On sait à quel point Murakami a percé. Pressenti pour le prix Nobel depuis plusieurs années, adapté au cinéma (Drive my car, La Ballade de l’Impossible), il fait partie des auteurs incontournables estampillés « phénomène éditorial ». L’encart rouge aux formules dithyrambiques souvent accolé aux couvertures des best-sellers signale, à propos de son nouveau roman, La Cité aux murs incertains : « Une atmosphère inoubliable », « La sensation d’être à la maison, depuis toujours » ; ou encore « Une magie splendide ». Et c’est vrai. Beaucoup de jeunes lecteurs situent, je pense, comme moi, leurs premiers émois dans les événements oniriques qui affleurent sur fond d’univers parallèle à la lecture de 1Q84 et Kafka sur le rivage, ses best-sellers. Mais les années ont passé. Et s’il y a magie, c’est qu’il y a magicien ; et que nous, on ne veut plus tomber dans le panneau : celui du « réalisme magique ». Quelle est alors la formule de Murakami, son petit secret d’écriture ?
Murakami, dans Portrait de l’auteur en coureur de fond, se fait un peu plus décevant. Il dit qu’il n’y a pas de secret pour l’écriture de romans si ce n’est la banalité de quelques habitudes, la lecture, le travail, une alimentation saine, et le jogging. S’il ne s’en fait pas gloire, il le répète avec assez d’insistance pour que ce ne soit pas une coquetterie : c’est l’homme le plus normal, et le plus conformiste du monde et il fait du jogging. Ce qui ne nous avance pas beaucoup. Mais quand même de quelques enjambées, si l’on fait un crochet par un autre sportif : Hemingway.
Celui-ci est souvent mentionné comme une influence majeure. Qu’est-ce que Murakami tire d’Hemingway ? L’exigence de rythme, la virilité d’un silence ? Le jazz ? Le sport ? L’émasculation ? Qu’on n’en doute point ! Mais tout cela irrigue souterrainement. Retenons seulement qu’Hemingway est boxeur et que Murakami est joggeur, c’est-à-dire que ce dernier travaille l’endurance. Pratique qui demande peut-être plus de régularité que l’intensité d’un match de boxe, c’est-à-dire aussi plus de relâchement des tendons et des nerfs. Le jogging est un travail de respiration : une respiration qu’on saurait retrouver, imperceptiblement, dans ses phrases ; un travail de relâchement, enfin, car dans la sérénité de son écriture, on sent aussi un effort de vide.
La rêverie comme remède à l’aliénation
Or, peu d’écrivains s’attachent à la fatigue, à l’effort et au vide, comme Murakami (ou comme Hemingway). Rien ne semble plus loin en effet, de la littérature que ce qui harasse le corps, empêche et frustre le cerveau et nous dérobe à « l’expérience intérieure ». Cela dit, la fatigue exprimée, le côté « lessivé » de sa phrase (comme si elle en ressortait propre, douceâtre et lisse) n’est ni une affaire de sport, ni de blanchisserie, et encore moins a fortiori de style. Elle nous parle, je crois, plus platement, du monde dans lequel on vit, qui est le monde pénible du travail. Telle est, selon moi, la perspective de Murakami, par-delà le côté « onirique » : la pénibilité du monde qu’il décrit, et de ses personnages. L’humilité face à cela. Qu’ils viennent des marges de la société ou de ses hyper-centres tokoïtes (cf. Le Passage de la nuit), de l’île de Shikoku, des montagnes du Hokkaïdo ou de la banlieue cossue de Tokyo ou d’Osaka, les personnages de Murakami sont ou paraissent, quelle que soit leur classe sociale, toujours au ban de leur société. Et s’ils sont à l’instar du profil récurrent du jeune narrateur un peu autiste, promis à cette lassitude nerveuse, ce n’est pas parce que c’est eux, mais le monde qui est aliéné.
Les personnages de Murakami sont ou paraissent, quelle que soit leur classe sociale, toujours au ban de leur société.
Si Murakami nous « parle tant », c’est bien qu’il a un petit truc en plus. Mais il ne s’agit peut-être pas seulement de la fatigue contemporaine. Que ce soit dans le registre de la ballade rétrospective, comme La Ballade de l’Impossible, ou dans celui du voyage, comme dans Kafka sur le rivage, il s’agit de panser, je crois, un mal-être plus profond ; quelque chose comme un mal du siècle. La formule peut paraître bien vague, mais un silence est gardé, dans chaque roman sur les origines du mal des personnages. Ce silence n’est pas un voile de pudeur, ou une coquetterie. C’est un lieu de l’âme où le suicide, le trauma du deuil, de la disparition affleurent sans se verbaliser. Et si la phrase, comme une très légère fièvre, allège et soulage ce mal indicible, elle ne permet pas de le guérir, ou de le sauver par une quelconque rédemption stylistique. Force est de constater pourtant que les romans de Murakami opèrent quelque chose de cette plaie insituable. Comment ? En l’ouvrant dedans, le temps d’un voyage initiatique. C’est un trick banal et un peu éculé, issu des contes. Mais qui marche. Car il suffit d’ouvrir cette plaie béante comme un lac ou une forêt intérieure et de partir à la découverte de ces lieux en tant qu’ils sont le reflet d’une réalité invisible, ou symbolique. Ça peut être une rivière au nord d’Hokkaïdo comme dans Au sud de la Frontière, à l’Ouest du Soleil, ou la fameuse double lune, vue depuis un parc à enfants, dans 1Q84. Il s’agit alors, pareil une boîte de Pandore, de laisser le mal, ou son symbole s’exprimer, dans ses conséquences surnaturelles, afin d’avoir un combat final avec celui-ci ; un combat qui n’est peut-être au fond qu’une rencontre avec une disparue, ou une métaphore ; ou, effectivement, un combat.
