui composent sa vie en affirmant parallèlement une identité propre ; les sentiments et les aspirations des personnages, dépecés et scrutés à la loupe, se détachent ainsi sur un récit à la chronologie fragmentée : « Inès pressentait chez sa tante à la fois une force démesurée – elle vivait seule et libre – et une tristesse désespérée – elle vivait seule et libre. Elle l’admirait. Elle voulait être elle ou plutôt elle désirait réparer le destin de Selma, être elle en mieux. » Le passé et le présent se font écho dans une logique impérieuse, celle d’avancer, d’évoluer, de porter le feu, même s’il doit trouver son étincelle dans le pays des autres.

Chaque individu se retrouve greffé aux dynamiques intrafamiliales qui composent sa vie en affirmant parallèlement une identité propre et en rupture de l’autre.

Donner corps à des voix – l’art du roman

Dans la société marocaine des années 1980-90, qui clame être moderne mais demeure malgré tout brimée dans sa liberté d’expression et ses mœurs, chacun peine à trouver sa place et sa voix :  « Parfois, il se disait qu’il suffirait d’une étincelle pour que tout se mette à bouillir et qu’éclatent des émeutes, comme en 1965. Tous les ingrédients étaient réunis : la sécheresse, la coûteuse guerre au Sahara, l’inflation. Le pays était à genoux, misérable, fatigué des promesses non tenues. »  Les corps que Leïla Slimani dessine sont entravés par les répressions d’un régime autoritaire, par la prison, la honte, l’islamisme ; l’histoire milite en ce sens pour la dépénalisation de la sexualité au Maroc où les désirs, l’amour, l’homosexualité sont encore conditionnés par l’État. 

Pourtant, l’autrice parvient à tracer les contours sensibles de réalités plurielles, inspirées de son histoire et de celle de sa famille, mêlant la fiction romanesque à des éléments biographiques pour créer un récit parallèle à la force transcendante. Mehdi le père, brillant et ambitieux, s’établit à la tête du Crédit Commercial du Maroc après avoir été au ministère de l’Industrie et dirigé, jusqu’en 1976, la Fédération de football. Il relève la société à force d’efforts et de convictions. Pourtant il suffira de quelques diffamations auprès du roi Hassan II pour qu’il se retrouve démis de ses fonctions et consigné chez lui, calomnié et honteux. Il finira en prison, prêchant encore et malgré tout pour la justice de son pays : « Il pensa à la vie intérieure, à ce qui en soi est inaccessible aux autres et à l’humiliation, au feu qui résiste et qu’il tentait, avec le peu de force qu’il lui restait, de maintenir vivant. » Aïcha, la mère est une médecin spécialisée en gynécologie dépassée par la tourmente de ses clientes et de son foyer. Son monologue intérieur sur sa fatigue et sa charge mentale lors de son anniversaire dont elle doit s’occuper toute seule, aboutit à un constat essentiel. Elle a vécu pour elles en « martyre », pour ses filles, et Mehdi reconnaît aussi en prison qu’elles sont sa plus belle réussite. Mathilde et Amine, les grands-parents, à la tête d’un domaine agricole foisonnant, livrent à leurs descendants un héritage culturel duel dont ils ne s’émanciperont jamais : « Amine […] avait fait son devoir et plutôt que d’être libre, il était de quelque part. Il avait retourné la terre, l’avait fait fructifier, il avait souffert et lutté. […] Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter ça, pour avoir des enfants qui ne voulaient rien de lui ? » Au Maroc, la langue de la réussite est le français. Apprendre l’arabe devient fastidieux, une tâche ingrate si ce n’est inutile. On enseigne aux étudiants d’élite que l’avenir heureux doit être autre part. Mia et Inès, élans vitaux de ce tome du Pays des Autres, incarnent cette dualité culturelle qui freine l’intégration mais fait paradoxalement d’elles des êtres intègres aux voix essentielles. 