« Un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous », écrit Kafka. C’est dans cette perspective que Murakami se rapproche de Kafka : ils sont travaillés par les mêmes cheminements métaphoriques. Autrement dit, ils n’ont qu’une obsession : construire des images qui constituent le reflet et le produit de la plus violente quête intérieure. Mais là où chez Kafka, le processus de la création est horrible, Murakami semble aidé, conformément à son univers, par un daïmon, ou une sage-femme. C’est aussi, je pense, ce qui explique la longueur « tunnelisante » de ses récits, laquelle consiste en un temps de contractions et de dilatations successives de l’orifice très étroit du paranormal ; orifice, ou faille d’un monde réel de plus en plus distordu, fente dans laquelle les personnages pénètrent avant d’en ressortir à la toute fin, un peu plus réparés, comme la lumière au bout du tunnel. Alors, oui la structure cyclique du « conte » initiatique à la sexualité freudienne peut paraître d’une facilité aberrante, comme vous l’aurez senti, ou lu, par exemple dans son roman le plus acclamé, Kafka sur le rivage. Mais la libération de la violence latente de ces mondes multiples et parallèles qui sont d’un même mouvement, résorbés n’a d’égal en virtuosité peut-être que les grands-maîtres. Ou plus exactement, ces grandes maîtresses que sont les sages-femmes.
Il y a dans Murakami une grande morale de l’équilibre qui le sauve de ses langueurs juvéniles, et ce, sur la longueur.
Murakabîme intérieur
Il y a quelque chose d’un peu socratique là-dedans. Mais ce n’est pas seulement la phrase ou l’auteur en lui-même, c’est l’arc du récit qui atteint quelque chose à vif dans la vie de ses personnages de telle sorte qu’ils en ressortent, comme nous, transformés, accouchés d’une nouvelle vie intérieure. Est-ce à dire que les romans de Murakami sont en fin de compte des new romance qui pansent au bord de l’abîme, face au vent, nos tourments et fantasmes d’ados ? Ce serait décevant, et d’ailleurs ce n’est pas le cas. Ça l’est presque. De même, certains critiques reprochent souvent à Murakami de friser le New Age et la mentalité yoga. C’est encore vrai : il le frôle, sans être un adepte illuminé pour autant. Car il y a dans Murakami une grande morale de l’équilibre qui le sauve de ses langueurs juvéniles, et ce, sur la longueur. Les perturbations des lois de l’univers, la ponctualité de ses phrases, le goût de la musique classique sont d’autres indices d’un tel effort d’équilibre romanesque. Quelque chose comme un thème de la vie ascétique. C’est d’autant plus louable qu’ils contrebalancent le sucre immédiat de l’histoire, très sirupeuse. En repensant à tous ses personnages, on constate à quel point ceux-ci sont obsédés par des tâches minutieuses et répétitives : le repassage, l’alimentation, le sport, le yoga. À quel point ces actions prennent tant de place dans l’économie du récit, et parviennent paradoxalement à le dégrossir. On y revient : dans Autoportait d’un auteur en coureur de fond, Murakami dit pratiquer le jogging parce qu’il n’aime pas se sentir gras.
À ce titre, j’ai essayé, récemment non pas de mincir mais de retrouver un passage marquant. C’était dans 1Q84. Un épisode dans un taxi. Le chauffeur, qu’on devine aussi être un peu la voix de l’auteur, et qui écoute une sinfonietta de Janacek, commence à raconter une nouvelle de Hemingway au personnage assis derrière. Puis, après des digressions assez passionnantes, il donne la chute, comme quoi, si l’on devait retenir une chose de la vie aventureuse de ce personnage, c’est sans doute l’importance qu’il avait trouvé au fait de manger. Ce passage m’avait pris de court. Comme j’ai essayé de le retrouver, quel ne fut pas mon étonnement de ne pas en trouver trace. Naturellement, j’ai cru un instant que ce passage n’avait peut-être jamais existé. L’idée m’a aussitôt paru loufoque. Et puis j’en avais un souvenir net. J’ai réfléchi encore un moment, et recherché à nouveau, puis une autre idée m’est venue. Comme par un battement de paupière, j’y ai entrevu quelque chose très éloigné de tout ce que j’avais cru dire, quelque chose de vraiment magique et qui a emporté ma conviction : que Murakami est capable d’inventer réellement des failles entre les mondes, et que mon souvenir de déjà-vu est une manifestation de cette faille. Une faille qui serait une sorte de clin d’œil venu de l’abîme, c’est-à-dire de l’auteur. Et à cette idée j’ai souri. J’ai souri que ce serait pas mal comme épilogue, et je lui ai rendu ce petit clin d’œil.
- Crédits photo : ©Yasuhiro Ishimoto. « Flow of People »,1999, ©KochiPrefecture-Ishimoto-Yasuhiro-PhotoCenter.
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