Se déraciner, porter le flambeau

Malgré leur enfance sous les oliviers et le soleil du Maroc, partir faire leurs études en France pour les filles devient un impératif dans leur quête de liberté et d’émancipation. Le Maroc des années 90 est en effet fractionné entre les élites, les occidentaux et les fervents religieux, défenseurs des traditions : « Mia avait du mal à comprendre les leçons que son père tentait de lui enseigner. Il parlait de liberté d’expression, d’égalité des femmes, du droit de chacun à mener sa propre vie. Puis il concluait, le regard dur : “Mais ça ne marche pas comme ça ici.” »  L’atmosphère est lourde d’implicites, de croyances et de pratiques religieuses où chaque geste maladroit coûte des rumeurs et des regards dédaigneux : « se taire parfois c’est résister, c’est refuser de se compromettre. »  Mia ne peut pas reconnaître ouvertement son homosexualité et ses opinions : « Elle vivrait, privée de toute armure, vulnérable, délaissée. […] il lui faudrait aller seule à la rencontre des monstres. » Inès ne peut pas incarner pleinement la sensualité brûlante de ses désirs, cette même sensualité qui l’a conduite à entretenir une relation avec son professeur de théâtre : « Selma observait Inès et savait que l’enfant la possédait, cette science de la séduction impossible à enseigner ». Alors les deux sœurs quittent le nid, délaissant deux parents condamnés, ayant pris racine dans ce pays qui restera le leur. Mia devient une banquière richissime à Londres, Inès une médecin cardiologue à Paris. 

Leïla Slimani peint une fresque d’une vraisemblabilité troublante, constellée de détails et de points de vue multiples, à l’aide d’un trait de plume fin, subtil et sans ambages qui dans son authenticité brute, crée une dynamique de lecture captivante. La sensibilité à fleur de peau des personnages nous les rend vivants, d’une intimité étrange qui dépasse le romanesque. L’autrice propose ici un récit personnel de l’identité, du déracinement et de ses déchirements ; de ce qu’on laisse derrière soi ou ce que l’on emporte du passé dans le départ : « J’ai disparu, j’ai perdu ma trace et quand je regarde en arrière, je ne vois qu’une vallée de brume. On pourrait croire qu’en écrivant, j’ai nettoyé le ciel, classé les souvenirs, rangé le passé, on pourrait penser que j’ai éclairci mon âme. Mais c’est tout l’inverse. » Le bandeau du livre est à cette image ; la jeune Leïla de 18 ans en 1999, qui fait face à Paris depuis les hauteurs de Montmartre comme un nouveau monde à conquérir.

L’autrice porte ici le récit personnel de ce qu’est l’identité, le déracinement et ses déchirements.

Si le roman s’ouvre sur une citation de Jean Cocteau : « Si votre maison brûlait, qu’emporteriez-vous ? — J’emporterai le feu. », Leïla Slimani décrit le feu comme un mélange indéfinissable d’amour, de passion, de désir, de force de vie qui pousse à regarder vers l’avenir. « Mon pays est là où sont les gens que j’aime », dit-elle en interview. Ce roman répond admirablement aux questions incessantes qu’on pose aux déracinés, comme s’il fallait gagner ou revendiquer une forme d’appartenance, à l’instar de Mia et Inès qui se débattent pour trouver leur place. C’est Mehdi, figure paternelle admirée malgré ses nombreuses absences, qui parviendra à trouver les mots pour sa fille : « il lui expliquerait que c’était un grand départ, de ceux qui déterminent toute une vie et sans pleurer, […] il lui ordonnerait de ne jamais se retourner. “Mia va-t’en et ne rentre pas. […] ne garde pas de force pour le retour et nage aussi loin que tu peux. J’ai tout compris, j’ai tout vu. Ce qu’ils te font subir et ce qu’ils diront de toi. Ma fille, tu devras penser comme une femme en cavale, car c’est la nostalgie, toujours, qui perd les criminels en fuite. […] ces histoires de racine, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. Je ne te dis pas au revoir ma chérie, je te dis adieu. […] Mon amour, ne transige pas avec la liberté, méfie-toi de la chaleur de ta propre maison.” »

Ce que raconte ce roman, qui peut se lire indépendamment des deux autres, c’est l’histoire sans jugement du combat de l’assimilation et les entraves du passé et des racines. Du temps qu’il faut pour trouver sa place, son identité et se faire aimer des gens : « Qu’est-ce que veut dire l’identité quand on a perdu la mémoire ? Pas celle des peuples, non, […] mais les histoires que me racontait ma grand-mère, les fables qu’inventait mon père, ces intimes “il était une fois” qui me constituent et dont je couvre les murs. » Il vise à réparer les failles et les obstacles rencontrés sur le chemin par la grâce d’une trame narrative autofictionnelle criante de vérité et d’authenticité.

  • J’emporterai le feu, Leïla Slimani, Éditions Gallimard, janvier 2025.
  • Crédits photo : ©Francesca Mantovani Éditions Gallimard.

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire